Je regardai ma tasse vide. J’avais bu mon café sans même me souvenir d’avoir pris une seule gorgée. C’était sûrement ce qu’on appelle être « perdu dans ses pensées », comme ils disent dans les livres. Paisible, effectivement perdue dans mes pensées, j’étais donc maintenant assise près de la fenêtre, dans l’autobus en partance pour Kingston, lorsque j’entendis : « Est-ce que la place est prise, ma chère ? »
Une dame Crabtree & Evelyn, sans l’ombre d’un doute.
Un manteau en tweed rouge avec collet en peau de mouton frisé, une broche en or en forme de sapin de Noël à l’épaule gauche, les cheveux mauves, et l’odeur indéniable du Gardenia.
— Euh, non, madame. Tenez, laissez-moi vous aider avec vos paquets.
Je me levai d’un bond et plaçai ses sacs d’emplettes dans le porte-bagages au-dessus de nos sièges. Debout, j’avais une bonne vue d’ensemble de l’intérieur de l’autobus.
Il était presque vide.
Elle aurait pu s’asseoir n’importe où.
— Ce n’était pas nécessaire. Merci, ma chère, dit-elle en me faisant un sourire bien maquillé. Je m’appelle Gladys Pink.
Incroyable.
— Tu peux m’appeler « Gladdy ».
— Oh, je ne sais pas si je...
Elle pinça les lèvres.
— D’accord. Merci, madame, euh, Gladdy. Je m’appelle...
Bon, comment devais-je m’appeler ? Megan, Kaitlin, Wendy ?
— Sophie Kandinsky, enchantée.
C’était sorti. Trop tard. Je ne pourrais plus me rattraper. J’avais un vrai problème de gestion des pseudonymes, ces derniers temps.
L’autobus démarra. Gladdy avait passé la fin de semaine à Toronto avec sa meilleure amie, Mary Marshall. Elles avaient frénétiquement parcouru les magasins et s’étaient même permis d’aller siroter des boissons chaudes médicinales chez Diana Sweets le vendredi et le samedi après-midi. Gladdy s’était fait forcer la main par une de ces vendeuses enragées pour acheter une blouse couleur moutarde, et elle savait qu’elle finirait par retourner le vêtement lors de son prochain voyage.
— Et toi, ma chère ? Vas-tu visiter quelqu’un à l’université ?
C’était simple comme bonjour.
— Non, madame, au pénitencier.
Seigneur Jésus, ça sortait d’où ? Il y eut un silence des deux côtés. Elle était peut-être en état de choc.
— Ouais, la prison.
Dieu sait que je ne peux pas supporter le silence plus de deux secondes consécutives.
— Mon père purge une peine à vie sans possibilité de libération avant 20 ans pour homicide involontaire aggravé, mais dans l’ensemble, il est plutôt innocent.
Qu’est-ce que je disais là ?
— Ma meilleure amie, une Blonde en chair et en os, en tout cas..., sa famille déborde d’avocats et de juges, et ils essaient de voir ce qu’ils peuvent faire à ce sujet, au moment où on se parle. Quoi qu’il en soit, le pire dans tout ça, probablement, indéniablement, c’est que je n’ai pas vu papa depuis quelques années et que je ne lui ai pas parlé ni écrit, même si je monte toujours à bord de ce stupide autobus pour faire finalement demi-tour. Vous voyez ?
Gladdy était pétrifiée. J’aurais bien pris son pouls, mais ça l’aurait peut-être inquiétée, car je continuais à bafouiller comme une maniaque.
— Mais la vraie nouvelle, cette fois-ci, par rapport à ma dernière tentative de visite en autobus, c’est que les Blondes ne sont pas aussi blondes qu’on pourrait le croire. C’est un pas vers l’avant, n’est-ce pas, cette question des blondes ? Désolée, êtes-vous… étiez-vous blonde, Gladdy ?
Gladdy se tapota les cheveux, confuse.
— Eh bien, oui, je l’ai parfois été...
— Dans ce cas, vous savez exactement ce que je veux dire. Être blonde à l’extérieur ne vous rend pas blonde à l’intérieur, du moins pas autant que je le pensais. Ce que je veux dire, c’est que vous avez, vous aussi, votre part de problèmes. Du moins, mes Blondes en ont.
Gladdy avait l’air de vouloir descendre de l’autobus. Je lui tapotai le bras.
— Oh, ce n’est rien, à côté de mes problèmes. Je comprends ça, j’en ai beaucoup, mais ça demeure quand même des problèmes, n’est-ce pas ?
Ses yeux s’écarquillèrent.
Je n’étais plus capable de me retenir. Je savais que je devais mordre ma veste de ski et me la fermer. J’essayai de regarder par la fenêtre. Nous approchions de Port Hope.
— Port Hope, c’est bien ; tout comme votre parfum, d’ailleurs. Gardenia, non ? C’est mon préféré depuis toujours. Je me demande si Luke aimerait le Gardenia. Pas que je sorte avec Luke. Pas encore.
Seigneur, et quoi ensuite ?
— Gardenia me fait toujours croire — je ne sais pas — que tout est possible.
Gladdy se secoua. J’étais convaincue qu’elle demanderait de changer de siège. Elle se tourna plutôt vers moi pour que nous soyons face à face.
— Ma chère, je ne pourrais prétendre bien saisir ce que tu as pu vivre avec ton père dans...
— Ouais, eh bien, dis-je en lui tapotant le bras de nouveau, ce genre de choses ne s’invente pas, vous savez.
— Non, dit-elle en soupirant. Non, je suppose que non. Mais ton père, ma chère, que vas-tu faire, quand tu vas finalement le voir ?
— Ah, eh bien, vous voulez savoir, hein ? bredouillai-je en me croisant les bras. Eh bien, j’imagine qu’après m’être excusée et tout, eh bien, vous voyez... Il se trompait sur beaucoup de choses, et j’ai sans cesse changé d’école parce que je ne pouvais pas bien faire passer ses erreurs.
Je savais que je l’avais perdue, mais je continuai.
— Et il rend maman complètement folle, un mercredi sur deux. Et j’en ai assez de ça, vous comprenez ? Aloooors, je voulais lui demander de divorcer.
Gladdy respira profondément.
— Ne vous inquiétez pas, j’ai décidé que je n’ai pas assez de cran pour ça. En plus, je ne me vois pas être fille de meurtrier et enfant du divorce. Quand même, je veux dire, une chose à la fois, vous ne pensez pas ? Mais j’imagine que je pourrais lui demander de ne pas la faire pleurer autant. Je pourrais au moins faire ça, non ? Ce serait gentil, n’est-ce pas ? Je veux faire quelque chose de gentil.
Gladdy se replaça sur son siège. Elle mit une main sèche et ridée sur mon genou.
— Ma chère, est-ce que tu l’aimes ?
— Si je l’aime ?
Elles ont l’esprit beaucoup plus vif qu’on pourrait le croire, ces dames Crabtree.
— Oui, bien sûr. Ouais, c’est mon père, il était tout pour moi ; plus que maman, même. Vous devriez voir mon miroir ; je suis sa princesse. Mon Dieu, bon, d’accord, ça fait longtemps, mais on n’arrête jamais d’aimer son...
Mes yeux piquaient.
— Je suis juste un peu... je suis très nerveuse. Désolée, Gladdy.
Gladdy me déplia les bras, prit une de mes mains dans les siennes et la serra.
— Ne t’en fais pas, dit-elle. Tout va bien aller.
Elle me tint comme ça tout le reste du voyage, me caressant occasionnellement le bras ou le serrant, jusqu’à Kingston.
Parfois, je lui serrais le sien en retour.
Une fois à destination, je me mis à trembler comme un chihuahua. Le petit-fils de Gladdy venait la chercher, mais il allait devoir attendre qu’elle ait terminé de fouiller dans son sac à main.
— Voilà.
Elle commença à écrire au verso d’une carte de rendez-vous chez le coiffeur.
— Voici, ma chère, mon adresse et mon numéro de téléphone.
Génial, encore une fois.
— Je veux que tu me promettes de venir me visiter, la prochaine fois que tu iras voir ton père, et nous prendrons...
— Du thé ? devinai-je.
Elle mit sa main chaleureuse sur mon visage.
— Ou une bonne boisson chaude, dit-elle en me faisant un clin d’œil. Tu vas y arriver, ma chère.
— Ouais, dis-je pour moi-même en la regardant se diriger vers le terrain de stationnement. Ouais.
Je m’en allai furtivement à la station de taxis. Il n’y avait ni voiture ni personne. Pas de file de gentils hommes d’affaires derrière moi. J’allais interpréter la chose comme un signe du destin et retourner prendre un autobus vers Toronto, lorsqu’un taxi s’arrêta devant moi.
— Vous allez où, jeune dame ?
Le chauffeur fit tomber un mégot de cigarette à mes pieds.
Jeune dame.
Je le regardai s’allumer une autre cigarette à partir de l’allume-cigarettes, puis je jetai un coup d’œil à l’autobus Greyhound en partance pour Toronto. Des gens montaient à bord.
— Allez, monte.
Je pouvais y arriver.
— Mademoiselle ? Monte. Qu’est-ce que tu veux, enfin ?
Ce que je veux ? Je veux marcher avec assurance jusqu’au quai pour Toronto. Il y a des limites à toutes les vérités qu’une fille, voire une dame, peut avaler dans un court laps de temps. Tout de même, après tout ce qui s’était passé, pour l’amour de Dieu, j’avais besoin d’un répit, de temps, pour absorber le tout.
Ouais.
Non.
Je pourrais au moins monter dans le taxi, au moins me rendre à la prison, puis prendre ma décision une fois rendue là-bas. Dans mes 12 tentatives précédentes, je n’avais même pas quitté la gare d’autobus.
Ouais.
En plus, ce serait une chose vraiment gentille à faire, au moins me rendre à la fichue prison.
Ouais !
Le simple fait de m’y rendre serait un pas de géant, et puis… puis… Eh bien, laissons l’avenir venir.
Je me glissai dans le taxi.
— Vous allez où ?
Il y a un premier pas à tout.
— Euh, au pénitencier.
Le chauffeur de taxi se retourna brusquement.
— La prison ?
— Oui, répondis-je. S’il vous plaît. Le 13 est mon chiffre chanceux.