— Mort ! Pas question qu’il soit mort !
J’essayai de m’éloigner d’elle, mais comme j’étais assise à côté de la fenêtre sur le même banc que maman dans le tramway, je ne pouvais m’éloigner véritablement.
— Je refuse de le tuer ; un point, c’est tout.
Maman expira entre ses dents.
— Chut ! Parrrle à voix basse, dit-elle en souriant gentiment à la nuque du chauffeur de tramway. Ils vont nous entendrrre.
— Je ne « chut-erai » pas. On est dans un tramway. « Ils » ne vont pas nous entendre, car « ils » s’en fichent éperdument. À part ça, on est les seules, ici.
Pour commencer par le début, nous nous trouvions dans ce stupide tramway pour la simple et bonne raison que la Panthère rose était encore une fois chez le garagiste. Et nous étions ensemble pour la simple et bonne raison que nous devions aller remplir les formalités de mon inscription à une nouvelle école, le collège Northern Heights, en troisième secondaire.
— Sophia…, implorait ma mère, les yeux toujours fixés sur la nuque du chauffeur. Sophia, nous en avons parrrlé en détail.
— Non, maman, tu en as parlé. Si tu te souviens bien, c’était seulement toi qui parlais, hier. Je n’ai pas…
— On en a parrrlé, on a décidé. Ton papa pense que c’est le mieux pour toi.
Une minute ! Ça s’est passé quand ? Alors, comme ça, tout simplement parce que je ne lui ai pas écrit ou que je ne l’ai pas vu depuis un certain temps, je n’ai pas un mot à dire sur la décision de le tuer ou non ?
— Papa ne voudrait pas…
— C’était sa décision.
Elle me serra le genou comme avec les mâchoires d’un étau. Elle a des mains magnifiques, ma mère. Je dois le reconnaître. Maman est foncièrement d’avis qu’une agente immobilière exceptionnelle et impeccable se doit d’avoir de belles mains. Et c’est presque logique. C’est de cette façon que ma mère a habituellement raison de moi. En étant presque logique.
— Nuit et jour, jour et nuit, ton pèrrre passe son temps à penser. Sophia, ma chérrrie, cinq écoles en six ans, il faut que ça arrrête. « Nous avons un nouveau foyer, nous devons commencer une nouvelle vie », dit papa. Tu vas aller à la meilleurrre école, pleine de gens exceptionnels.
Elle avait réussi à me faire entendre raison, sauf sur ce dernier point. Papa ne se préoccupait pas des gens exceptionnels. Papa était une personne exceptionnelle. D’accord, pas pour le moment, ni pour les six dernières années à peu de choses près, mais il l’était. C’est maman qui l’a dit. Même les tantes l’ont dit, et elles ne peuvent pas le sentir. Maman me tapota le genou dans une pathétique tentative de réactiver la circulation du sang.
— Ma si belle, si intelligente Sophia, je me tue pour que l’on puisse vivrrre dans ce quarrrtier. Papa aussi pourrrait tuer pour…, s’arrêta-t-elle en blêmissant. D’accorrrd, oublie que papa pourrrait tuer. Cette fois-ci serrra la bonne ! Avant, avant, dans les autrrres écoles, c’étaient tous de petites gens ! Les gens exceptionnels vont…
Elle chercha ses mots dans la nuque du chauffeur.
— … savoir rrreconnaître que tu es exceptionnelle, en te voyant. Ils vont t’adorer, vouloir te manger.
Elle avait raison sur ce point. Deux semaines de retard en troisième secondaire. Les nouveaux s’étaient liés d’amitié pour la vie au plus tard le quatrième jour après le début des classes. Les groupes de l’an dernier, avec l’addition d’un élève ou deux pendant l’été, étaient scellés en cliques hermétiques qui dureraient jusqu’à la maternité. J’étais DMAA — déjà morte à l’arrivée —, et ce, avant même que l’on découvre ce qu’il en était pour papa.
Maman rayonnait. Un homme monta dans le tramway, absorbé dans son Financial Times, jusqu’à ce qu’il paie son passage et remarque le visage éclatant de maman. Il rayonna, lui aussi. Le visage éclatant de maman est un outil puissant. Elle passa un bras autour de moi et me serra contre elle, même si je lui dis toujours de ne jamais agir ainsi en public.
— Nouvel emploi, nouveau chez-soi, nouvelle école. Cette année, 1974, amènerrra de l’eau au moulin. Nous pourrrons nous rrredresser et filer drrroit1.
— Nous redresser et filer droit, maman ? Ça sort de quel film ?
— Je ne m’en souviens plus, dit-elle en reniflant.
Maman a appris l’anglais grâce aux sous-titres des vieux films d’Hollywood. Dans le petit village bulgare de ma mère, il était possible d’apprendre le russe comme langue seconde, mais l’anglais était interdit. C’est donc grâce aux sous-titres que les gens ont pu parvenir à en faire l’apprentissage. Il faut être brillant, pour apprendre une langue à partir de vieux films, si on y pense bien. Le seul hic, c’est que maman parle la moitié du temps un anglais de comédie musicale. Mais pas mon père. Il a appris l’anglais en Pologne, où l’on ne voulait pas non plus que les gens parlent cette langue, mais, je ne sais trop comment, il l’a apprise parfaitement. Peut-être parce que papa est un prince polonais. Un prince, un duc, un comte, ou un autre titre qui sonne aussi bien.
Malgré les liens royaux, je suis de sang mêlé. Je ne sais même pas de quelle religion je suis. Papa a été baptisé catholique, mais maman a été baptisée athée. En sixième année, Claire O’Conner a pris grand soin de bien m’expliquer ma condition bâtarde. Elle était irlandaise de génération en génération, des deux côtés de sa famille. « Pure à 100 % », qu’elle disait. Dans mon cas, voyez-vous, maman est de Bulgarie, papa de Pologne, ils se sont rencontrés en Roumanie, et je suis née en Hongrie. Apparemment, comme ce n’était pas bien pour mon père dans ni l’un ni l’autre de ces pays d’être un prince polonais sachant parler anglais, nous sommes tous déménagés ici quand j’avais quatre ans. Je ne me souviens de rien. C’est parfait comme ça.
J’ai bien assez de me rappeler ce dont je me souviens.
Dans mes écoles précédentes, j’ai essayé de jouer la carte du prince polonais, lorsque la situation dégénérait, mais dans une cour de récréation, le meurtrier l’emporte sur le prince à tout coup.
« Elle a des poux de prisonniers. »
« C’est la fille du meurtrier. »
« La fille du meurtrier. »
« Fille de meurtrier. »
Plus jamais, non, monsieur. Je n’allais pas revivre ça. Maman n’était pas là dans les parcs, dans les cafétérias, aux toilettes — dans toutes ces salles de toilettes.
Moi, si.
J’ai appris.
D’accord, très, très lentement, mais j’ai appris, et ce, nullement grâce à un entourage de « gens exceptionnels ». Survivre à l’école était une question de pouvoir. Papa avait raison : il faut se blinder. Cette fois-ci, j’allais me joindre carrément aux gens de pouvoir, à Northern Heights. Et après cinq écoles, je savais que le pouvoir serait détenu par les Blondes.
Voyez-vous, j’estime que si vous êtes proche des Blondes, c’est à la vie, à la mort. Les coups de poignard dans le dos et les bannissements sont l’apanage des cliques de rousses riches et de brunettes-au-petit-copain. Elles se constituent des cercles d’influence au sein desquels souhaitent se faire admettre les futures prétendantes qui se font tour à tour chasser puis accepter de nouveau à contrecœur, et parfois plus jamais. Ce genre de comportement est indigne des Blondes : les Blondes, c’est pour toujours. Alors, en premier lieu, avant quoi que ce soit d’autre, j’allais essayer de trouver mes Blondes et de faire en sorte qu’elles m’adorent. À quel point serait-ce difficile ? En fait, à mon avis, les Blondes ne pouvaient être que les petites-filles des dames au parfum Crabtree & Evelyn, et ces dames m’adoraient.
Qui pouvais-je tromper ? Une DMAA.
Maman était toujours à se redresser et à filer droit.
— Alorrrs, cette fois, il est morrrt, sans aucun doute. Pas de trrravail au Japon, pas derrrière le rrrideau de ferrr ; c’est trrrop compliqué. On le tue. C’est ce qu’il veut. Tu peux te rrrapeller qu’il est morrrt, n’est-ce pas ?
Me rappeler ? Je vais être moi-même morte d’ici demain après-midi.
— Laissons l’avenirrr venirrr, que serrra, serrra2, dit ensuite maman, comme elle le dit toujours à propos de tout et de rien. On descend ici.
Quand nous descendîmes, le chauffeur du tramway nous fit un clin d’œil à toutes les deux. Ou était-ce seulement à ma mère, ou à moi ? Je ne peux jamais être sûre, quand maman est avec moi.
L’école était de l’autre côté de la rue.
— Rrregarde ! Sophia, rrregarde. C’est magnifique, non ?
Maman pointait l’école comme si elle l’avait construite elle-même.
Je devais admettre — pas devant elle, bien sûr — qu’elle était en effet magnifique. C’était une de ces écoles au style très, très ancien. Le panneau de l’entrée principale indiquait Collège Northern Heights, 1917. Le bâtiment de pierre était ouvragé dans les moindres détails, étant donné que, comme Claire me l’avait expliqué, les Irlandais faisaient alors tout ce travail pour le prix d’une pomme de terre. Et il y avait d’immenses espaces verts avec de grands et vieux érables et chênes, où auraient dû se trouver toutes les installations temporaires. C’était effectivement magnifique.
— C’est correct, répondis-je en haussant les épaules.
Maman et moi ouvrîmes les lourdes portes sculptées, et nous nous retrouvâmes dans l’entrée principale.
C’était peut-être une école exceptionnelle avec des élèves exceptionnels, mais l’endroit avait tout de même cette odeur caractéristique de toutes les autres entrées d’école où je suis allée. Les cours étaient commencés depuis deux semaines, et l’intérieur de l’établissement dégageait une odeur de souliers de course. Ça m’a quelque peu calmée de savoir que la sueur des enfants de familles riches pue tout autant que celle des enfants de familles pauvres. Je suivis ma mère, qui entrait doucement au secrétariat.
Une vieille dame, peut-être âgée de 40 ans, était à peine visible, derrière des piles et des piles de feuilles.
— Bon aprrrès-midi. Je suis madame Kandinsky, mèrrre de Sophia Kandinsky, et nous avons rrrendez-vous pour l’inscrrription de ma fille dans votrrre adorrrable école.
La dame pivota vers la machine à écrire et y inséra un formulaire.
— Oui, pile à l’heure. Veuillez vous asseoir. Je m’appelle June Haver, et nous allons remplir ceci, n’est-ce pas ? Et tout sera parfait.
Dès que maman et moi nous fûmes assises, nous perdîmes complètement de vue madame Haver derrière les amoncellements de papier.
Une voix désincarnée dit :
— Je constate que nous avons les bulletins de Sophia en provenance de — mon Dieu ! — Parkdale, St. Stephen’s, Hillsdale, St. Teresa et Dufferin. Vous brisez l’alternance, il me semble, en choisissant Northern Heights, non ?
Maman se croisait et se décroisait les jambes durant tout ce temps, de plus en plus nerveuse au fil des secondes. Maman a besoin de voir son interlocuteur, ou, plus important encore, que son interlocuteur la voie, afin qu’elle puisse se servir de son charme éclatant à son endroit. Elle déteste opérer à l’aveuglette, au téléphone et, apparemment, derrière des piles de feuilles. Maman croit fermement que si quelqu’un la voit, lui prête attention, cette personne ne remarquera pas son accent.
— Excusez-moi ?
— Vous avez tour à tour choisi une école protestante, catholique, protestante, catholique, protestante, et maintenant Northern. Ça fait deux écoles protestantes de suite.
Maman ne pouvait plus se retenir. Elle se leva, pour être en mesure de voir madame Haver.
— Oh…, non, ya, je vois, vous voulez faire des plaisanterrries. Je…
Et voilà, c’était parti.
Maman baissa les yeux, mit la main sur sa poitrine, et soupira.
— Je suis une agente immobilière agrrréée. Ya ? Nous déménageons tout le temps, pour améliorrrer notrrre situation, vous comprrrenez, depuis que son…
Elle lança un regard de pitié vers moi.
— … pèrrre est morrrt. Qu’il rrrepose en paix ! Oh, il était catholique, mais pas trrrès rrreligieux, vous comprrrenez.
Elle soupira encore plus profondément.
— Ce n’est pas facile d’êtrrre veuve. Alors, nous passons notrrre temps à déménager, mais maintenant nous avons acheté quelque chose dans votrrre quarrrtier exceptionnel.
Elle rayonnait entièrement.
Non seulement madame Haver sembla pratiquement la comprendre, mais elle hocha même la tête avec compassion.
— À qui le dites-vous, dit-elle. Mon Stanley m’a quittée, il y a cinq ans. Il m’a laissée avec deux enfants, des garçons.
— Oooh !
Maman se toucha le cœur.
— Une trrragédie terrrible. Ce n’est pas facile, je sais.
— Merci. Est-ce que l’adresse est bonne ?
Maman jeta un regard au formulaire et hocha la tête.
— Ya.
Je regardai discrètement en direction de maman. Elle peut lire parfaitement le bulgare, le russe, le français et même l’anglais, mais elle ne peut lire un traître mot sans ses lunettes, qu’elle refuse absolument de porter en présence d’une autre personne. J’aurais à vérifier les formulaires à la maison.
— N’est-ce pas là l’adresse du nouvel immeuble d’appartements sur Logan ? demanda madame Haver. Il a l’air bien.
— Des appartements en copropriété, dis-je pour le principe de parler.
— Ya, sourit maman. Comme des appartements, mais vous êtes prrroprrriétaire. C’est nouveau. Trrrès exceptionnel. Je vous donne ma carrrte.
Au secours, quelqu’un ! C’était reparti de plus belle.
— Oui, j’ai lu à ce sujet-là, lança madame Haver entre deux séries de frappes sur sa machine à écrire. Je dois dire que ça semble intéressant.
— Je vais tout expliquer.
Maman contourna le bureau, pour rejoindre madame Haver.
— Vous savez, j’ai aussi été conseillèrrre en soins de beauté pour Marrry Kay.
Et encore et encore.
— Sans blague. J’ai entendu parler d’elle, par ma belle-sœur de Buffalo. Mais son entreprise ne fait affaire qu’aux États-Unis.
Maman haussa les épaules.
— Je me procurrrais mes fourrrniturrres de Buffalo. J’ai gagné une Buick rrrose. J’étais, sans vouloirrr me vanter, tellement bonne. J’ai encorrre des prrroduits. Vous allez venirrr, nous pourrrons parrrler toutes les deux, et je vous ferrrai un masque.
Je lui avais dit d’innombrables fois…
— Marché conclu, madame Kan… Kandin…
— Magda.
— Marché conclu, Magda.
— Nous, les veuves, devons nous tenirrr entrrre nous.
— Vous pouvez le dire. Et maintenant, votre fille… Sophie ? m’appela-t-elle.
Sophie, moi ?
— Oui, madame ? lui répondis-je.
— Ce bureau est ton refuge. Ton deuxième chez-toi, tu comprends ? Si tu as besoin de quelque chose et que ta mère travaille, tu viens et tu t’installes ici.
— Merci, madame.
— Vous êtes une dame exceptionnelle, madame…
— June. Comme vous l’avez dit, nous devons aussi nous tenir entre mères monoparentales. Comment votre pauvre mari est-il mort ?
Seigneur. On avait oublié ce détail. C’est toujours comme ça. « Le diable se cache dans les détails », comme le disait toujours le père McKenna. Maman et moi sommes toutes deux nulles dans les détails. On se laisse emporter, on complique inutilement les choses, puis on oublie le commencement du commencement. « Raconte-lui quelque chose de simple, maman. » J’essayais de lui envoyer des ondes : « Simple, simple… »
— Son cerrrveau a explosé.
Quelqu’un en eut le souffle coupé. C’était moi.
— Un anévrisme ?
— D’accorrrd, répondit maman.
— Je suis désolée, ma pauvre, dit madame Haver. Au moins, ça a été rapide.
— Ça l’était ?
Maman avait l’air perplexe.
Je lui fis furieusement signe que oui.
— Oui, ça l’a été. Le vôtrrre ?
— Crise cardiaque.
— Ooooh, c’est bien aussi.
Je l’aurais tuée.
— Il n’a pas eu le temps de souffrir, c’est certain.
J’entendis le bruit d’une feuille qu’on enlève de la machine à écrire. Madame Haver me tendit mon horaire.
— Ça devrait aller. Bienvenue à Northern Heights, Sophie. Voici ton horaire non officiel. Tu recevras le permanent demain matin à la première heure, au bureau du directeur adjoint.
— Merci, madame.
Elle m’appelait Sophie, pas Sophia. Sophie. Ça me plaisait. Ça me plaisait même beaucoup. Ça sonnait léger, insouciant, potentiellement populaire.
— Magda, je vais accepter votre offre dès que j’aurai rattrapé tout ça, promit-elle en regardant ses piles. Vous pouvez compter sur moi.
— J’y compte bien. C’était un vrrrai plaisirrr.
Maman sortit pratiquement en sautillant, toute légère sur ses talons aiguilles. Elle n’avait pas marché comme ça depuis longtemps. Des années, même. Dans un sens, je sautillais aussi, à l’intérieur. Parfois, je me dégoûte. Il y a des siècles que je n’ai pas vu papa ou que je ne lui ai pas écrit, puis paf, on l’assassine. On le tue, et je me sens bien ? Qu’arrivait-il ? J’aime être gentille. Je veux être reconnue pour ma gentillesse. C’est comme un but sérieux, pour moi. Quand les gens entendront mon nom, je veux qu’ils se sentent poussés à dire « Sophia — non, Sophie — est siiiii gentille ». Mais j’ai comme l’impression que l’on ne peut pas tuer son père, se sentir vraiment bien et être quand même considérée comme gentille.
À bien y penser, oui, je pourrais vivre avec ça.