Les choses n’allaient pas si bien, entre les Blondes et moi. Pas vraiment mal non plus, si ce n’est qu’après avoir tiré le gros lot dès le départ en tombant sur elles dans mon groupe d’accueil, je ne les vis plus beaucoup par la suite. J’étais arrivée le mercredi, je n’avais pas d’anglais le jeudi, et nous avions eu une ridicule assemblée le vendredi au lieu du cours d’anglais. Sarah sécha tous les cours de biologie, et Kit sembla éviter religieusement la classe d’économie familiale.
Chaque dîner se transformait en une gestion de crise pour mangeuse solitaire. J’avais déjà vécu ce phénomène de l’élève esseulée dans les cinq écoles précédentes, mais sans la portion gestion. J’apprends peut-être à la dure, mais j’apprends. Par exemple, j’ai maintenant la certitude que, dans un premier temps, il ne faut pas se faire prendre à traîner, c’est-à-dire se cacher, seule, dans les toilettes des filles, et que, dans un deuxième temps, il ne faut absolument, mais absolument pas se faire prendre à manger, par exemple, un sandwich au poulet dans l’une des cabines. La rumeur de l’ingestion d’un sandwich au poulet à cet endroit se répand plus rapidement dans une école qu’une alerte d’incendie. Si vous pensiez que la vie pouvait être dure au point de vous obliger à manger un pathétique sandwich dans une cabine de toilette, sachez qu’elle devient ensuite un véritable enfer.
Ma routine hautement perfectionnée consistait à dévorer une barre de chocolat Snickers tout en me rendant d’un pas déterminé à l’une des quatre salles de bain pour filles. Il y en avait deux au rez-de-chaussée, une au deuxième et une au troisième étage. Me cacher aux yeux de tous à la bibliothèque n’était pas une option, du moins pas pour les premières semaines, qui comportent généralement peu de devoirs — ce genre de choses font instantanément de vous un rejet fini. Je calculais méticuleusement le moment et le nombre de visites par salle de bain. Je m’assurais aussi de toujours avoir l’air de chercher mon brillant à lèvres ou ma brosse à cheveux avant d’ouvrir la porte. Encore une fois, et c’est là un élément crucial, c’était pour avoir l’air d’une personne déterminée, et non d’une personne qui se cache.
Au moment de l’appel des noms le lundi matin, l’idée d’affronter une autre semaine de dîners aux toilettes suffisait à me donner des tics. Je devais tout de même faire bonne impression, durant les cinq pénibles minutes au cours desquelles Phil le drogué prenait les présences. « Souviens-toi d’avoir l’air cool, de sembler à la fois amicale et détachée. » En faire trop donne l’air d’être désespéré, et avoir l’air désespéré est comparable à manger son sandwich aux toilettes. C’est une autre des choses dont je suis certaine.
Adopter une attitude amicale détachée constitue un véritable défi, pour une personne comme moi. J’adore parler ; j’ai besoin de parler. Avec cette attitude amicale détachée et ma mère qui travaillait la plupart des soirs, c’était comme si j’avais fait vœu de silence. Le père McKenna disait toujours que j’étais née exubérante. J’ai pensé pendant des années que je débordais d’une énergie irrésistible.
Ce n’est pas le cas.
Je ne suis que débordements.
Quoi qu’il en soit, à l’idée de devoir à la fois retenir mon exubérance et m’arranger pour ne pas être surprise dans les toilettes, j’étais habituellement déjà devenue folle avant la fin des présences.
La plupart du temps, nous ne prenions même pas la peine de nous asseoir ; nous tournions en rond, tandis que Phil le drogué disait nos noms et répondait à chaque « présent » par un « super » ou un « génial ». Ferguson Engelhardt me posait problème depuis le deuxième jour. Il me reluquait chaque matin, et haletait chaque fois que je disais « présente ». Dans une école qui fourmillait de sportifs et de BCBG, d’accros aux Topsiders5 et aux Khakis6, Ferguson était quant à lui monsieur Disco, le prince du polyester. Dès que j’étais à portée de voix, il fredonnait l’indicatif musical du film Les nuits rouges de Harlem, comme s’il allait m’attirer à lui dans un élan d’amour irrésistible. Il me fallait déployer beaucoup d’énergie psychique précieuse, pour me débarrasser de lui.
Au moment où Phil nous dit au revoir de la main pour le reste de la journée, je reçus un avion en papier sur la tête. Ferguson, bien sûr. Quand même, un avion en papier ? Il était couvert de messages écrits à la main. Après m’être assurée que Ferguson regardait, je chiffonnai d’une main l’avion de papier jusqu’à en faire une boulette, que je lançai dans la poubelle de Phil le drogué, non sans qu’elle eût d’abord rebondi sur le bureau du prof.
— Beau tir, pouffa Kit. Tu joues au basket ?
— Ouais, répondis-je en oubliant de faire un haussement d’épaules évasif. Cinq ans de ligue de quartier, en plus de jouer à l’école, bien sûr.
— Cool, commenta-t-elle en semblant me jauger, littéralement, sous tous les angles : mon poids, ma taille, tout. On ne joue pas dans les ligues de quartier, ici — pas besoin.
Et elle partit.
Stupide, ce que je pouvais être stupide ; évidemment qu’ils n’en ont pas. Ces ligues de quartier sont propres aux quartiers pauvres. Ils sauraient maintenant tous que je suis une sportive de basse classe ayant la prétention de vouloir être l’une des leurs. « Bravo, Sophie. »
J’ai été tiraillée durant tout le cours d’histoire. Ferguson Engelhardt était, lui aussi, dans ce cours. Contrairement aux Blondes, ce cher Ferguson était dans presque tous mes cours. Le mieux que je pouvais faire était de m’asseoir deux pupitres devant lui. Et encore, je pouvais sentir ses petits yeux de fouine me percer le dos, durant la discussion sur la gloire de l’Empire britannique. Après le cours, je décidai de visiter ma grande amie la salle de bain des filles pour y manger une ou deux barres Snickers, question de me ressaisir avant le cours de biologie. Chemin faisant, je fouillais dans mon sac pour trouver mes provisions cachées, quand j’entendis « Luke ! Attrape ». Je me tournai juste à temps pour apercevoir de dos un garçon saisissant au vol un ballon de football juste avant de retomber ensuite sur moi.
Il avait un très joli dos.
Je restai debout, mais mes Snickers, toutes les cinq, se retrouvèrent au sol. Le garçon se retourna, puis jeta presque simultanément un coup d’œil à mes Snickers et à moi-même.
— Oh, désolé, jeune dame aux Snickers.
Il les ramassa toutes les cinq avec une grâce presque ridicule. Il s’appuya ensuite contre la porte de la salle de bain et répartit les chocolats dans ses mains, comme s’il me les offrait gentiment.
Belles mains.
— Ce sont aussi mes favorites.
Il se lécha la lèvre inférieure.
Belles lèvres.
— Euh, dis-je.
— Je vais te les redonner si tu me dis ton nom.
Et je l’aurais fait ; ça, oui. Si seulement je m’en étais souvenue.
— Euh.
J’entendis au loin quelqu’un dire : « Allons-y, Luke. L’entraîneur est en train de piquer une crise. »
Luke rassembla les barres dans une main et les déposa doucement dans mon sac ouvert.
— À plus tard.
Il me fit un clin d’œil.
Ma peau était brûlante.
— Euh, dis-je.
Je regardai son dos, alors qu’il s’éloignait dans le couloir à grandes enjambées avant de disparaître dans la cage d’escalier. Les portes se refermèrent derrière lui.
— Sophie, dis-je en direction des portes. Je m’appelle…, euh, Sophie.
Qu’est-ce qui venait de se passer ?
Je me préparais à m’infliger une séance de jurons bien sentis devant le miroir, lorsque Madison surgit soudain derrière moi en disant :
— As-tu un tampon, dans ton sac ?
Mes yeux firent le tour de la pièce vide.
— Est-ce que j’ai déjà traîné quelque chose d’utile avec moi, genre ?
Cette réponse venait de Kit, installée dans la deuxième cabine.
— Tu sais très bien que c’est plutôt moi qui compte sur toi pour tous mes besoins en hygiène personnelle, Madison. C’est le prix à payer pour le leadership.
Je m’éloignai d’un pas nonchalant jusqu’au lavabo, en faisant semblant d’être trop loin pour écouter. C’était un de ces gigantesques lavabos que l’on fait fonctionner en appuyant le pied sur un levier qui fait jaillir l’eau sous forme de douche semi-circulaire. Je m’étirai jusqu’au distributeur de savon. Son contenu se déversa entièrement dans mes mains. En quelques secondes, j’avais maintenant l’air de me préparer pour une chirurgie.
Kit actionna la chasse d’eau.
— Par contre, j’ai un paquet complet de gommes à la menthe contre la mauvaise haleine.
— Oh, super, dit Madison, je vais pouvoir m’en mettre dans les sous-vêtements, pourquoi pas ?
Elle se tourna vers moi. Il y avait de plus en plus de bulles, dans le lavabo. Il s’était accumulé 45 centimètres de mousse compacte, avant que je ne songe à retirer mon pied de la pédale.
— Toi, Sophie ? Pourrais-tu aider une pauvre fille ? demanda Madison en jetant un regard méprisant à une boîte de métal. Ce distributeur de Kotex est vide depuis 1958.
Je lui aurais donné mon bras droit, ma collection entière de bagues d’humeur et de porte-encens, mais un tampon ?
— Ouf, je suis tellement désolée, Madison.
Je choisis d’y aller pour le regret sincère mais détaché, quelque peu noyé par le lavabo rempli d’une mousse maintenant hors de contrôle.
— Le problème, c’est…, poursuivis-je.
Kit apparut près du lavabo.
— Ouah, qui est en train de prendre un bain moussant ?
— Le problème, répétai-je, c’est que je n’ai pas encore eu mes règles jusqu’à maintenant.
Était-ce bien moi qui venais de parler ? Ça ne pouvait être que moi. Les deux me dévisageaient, bouche bée.
— Je sais bien que c’est tard, et tout et tout, mais c’est comme ça, dans ma famille, pour ainsi dire.
« Mettez-moi une chaussette dans la bouche, quelqu’un. »
— Ma mère — « maman », comme je l’appelle —, eh bien, elle a eu ses premières règles à 17 ans !
— Pas possible ! s’exclama Madison.
— C’est pourtant vrai. Mais ce n’est pas si étrange, parce qu’elle vient de la Bulgarie…
« Alerte au bafouillage, alerte au bafouillage. »
— C’est un pays communiste qu’elle a fui, et les communistes ont beaucoup d’ennuis liés à la nutrition, à l’anglais et à plein d’autres choses, vraiment.
Madison hochait la tête en signe d’approbation.
— Ouais, mon grand-père en parle tout le temps. Les communistes sont le mal incarné.
— Ouais, dis-je en secouant la tête, moi aussi. Les communistes ont comme tout retardé et supprimé, vous comprenez ?
De quoi est-ce que je parlais ? Je m’étirai pour prendre une liasse de serviettes en papier brun et je commençai à éponger les bulles.
— Eh bien, dit Madison, si j’étais toi, je prierais pour ne pas les avoir avant mes 17 ans non plus.
Je n’étais en train que d’éponger des bulles, pour l’amour de Dieu. Si quelque chose pouvait justifier un internement, c’était ça. Je me forçai à arrêter.
— Ouais, ce n’est qu’un emmerdement, ajouta Kit en s’appliquant une couche de fard à joues Bonne Bell.
— Effectivement, acquiesça Madison de la tête. Tu ne sais pas à quel point tu es chanceuse.
Ouah. Les serviettes en papier se désagrégeaient dans mes mains, mais ça m’était égal. C’était la première fois que d’autres filles ne me faisaient pas sentir comme une bizarrerie de la nature ayant manqué le bateau magique de la féminité.
— Tu parles exactement comme maman.
— Eh bien, au moins, elle ne te raconte pas ces idioties sur les « joies exquises » de la féminité, comme ma mère avait l’habitude de faire. Moi, je compte les jours jusqu’à ma ménopause.
— Kit !
Madison tira sur sa camisole pour la faire descendre. Je ne pouvais, comme tous les garçons de l’école, m’empêcher de remarquer qu’elle remontait tout le temps. Je me rendis compte qu’il est probablement difficile de trouver des vêtements de la bonne taille quand on mesure, genre, six pieds.
— C’est la dure vérité, dit Kit en haussant les épaules. Hé, Sarah, miss Toujours-prête doit certainement avoir un tampon.
— Tu as raison ! dit Madison. Mais je ne sais pas où elle se trouve.
Enfin, une occasion d’être utile.
— Elle est dans mon cours de bio, au deuxième laboratoire de science, dis-je en cherchant mon pot de brillant à lèvres.
— C’est vrai, merci.
Et elles disparurent.
— D’accord, dis-je aux bulles de savon. Comment ça s’est passé ?
Avant que je puisse obtenir une réponse, la porte se rouvrit. Madison y passa la tête.
— Kit dit que tu joues.
— Que je joue ?
— Au basket.
— Oh, ouais, je joue.
J’ouvris le pot. J’avais les lèvres les plus lisses au pays.
— Tu viens aux essais, ce soir ? Nous allons toutes y être.
Quoi, des Blondes qui jouaient au basketball ? Incroyable. Qui avait déjà entendu ça ? Les classes dirigeantes ne font pas de sport, sauf si on tient compte des meneuses de claque. Des Blondes qui jouaient au basketball ?
— Bien sûr, j’y serai.
— Cool. Euh, il faudra faire attention. Quelques filles de 4e et deux filles de 5e nées tardivement dans l’année pourraient s’avérer dangereuses et nuire à nos chances d’être sélectionnées. Il faudra y voir. T’embarques ? Si tu embarques, je te les montrerai.
Je voulais lui dire que ses ennemies étaient mes ennemies.
— Elles n’ont aucune chance, affirmai-je.
— Cool.
La porte se referma.
— Cool, dis-je en m’adressant au lavabo. C’est parti. Les Blondes et moi, nous voici !