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— Mais tu es meilleurrre qu’elles, non ? demanda maman.

— Bien sûr, répondis-je. Mais pour des Blondes, elles sont plutôt bonnes.

Nous décortiquions les épreuves de sélection des futures joueuses de l’équipe de basketball.

— Alors, toi et tes nouvelles amies allez fairrre parrrtie de l’équipe ?

— Euh…

Je considérai mes chances. Nous étions ­presque 40 à prendre part à ces épreuves. Le basketball féminin était presque une religion, dans cette école. Qui l’eût cru ? Tout de suite après l’échauffement et les exercices, l’entraîneuse Allezy Atwood — comme nous l’appelions — nous répartit en quatre groupes, pour pouvoir mieux nous comparer. Les Blondes et moi étions chacune dans un groupe différent.

— Sophia, rrréponds-moi. Allez-vous toutes êtrrre choisies pourrr l’équipe ?

— L’équipe, oui, probablement, mais je dois faire en sorte que nous soyons toutes sur la première ligne, tu comprends ?

Ya, bien sûrrr, dit maman en hochant la tête. La prrremièrrre ligne est toujourrrs la meilleurrre.

Elle n’avait aucune idée de ce dont elle parlait, mais personne n’aurait pu la blâmer pour manque d’enthousiasme.

— Le problème, c’est qu’il y a trois filles de 4e année et au moins deux filles de 5e années en automne qui peuvent donc faire partie de l’équipe junior d’Allezy Atwood. Elles sont grandes, rapides et intimidantes. On n’a que jusqu’à vendredi — c’est la dernière journée des qualifications — pour les en empêcher.

Maman m’embrassa sur la tête.

— Tu vas arrranger ça. J’ai de grrrands espoirs, on peut réussirrr une belle grrrosse tarrrte aux pommes, avec des espoirs grrrands comme le ciel7.

Je grognai.

— Frank Sinatra, dans… dans…

— C’est correct, maman. Je n’ai pas besoin de savoir de quel film ça sort. Je m’en vais dans ma chambre.

Il était presque 19 h 30.

Nous étions le deuxième mercredi.

Papa avait la permission d’appeler tous les deux mercredis.

Je m’en allai dans ma chambre.

Ma chambre, jusqu’à maintenant, se résumait à ceci : un sommier, un matelas, des draps, une nouvelle lampe de lecture (un cadeau de bienvenue de tante Luba), pas de table, tous mes livres et, bien sûr, le miroir — mon miroir.

Papa et Želko Vlatic, son ami croate, artiste et lunatique, avaient travaillé à sa réalisation durant des semaines. Nous avions perdu Želko, il y a deux déménagements. Maman préférait qu’il en soit ainsi, car elle aimait le blâmer pour l’ivrognerie de papa. Je m’ennuie de lui. Papa m’avait donné ce miroir en cadeau pour mes huit ans, le dernier anniversaire que nous avons passé ensemble.

Mon miroir est une vraie merveille. Demandez à n’importe qui. La glace comme telle est placée dans un cadre de 25 centimètres de large sur lequel ils avaient collé et laqué pour toujours des choses à moi. Papa et Želko, entre deux soûleries, l’avaient peint et y avaient collé des billes de cristal, des bijoux, des morceaux de poupées Barbie, des pièces de mes vieux jouets, des crayons de cire, des parties de mes bulletins (juste ­celles qui étaient excellentes), mes souliers de bébé, des étoiles en plâtre, des photos de nous trois, des voitures miniatures Dinky, des pièces de monsieur Patate, des rubans, des boutons de mes robes favorites, des grains de chapelet, et ainsi de suite. J’ai observé mille fois mon miroir, et chaque fois, je découvre un détail que je n’avais jamais remarqué auparavant. Il m’est arrivé aussi à l’occasion de découvrir quelque chose de particulièrement spécial, que je mettais beaucoup de temps à retrouver par la suite. C’est comme si c’était le miroir qui décidait ce qu’il voulait bien me montrer.

Je le regarde, mais je ne m’y regarde pas.

Lorsque les choses vont bien, disons au moins à moitié bien, je me regarde tout le temps dans le miroir. Une vénus aux cheveux de jais me rend mon regard. Seigneur, je suis d’une beauté à couper le souffle : une jeune femme aux yeux noirs étincelants, dont les somptueuses boucles folles de ses cheveux remuent tant les villageois qu’ils se sentent contraints à s’arrêter, bouche bée, chaque fois qu’elle daigne se déplacer. Ils chuchotent parfois à propos du duc, mon père, emprisonné à tort dans la tour. Mais ils murmurent principalement sur mon extraordinaire peau crémeuse, sur ma silhouette délicate qui témoigne de ma naissance de haut rang, et sur mon teint magnifiquement coloré qui laisse deviner l’insatiabilité de mon esprit exubérant.

Le reste du temps, je n’ai l’air que d’une maigre gamine toute en cheveux.

Je ne m’y suis pas regardée, depuis le déménagement.

Sur la glace même du miroir, tout en haut, on peut lire en lettres dorées À ma princesse, Sophia. Ce chef-d’œuvre est comme adossé au mur. On ne l’a jamais vraiment accroché nulle part. Il est trop gros, et plutôt ébréché en raison de tous les déménagements, mais ça va. Les parties endommagées ne se remarquent qu’à condition de savoir où elles se trouvent.

Ni le miroir ni moi n’allions déménager de nouveau.

Quoi qu’il en soit, ma chambre se résumait à cela. Et à une armoire-penderie « à en mourrrirrr, de ­trrrois pieds sur cinq, à deux trrringles ». Selon maman, nous devions attendre les occasions pro­pices, afin de nous procurer des « meubles de qualité exceptionnelle ». Ce qui signifie tout simplement que même si notre appartement finira par briller de meubles exceptionnels, il est plutôt vide pour l’instant. Le téléphone sonna enfin.

Il était 19 h 48. Papa avait trois minutes de retard.

Je pris mes oreillers, fermai la porte et m’appuyai contre elle. Un son grave et agréable provenait de la cuisine. C’était maman qui riait. Son rire résonna dans la cuisine, traversa le salon avec légèreté et vint vibrer sur ma porte de chambre.

J’adore cette étape. Les bonjours. Le commencement.

— C’est parrrfait, plus parrrfait que parrrfait. Tu l’adorrrerrrais. Ya, ya, le basketball aussi. Elle fait les essais. Ya. Ses meilleurrres amies sont de gentilles blondes exceptionnelles. Elles s’essaient aussi. Je pense qu’elles doivent êtrrre anglicanes.

Il fallait lui donner raison sur ce plan.

— Tout serrra parrrfait. Nous avons trrrouvé un endrrroit pour nous, cet endrrroit, quelque parrrt, pourrr nous8.

Seigneur. Elle en était déjà aux dernières lignes de West Side Story.

— Bien sûrrr qu’elle l’aime, cet endrrroit. Elle ne sait même pas à quel point elle l’aime, tellement elle l’aime.

Je pouvais imaginer maman hocher la tête en parlant.

Ya. La meilleurrre amie est Madison, une grrrande fille. Sa maman est instrrruite, Slavko. Da.

J’avais dit à maman que madame Chandler est professeure de sciences politiques à l’Université de Toronto. Maman aime ce genre de détails. Il n’y a rien de plus exceptionnel qu’une instruction exceptionnelle, selon elle.

Da, da…, elle est soit politicienne, soit scientifique, je suis un peu perrrdue, mais elle enseigne à l’univerrrsité. Une femme au trrravail, tout comme moi, alors dès le déparrrt, il y a de forrrts liens qui nous unissent.

Maman se tut un instant ; elle écoutait papa.

Da, da. Ils aiment Sophia. Comment pourrraient-­ils ne pas aimer Sophia ?... Hein ? Les autrrres écoles, pfft ! Les gens étaient tous des rrrustres. Ici, c’est un distrrrict exceptionnel. Quoi ? Bien sûrrr que tu es morrrt. On a dit « morrrt », et tu es morrrt.

Elle devait maintenant faire les cent pas.

— Comment ? Aaah… J’ai oublié comment, pourrr l’instant, mais Sophia le sait. Non. Ne t’inquiète pas, c’était une maladie vrrraiment grrrave ; je crrrois que quelque chose a explosé. Non, Slavko. Ne sois pas comme ça.

Et voilà.

— Non…, non, Slavko. Ça… n’a pas… S’il te plaît, ne te fais pas ça. Non, non…

Ses yeux devaient être fermés.

— Je ne veux pas, je ne peux pas le lui demander… Elle… Non, Slavko…, s’il te plaît.

Et ça commençait comme ça.

Encore une fois, comme toujours.

Elle était incapable de ne pas s’en faire.

J’avais beau tenir trois oreillers, je les serrais si fort que je sentais mes poings s’enfoncer dans mon estomac.

— Je sais, je sais, milo. Arrrête, s’il te plaît, ça me tue. Ne sois pas comme ça. Je vais me sentirrr mal toute la semaine… Slavko, non, s’il te plaît… Slavko ?

Plus rien.

Il avait raccroché.

J’entendis maman remettre le combiné sur son socle.

Je sens qu’elle serre les dents, se penche et tente de tout garder en elle-même. À mon avis, c’était ça, le problème de tous les endroits où nous avions habité. Tous trop petits. Même ici. On entend.

Particulièrement si on écoute.

Maman le sait, alors elle se fait silencieuse. Elle ne peut pas supporter que j’entende. Elle ouvre des tiroirs de cuisine. Elle en sort des linges à vaisselle pour s’y enfouir le visage. Quand ça ne fonctionne plus, quand elle ne peut plus se retenir, elle court à la salle de bain. Elle commence à actionner la chasse d’eau et à remplir la baignoire.

Elle fait aussi couler le robinet du lavabo.

Mais ça ne fonctionne pas.

Je peux quand même l’entendre pleurer.

C’est comme si on se noyait, toutes les deux.

Je le lui ai dit. Je lui ai dit de ne tout simplement pas répondre au téléphone. « On va sortir. » Elle devient une épave pendant des jours. « Ne réponds pas, c’est tout. » Je l’ai déjà dit.

Elle répond toujours. Je déteste ça, qu’elle réponde toujours.

Mais si elle ne répondait pas, je devrais le faire. Je détesterais ça aussi. J’ai laissé faire trop longtemps. Je n’ai pas été correcte. Elle prend tout sur elle. Pendant que maman inonde la salle de bain, je prends mon bloc de papier à lettres.

Le 24 septembre 1974

Cher papa,

Écoute, je suis désolée, d’accord ? Je sais que j’aurais dû écrire, ou répondre au téléphone quelquefois, ou que j’aurais dû aller te rendre visite, ou je ne sais trop, et c’est la raison pour laquelle je suis désolée, vraiment. Tu sais que je t’aime très fort, tu le sais, n’est-ce pas ? Pourrais-­­tu cependant, pourrais-tu s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît, arrêter de faire pleurer maman ? Je ne sais pas ce qui se passe exactement ; peut-être pleurez-vous tous les deux, pour ce que j’en sais. Mais je déteste ça. T’en fais-tu pour moi ? Ne t’inquiète pas. Vois-tu, comme te l’a dit maman, ça ne pourrait pas aller mieux, à ma nouvelle école. Je l’adore, tout simplement.

J’ai un professeur d’anglais formidable, et, bien sûr, madame Atwood est aussi un bon prof. On la surnomme « Allezy », parce que c’est ce qu’elle nous dit tout le temps. En tout cas, madame Atwood est en voie de devenir ma meilleure entraîneuse à vie, ce n’est pas rien. Mes nouvelles meilleures amies géniales sont les reines de l’école. Du moins, des 3e, 4e et 5e années, et même d’une partie des classes supérieures, à ce que je peux voir. ET elles jouent ! De vraies joueuses de ­basket ! Peux-tu croire ça ? Madison, Kit et Sarah. Comme maman te l’a raconté, Madison est la meilleure de mes nouvelles meilleures amies et elle semble adorer…

Je fis une boule de papier et réussis un lancer franc parfait dans ma poubelle. C’était mauvais. Papa dit toujours de ne jamais mentir à un menteur. Je ne pouvais pas lui mentir. Je lui écrirai quand j’aurai vraiment réussi à capter l’attention des Blondes, quand je serai vraiment devenue invincible, quand nous serons vraiment les meilleures amies et quand tout sera plus que parfait.

Bientôt.

7. N.d.T. : Traduction libre de paroles de la chanson High Hopes, interprétée dans le film Un trou dans la tête, sorti en 1959.

8. N.d.T. : Traduction libre de paroles de la chanson There’s a Place for Us, interprétée dans le film West Side Story, sorti en 1961.