L’idée d’une liberté négative du sujet fut le produit des guerres civiles de religion des XVIe et XVIIe siècles. Quand bien même ces violents conflits auraient pu avoir pour visée à cette époque d’attirer l’attention sur la réflexivité de la liberté, et donc sur le fait que des sujets ne peuvent vouloir que ce qu’ils tiennent réflexivement pour vrai, Hobbes dirige adroitement les parties en conflit vers une idée uniquement négative de l’auto-détermination individuelle : la « liberté » des hommes, pose-t-il dans un passage célèbre du Léviathan, « signifie (proprement) l’absence d’opposition (par opposition, j’entends les obstacles extérieurs au mouvement)1 ». Au niveau le plus élémentaire, Hobbes n’envisage la « liberté » que comme la simple absence de résistances externes susceptibles d’entraver la capacité du corps à se mouvoir naturellement ; des obstacles internes, découlant de la texture matérielle de simples corps, ne peuvent en revanche être considérés comme des restrictions posées à la liberté, car ils relèvent des dispositions individuelles, et sont en conséquence générés par le sujet lui-même. Sur la base de cette première définition de la liberté, encore purement naturaliste, Hobbes en arrive à une conclusion portant sur la liberté des créatures qui, tels les hommes, à la différence des corps simples, possèdent une « volonté » : leur liberté consiste à ne pas être empêchés par des résistances externes de réaliser les objectifs qu’ils se fixent à eux-mêmes ; un « homme libre » est « celui qui, pour ces choses que selon sa force et son intelligence il est capable de faire, n’est pas empêché de faire ce qu’il a la volonté de faire2 ». Là encore, chez les êtres humains, des obstacles internes ne sauraient être considérés comme des entraves à la liberté ; car des facteurs psychiques tels que les constituent, par exemple, l’angoisse, le manque de volonté ou l’absence de confiance en soi, ne peuvent à nouveau qu’être imputés aux capacités individuelles, et ne peuvent donc être rangés dans la catégorie des résistances externes. Mais, chose plus importante, Hobbes s’oppose à l’idée voulant que le type d’objectifs qu’un individu poursuit puisse jouer le moindre rôle lorsqu’il s’agit de qualifier ou non de « libre » un acte bien déterminé ; toutes les finalités, tout ce que « les humains ont la liberté de faire ce que leur raison leur montre en vue de ce qui leur est le plus profitable3 », doivent être considérées comme des intentions susceptibles d’être contrariées par des restrictions externes posées à la liberté.
Pour Hobbes, ces quelques considérations extrêmement rudimentaires caractérisent suffisamment ce qu’il tient pour la « liberté naturelle4 » des hommes. Le rapport interne qui, ici, est presque imperceptiblement établi entre l’exclusion des obstacles intérieurs et les objectifs possibles du libre agir, joue un rôle décisif dans les réalisations de cette liberté-là : parce que la liberté des hommes doit consister à faire tout ce qui répond à leur intérêt personnel immédiat, des complications motivationnelles résultant de la clarté insuffisante de leurs propres intentions ne peuvent non plus compter comme des restrictions du libre agir5. Une idée bien précise permet à Hobbes de circonscrire sa définition de la liberté négative aux résistances externes : l’idée selon laquelle la satisfaction de n’importe lequel des désirs du sujet peut déjà être un objectif de la liberté, pourvu qu’il serve, du point de vue du sujet, sa capacité à l’affirmation de soi [Selbstbehauptung] ; des troubles du jugement, des errements ou des restrictions possibles de la volonté humaine ne sauraient être pris en considération lorsqu’il s’agit de définir la liberté naturelle. En effet, il ne nous appartient pas, en tant qu’observateurs, d’émettre le moindre jugement sur ce que devrait ou ne devrait pas désirer le sujet.
Avant de nous interroger sur les conséquences de cette définition a minima de la liberté pour notre conception de la justice, il nous faut tout d’abord brièvement débattre des raisons de sa prééminence dans l’histoire des idées ; car, si la définition hobbesienne donne une impression de grande simplicité et même, pour ainsi dire, de primitivité, elle a survécu à toutes les réticences théoriques, et est plus tard devenue, sous une forme augmentée, le germe d’une puissante idée de liberté. Entre-temps, Quentin Skinner nous a appris que Hobbes lui-même entendait avant tout contrecarrer l’influence grandissante du républicanisme politique durant la guerre civile anglaise : en proposant que la liberté soit purement et simplement comprise comme la réalisation libre de toute entrave externe des objectifs humains, il tenta, avec une grande habileté théorique et au moyen d’une superbe rhétorique, de contrecarrer publiquement de telles conceptions de la liberté, qui pouvaient encourager le désir d’associations civiles6. Mais l’intention politico-stratégique qui se dissimulait derrière l’idée de liberté hobbesienne aboutit bientôt à ce que ne subsiste plus que la formulation purement négative, extrêmement étroite, qu’il en donnait ; le fait qu’elle put par la suite se maintenir entièrement, et résista jusqu’à aujourd’hui à toutes les contestations normatives, s’explique par l’existence en elle d’un noyau de vérité intuitive qui, pour ainsi dire, transcende chacune de ses utilisations politiques. La nature de cet attrait durable apparaît avec grande évidence lorsque l’idée de liberté négative se voit prolongée au-delà de son point de départ hobbesien, et que nous cherchons à déterminer ce qu’elle a de commun avec les idées de liberté qui lui succédèrent7 : si la réflexion initiale de Hobbes fut plus tard raffinée sur le plan théorique, par John Locke, John Stuart Mill ou encore Robert Nozick, l’idée-force subsiste que le but de la liberté doit consister à assurer aux sujets une marge de manœuvre protégée leur permettant un agir égocentrique, libéré du poids de la responsabilité. Si l’idée de liberté négative n’en avait pas constamment appelé aux individus, dans leurs particularisations [Besonderungen] infinies, la théorie hobbesienne n’aurait eu aucun avenir.
L’idée selon laquelle la liberté individuelle consiste à poursuivre son intérêt bien compris sans être entravé par des obstacles « externes » entre en résonance avec une intuition profondément ancrée de l’individualisme moderne, voulant que le sujet lui-même peut se prévaloir d’un droit à la particularisation [Besonderung], même si ses désirs et intentions échappent à des principes supérieurs8. Le fait que Hobbes ait fait la part belle aux objectifs légitimes du libre agir a encouragé , à rebours de ses intentions, la formation d’une idée de la liberté dont l’objectif premier est la défense de l’idiosyncrasie. Toutefois, ce trait de la liberté négative ne devient évident qu’à partir du moment où la particularisation individuelle se défait de son caractère élitaire et devient une conquête culturelle des masses9. Il est aujourd’hui désormais évident, à une époque d’apogée de l’individualisation, processus dont le XXe siècle fut le théâtre10, que la théorie hobbesienne fut une expression de la tendance à accorder aux sujets la possibilité de l’égoïsme et de l’excentricité. Non seulement l’existentialisme de Sartre mais encore le libertarisme de Nozick sont des variantes de cette thématique de la liberté négative.
Le concept de liberté que développe Sartre dans son œuvre philosophique majeure n’est certes pas fait sur mesure pour le type de questions qui se tiennent au centre de la philosophie politique moderne ; alors que cette dernière traite du problème normatif consistant à savoir quelle forme de liberté doit être garantie aux individus, et dans quelles proportions, Sartre focalise en premier lieu son attention sur la constitution ontologique de la liberté11. Mais, chaque fois que la démonstration de Sartre effleure l’horizon de pensée [Vorstellungshorizont] du monde de la vie, son concept de liberté paraît constituer une radicalisation du concept hobbesien de liberté. Pour Sartre aussi, bien que pour des raisons différentes, une faiblesse de la volonté ou des difficultés psychiques ne pouvaient être considérées comme des restrictions de la liberté ; en effet, de telles entraves internes étaient à ses yeux l’« expression » d’un choix déjà effectué par l’homme à propos de la possibilité d’existence qu’il choisit. L’acte de volonté qui s’accomplit à ce niveau fondamental est en un sens absolument imperméable à tout élément circonstantiel : ni la biographie personnelle, ni des principes quelconques, ni l’identité propre, ni des considérations à l’endroit d’autrui ne viennent contraindre le sujet une fois qu’il est tenu de se prononcer en faveur d’un certain accomplissement de la vie [Lebensvollzug]. Pour Sartre, nous ne disposons, au moment du choix existentiel, d’aucun critère qui nous permettrait de nous « justifier » vis-à-vis de nous-mêmes ou vis-à-vis des autres12 ; nous nous concevons plutôt spontanément dans de tels moments, sans pause réflexive, en faisant appel à l’une des innombrables possibilités d’existence que nous offre la vie humaine.
Il suffit d’un changement minime de perspective pour voir dans cette approche sartrienne une amélioration du concept de liberté négative, tel que Hobbes l’avait élaboré trois cents ans avant lui avec des moyens purement naturalistes. Si nous considérons que le noyau d’une telle conception négative réside non pas dans l’idée que seules des entraves externes peuvent faire obstacle au libre agir, mais dans l’idée selon laquelle le type d’objectifs que nous choisissons ne répond en rien à la question de savoir si nous sommes véritablement libres, alors la conception sartrienne montre avec tout autant d’évidence que la conception hobbesienne la même tendance à l’élimination de toute réflexivité : à l’instar de Hobbes, Sartre suppose également un découplage entre l’acte de délibération et le concept de liberté individuelle, mais il conçoit ce découplage comme un impératif existentiel, alors que Hobbes le considère comme un fait normatif. Pour les deux penseurs, la liberté individuelle consiste tout d’abord en l’acte de se saisir [Ergreifen] de certains objectifs, qu’ils proviennent des sources de la « conscience spontanée13 » ou de certains désirs donnés ; nul besoin pour la réflexion de franchir une étape supplémentaire, car une justification des buts à la lumière de principes supérieurs ne relève pas de l’accomplissement de la liberté. Cette sorte de liberté est « négative » en ceci qu’il n’est pas ici question de se demander si les objectifs d’une personne satisfont ou non aux conditions de la liberté ; il importe peu de savoir quel choix existentiel est réalisé, et quels désirs sont satisfaits : l’acte pur, exempt de toute tension, de la décision suffit à qualifier l’acte en résultant d’acte « libre ».
Cette preuve d’une affinité sous-jacente entre Hobbes et Sartre est ici seulement censée étayer une thèse bien précise : l’idée de liberté négative est devenue un élément intrinsèque de l’imaginaire moderne au motif qu’elle a conféré à l’individu le droit d’aspirer à la particularisation individuelle. À rebours de son intention première, Hobbes, en proposant de définir la liberté individuelle en termes purement externes, a contribué à la formation d’une tradition conceptuelle faisant qu’aujourd’hui tout acte est désigné comme « libre » tant qu’il peut être conçu comme l’expression d’un choix autonome [Selbstwahl]. Le pathos existentialiste de la liberté inconditionnelle est le stade final d’un processus conceptuel qui avait jadis débuté par un constat insignifiant, à savoir que seuls des obstacles externes peuvent limiter les actes d’un homme. Mais, avec plus d’évidence encore que la doctrine sartrienne, la théorie de Robert Nozick vint démontrer la signification radicale que le concept hobbesien de liberté négative allait revêtir. Le livre de Nozick consacré à « l’anarchie, l’État et l’utopie » constitue un exemple tout à fait instructif de perspective méthodologique permettant, à partir de ce point de départ qu’est la liberté négative, d’étudier la question de l’ordre juste d’une société14.
Nozick s’en tient constamment, dans sa théorie de la justice, à ce même concept de liberté que Hobbes et Locke également avaient posé au fondement de leurs projets d’un ordre étatique juste ; par conséquent, et en toute cohérence, il ne conçoit lui aussi la liberté individuelle que comme l’opportunité de réaliser ses désirs et intentions propres sans pâtir du moindre obstacle externe. Mais, à la différence des deux philosophes anglais, Nozick n’a pas à l’esprit un État monarchique luttant pour sa liberté confessionnelle ; c’est aux individualistes radicaux du XXe siècle qu’il pense : pour de tels acteurs, être libre signifie être en mesure de réaliser de nombreux objectifs de vie égocentriques, parfaitement singuliers, pour autant qu’ils soient conciliables avec la liberté de tous leurs autres concitoyens. Du point de vue de l’individualiste, même le simple fait d’attendre de sa part qu’il se montre raisonnable dans sa manière de satisfaire ses désirs constitue déjà une exigence exorbitante, au motif qu’est ainsi imposée à sa liberté une restriction rationnelle15. Le fait que les hommes, dans leur « existence individuelle16 », sont livrés à eux-mêmes, et difficilement cernables les uns pour les autres, en raison de la « complexité prodigieuse17 » de leurs pulsions, de leurs penchants et de leurs attachements, signifie que nous ne pouvons apprécier des objectifs de vie qu’au moyen d’un seul critère : celui de la compatibilité extérieure de ces objectifs avec ceux de tous les autres sujets. Même ces quelques considérations montrent avec évidence combien Nozick adapte l’idée de liberté négative aux conditions régnant dans les sociétés pluralistes, individualisées à l’extrême ; dans cette perspective, le fait qu’il soit attendu des sujets qu’ils soumettent leurs désirs ou leurs intentions propres à des standards minimaux de rationalité doit déjà être considéré comme une restriction « externe » de la liberté. Pour Hobbes, la forme vide dans laquelle nous concevons la liberté individuelle est encore restreinte par la précondition d’une rationalité de l’intérêt personnel, alors que chez Nozick cette condition minimale même devient nulle et non avenue : tous les objectifs de vie, aussi irresponsables, autodestructeurs ou idiosyncrasiques soient-ils, doivent être considérés comme la raison d’être de la réalisation de la liberté pour autant qu’ils ne portent pas atteinte aux droits d’autrui.
Mais même cette inflexion extrême de la signification de la liberté négative, qui la découple progressivement de toute condition restrictive sur le plan interne, n’y change rien : la perspective méthodologique sur la justice est, à quelques détails près, restée inchangée de Hobbes à Nozick. À quelques exceptions près, l’élaboration d’un ordre étatique juste débute par la conception d’un état de nature fictionnel : avec une plus ou moins grande tendance à l’enjolivement, ces auteurs y montrent comment l’interaction sociale aurait pu se dérouler en l’absence d’un pouvoir de coercition étatique18. Pourtant, de telles descriptions, avant même de remplir une fonction méthodologique, servent la plupart du temps à rendre plausible la prémisse d’une liberté seulement négative, qui prête pour le moins à la critique ; car les individus dont il est imaginé qu’ils ont vécu dans un tel ordre préétatique sont constamment et fictivement dotés du désir d’agir autant que possible sans restriction aucune, comme bon leur semble19. L’idée de liberté extrêmement minimaliste au moyen de laquelle opèrent les théories de la justice se situant dans la tradition de Hobbes est ainsi projetée dans le passé, dans un état de nature, interdisant tout simplement de présumer de l’existence de liens naturels et d’affection mutuelle. Le résultat, c’est que l’homme y est représenté tel un être isolé, dont l’intérêt premier est d’agir en fonction de ses préférences propres en n’ayant à subir que le moins d’entraves possible20.
Toutefois, au-delà de ce noyau dur de traits partagés, les différentes théories en viennent à différer significativement les unes des autres dès lors qu’il est question de définir dans le détail l’état de nature. Plus ces approches s’éloignent de Hobbes, plus forte est leur tendance à limiter de l’extérieur le besoin de liberté des sujets, à travers des lois morales ; si elles retiennent l’idée selon laquelle les êtres humains aspirent, dès l’origine, à la réalisation la moins entravée possible des intérêts propres à chacun, elles imposent à ces exigences égocentriques des limites externes, qui découlent d’un type de droit naturel donnant l’impression d’une certaine automaticité21. Jusqu’à ce jour, la question de savoir comment de tels impératifs de droit naturel pourraient être réconciliés avec les aspirations à une liberté négative, à une réalisation la moins entravée possible des désirs personnels, n’a pas été entièrement résolue ; soit l’observance des principes moraux devrait être comprise comme un élément interne des aspirations à la liberté — ce qui signifierait que nous n’aurions plus affaire à un concept purement négatif —, soit cette observance devrait être présentée comme une pure réaction à une réalité externe — ce qui impliquerait ensuite, dès l’état de nature, des restrictions massives de la liberté négative. Toute tentative d’en finir avec le très brutal état de nature hobbesien, en implantant en lui des restrictions morales, vient nécessairement buter sur les limites du modèle de la liberté négative ; car l’efficience de cette morale ne pourrait être conçue, sans contradiction aucune, que comme une sorte d’auto-restriction individuelle, signifiant par là que la liberté serait pourvue, dès le départ, d’un élément de réflexivité22.
De quelque manière que ces difficultés conceptuelles pourraient être résolues au cas par cas, l’état de nature fictionnel a conservé le rôle central qu’il était destiné à jouer dans les théories de la liberté négative. Les principes devant prévaloir dans une société organisée sur le mode étatique sont toujours déterminés de la même façon : sous la forme d’une expérience de pensée, d’un type de questionnaire dirigé fictionnel présenté à des sujets vivant dans l’état de nature. Avec quel ordre juridique étatique de tels individus naturellement libres pourraient-ils s’accorder, au motif qu’ils attendraient de sa part une amélioration durable de leur situation ? Il est facile de voir que même cette procédure de justification, qui relève en fin de compte de la théorie du contrat social, opère déjà aussi au moyen d’un principe de consensus ; car toute réponse à ladite question de savoir comment un ordre juridique bien précis devrait être conçu, ne peut être considérée comme justifiée qu’à la condition suivante : que tous les sujets d’un état préétatique s’accordent avec lui. Ce qui se montre également ici avec une certaine évidence, c’est que les changements affectant cet ordre juridique ainsi légitimé dépendent constamment des principes moraux ayant préalablement été projetés dans l’état de nature fictionnel ; les alternatives, ici, vont de l’État coercitif [Zwangsstaat] hobbesien, dont la justification se passe de principes moraux fondateurs, à l’« État minimal » de Robert Nozick, que celui-ci justifie normativement en présupposant une proportion considérable de restrictions morales dans l’état de nature. Mais ce qui importe le plus pour nous, c’est le fait que cette procédure de justification ici esquissée laisse ressortir avec clarté le type de justice sociale qui surgit de la perspective propre à la liberté négative.
De toute évidence, le concept négatif de liberté qui se révèle être le noyau de ces théories a également des répercussions sur le statut et la portée des conceptions de la justice que chacune élabore de son côté. Tout d’abord, l’expérience de pensée de l’état de nature ne laisse pas le choix aux sujets interrogés : il leur faut poursuivre des calculs utilitaristes purement individuels ; toutes les considérations autres que prudentielles seront pour ainsi dire « exfiltrées », en présupposant tout simplement que les individus ne s’intéressent qu’à la préservation et la sécurisation de chacune de leurs marges de liberté propres. Cette limitation se manifeste ensuite dans le résultat de l’expérience de pensée, dont la validité future ne reste dépendante que de l’assentiment stratégique des sujets : tout ordre juridique étatique identifié de la manière évoquée ne pourra compter sur l’approbation de ses sujets que tant qu’il sera en mesure de satisfaire à chacune de leurs attentes individuelles. Les sujets, dans un tel ordre juridique, n’ont absolument aucune possibilité d’éprouver et de renouveler leur assentiment aux mesures étatiques par la participation à la création et à la révision des principes juridiques ; le rôle qui leur est conceptuellement réservé se borne plutôt à un seul et unique acte d’approbation, de sorte qu’il leur est seulement possible de juger à titre individuel de la légitimité de l’ordre étatique, à l’aune du seul critère de leurs intérêts propres. En présupposant une liberté seulement négative, la théorie ne permet pas de concevoir le citoyen et la citoyenne eux-mêmes comme des auteurs et des rénovateurs de leurs propres principes juridiques ; car cela imposerait d’attribuer aux aspirations à la liberté individuelles un élément additionnel, d’un niveau supérieur, qui justifierait de supposer à ces sujets un intérêt à coopérer avec tous les autres23.
Mais ses répercussions ne s’arrêtent pas là, car le concept de liberté négative s’exprime également encore dans la portée, et même l’étendue, des principes de justice formulés par ces théories. Parce que ce concept suppose que l’aspiration de l’individu à la liberté sera rationnellement limitée au désir d’agir « à sa guise » en n’ayant à subir que le moins d’entraves possible, les principes d’un ordre politique juste peuvent également exprimer la valeur de la liberté en ménageant autant d’espace que possible aux décisions personnelles. Cette conception libérale de la justice a par conséquent pour tâche de justifier autant de restrictions à la liberté individuelle qu’il est nécessaire pour assurer l’interaction pacifique de tous les sujets individuels. Le droit qui est ici socialement accordé à la liberté individuelle est de cette façon réduit à une sphère bien déterminée où tous les sujets poursuivent leurs objectifs propres, des objectifs à l’occasion singuliers et même idiosyncrasiques ; ce droit ne s’étend ni à la participation à la légifération publique elle-même ni à une quelconque interaction avec tous les autres sujets de droit. D’une certaine manière, et pour cette raison, une telle définition purement négative de la liberté se prolonge sur le mode de l’immédiateté dans le négativisme de la conception de la justice qui en résulte : ce qu’elle envisage normativement, c’est précisément une restriction, au nom de la sécurité, de cette liberté négative dont le maintien est toutefois pour elle un objectif central.
Toutes les insuffisances intrinsèques à l’idée de liberté négative découlent en définitive du fait qu’elle s’arrête au seuil véritable de l’auto-détermination individuelle. Afin de pouvoir concevoir un type de liberté qui inclurait aussi un élément d’« auto-détermination », il serait nécessaire de comprendre les objectifs de l’agir comme une création de la liberté : ce que réalise l’individu lorsqu’il agit « librement » devrait pouvoir être considéré comme le résultat d’une détermination qu’il se propose à lui-même. Or, le concept de liberté négative se focalise entièrement sur la libération « externe » de l’agir, tandis que ses objectifs restent du ressort du jeu des forces causales : chez Hobbes, c’est la nature contingente de l’intérêt personnel individuel qui décide de quels objectifs de l’individu dépend son agir ; chez Sartre, c’est la spontanéité de la conscience préréflexive ; chez Nozick enfin, c’est le hasard des prédilections et des désirs personnels. En aucun cas ici la liberté de l’individu ne le rend capable de se poser à soi-même les objectifs qu’il s’agira pour lui de réaliser dans le monde ; au lieu de cela, c’est la causalité d’une nature interne, ou d’un esprit anonyme, qui guide les actes et les choix du sujet, à son insu. Ce n’est qu’en franchissant ce seuil qu’il devient possible de discerner les contours de ce concept qu’incarne la compréhension moderne de l’auto-détermination individuelle ; il est ici question de deux formes différentes de liberté, dont la première est la liberté réflexive.