Transition

L’IDÉE D’ÉTHICITÉ DÉMOCRATIQUE

Les réflexions présentées en guise d’introduction montrent qu’il existe au moins deux raisons de ne pas limiter une conception de la justice à un exposé et à une justification de principes abstraits, purement formels. une objection méthodologique à une telle limitation peut tout d’abord être soulevée : un tel travail d’affinement théorique fait que la théorie normative se retrouve dans la fâcheuse situation de devoir se rattacher après coup seulement à la réalité sociale ; cela se ramènerait à justifier au préalable des principes de justice sans prendre en considération la factualité des rapports sociaux, afin de réinstaurer ensuite, à un deuxième (ou troisième) stade, par l’introduction progressive de situations empiriques, une connexion avec les conditions sociales réelles. la théorie, en conséquence, ne peut absolument pas déterminer à l’avance si l’écart séparant les exigences normatives et la réalité sociale peut être surmonté. une telle immersion idéaliste nous expose au danger de construire des principes de justice pouvant ensuite se révéler parfaitement inconsistants dès que confrontés à la réalité des institutions et des habitudes culturelles, réalité par définition rétive aux principes. ce problème méthodologique posé par cette logique d’un temps second, consistant à devoir se reconnecter à une réalité ex post, ne peut être fondamentalement surmonté qu’en élaborant une conception de la justice au fil d’une reconstruction de l’évolution sociale instruite sur le mode normatif ; pour cela, un effort empirique très significatif doit être fourni, mais cet effort a pour grand avantage de poser les principes et les normes qui représentent les critères ayant véritablement une validité sociale — un avantage qui justifie à lui seul de fournir cet effort1.

Une telle opération soulève naturellement le problème de devoir justifier, dès le début, le point de référence normatif d’une telle reconstruction de l’évolution sociale. Afin d’éviter toute affirmation purement normative, nous serions bien inspirés d’adopter la stratégie de Hegel lui-même, stratégie consistant à opérer des sélections dans les valeurs et idées déjà institutionnalisées dans la société ; toutefois, une telle approche immanente n’est possible qu’à la condition de pouvoir montrer, au moins indirectement, à travers une comparaison normative avec l’histoire ayant précédé, que ces valeurs établies ne sont pas seulement valides socialement, mais le sont aussi moralement — qu’elles permettent de mieux comprendre l’objectif de la justice. L’ordre social à reconstruire pourrait être compris comme un tissu institutionnalisé de systèmes d’action dans lesquels les valeurs culturellement reconnues sont concrétisées sur un mode fonctionnel chaque fois spécifique : tous les sous-systèmes centraux, pour utiliser une notion de Talcott Parsons, doivent incarner des éléments spécifiques des idées et valeurs régnantes assurant la légitimité de l’ordre social dans son ensemble. Reconstruire normativement un tel ordre, c’est se confronter à la question de savoir si et comment les valeurs culturellement acceptées sont véritablement concrétisées dans les différentes sphères d’action, et quelles normes de conduite y prévalent dans l’idéal. Emprunter cette voie reconstructive nous permettra de voir que les exigences de justice se révèlent être l’incarnation de l’ensemble des normes qui contribuent, à l’intérieur des différents systèmes d’action, à la réalisation la plus adéquate et complète possible des valeurs prévalantes.

Jusqu’à présent, la notion de « justice » ne s’est pas encore vu conférer la moindre substance ; elle n’a jusqu’à présent signifié rien de plus que la réalisation adéquate des valeurs d’une sphère sociale donnée, acceptées socialement à une époque donnée, et qui se voient chargées, pour cette raison, de garantir la légitimation normative de cette société. À un niveau métathéorique, la signification de l’idée de justice dépend entièrement de sa relation à des valeurs éthiques ; car l’exigence de se comporter « justement » vis-à-vis d’autrui est dépourvue de la moindre signification tant qu’elle n’est pas fondée dans une conception du bien : autrement, nous ne saurions pas ce que signifierait devoir aux autres ce qui est « leur2 ». Nous ne disposerons d’un critère permettant de déterminer les caractéristiques nécessaires de l’acte juste qu’à la condition d’avoir une compréhension claire de l’objectif éthique ultime de notre agir commun, le « ce en vue de quoi » [Worumwillen] éthique de notre agir commun3. Lorsqu’il est question des sociétés modernes, nous supposons, aux côtés d’un certain nombre d’autres auteurs, de Hegel à Habermas et Rawls, en passant par Durkheim, qu’il n’existe qu’une seule valeur pour former le socle de la légitimité des ordres sociaux : l’idée éthique selon laquelle tous les sujets doivent bénéficier d’un soutien égal dans les efforts qu’ils fournissent pour atteindre à la liberté individuelle se trouve incarnée dans les différents systèmes d’action constituant la société moderne. Ce qu’implique la « justice » dépend chaque fois de la signification que revêt la valeur de la liberté individuelle dans les sphères d’action différenciées — et ce conformément à leurs fonctions respectives. Il n’y a pas simplement l’exigence une de justice, mais, au contraire, autant d’exigences qu’il existe d’applications spécifiques de la valeur de liberté une, englobante. À ce stade, une complication surgit, liée au fait qu’à l’époque moderne, dès le début, des interprétations différentes de ce qui constitue la liberté individuelle sont apparues, et ont rivalisé entre elles ; et chacune de ces conceptions fondamentales semble avoir exercé un attrait suffisant, avoir pu se prévaloir d’une plausibilité et d’un poids intellectuel suffisants pour former plus tard le fondement normatif d’une institution puissante, structurante. Nous ne pouvons donc pas nous contenter de supposer que la valeur une de liberté a adopté une forme institutionnelle dans différentes sphères fonctionnelles, mais devons partir du principe que les différentes interprétations de cette valeur une sont en fait parvenues à s’incarner dans de telles sphères d’action institutionnelles. Et alors seulement se fait jour la seconde raison de ne pas cantonner la conception de la justice que nous visons pour notre temps à la simple justification de principes purement formels.

Passer en revue les différents modèles de liberté propres à la modernité nous a permis de voir qu’il était possible de distinguer entre trois conceptions fondamentales, dont chacune implique différents postulats au sujet des préconditions socio-ontologiques d’un agir individuel libre. La première idée de liberté, l’idée négative de liberté, suppose qu’une sphère juridiquement protégée dans laquelle le sujet peut agir selon ses préférences propres — des préférences n’ayant pas à être l’objet d’un examen réflexif — est une partie intégrante, cruciale, de la liberté individuelle ; la deuxième idée de liberté, l’idée réflexive de liberté, fait, elle, dépendre cette liberté de la réalisation d’actes intellectuels néanmoins considérés comme des actes normaux réalisés par tout sujet en mesure de les réaliser ; ce n’est qu’avec la troisième idée de liberté, l’idée sociale de liberté, que sont prises en compte des conditions sociales additionnelles : la réalisation de la liberté est ici liée à la condition préalable que d’autres sujets, des sujets qui, pour ainsi dire, obligent, viennent confirmer, entériner, mes objectifs propres. Souligner la structure intersubjective de la liberté permet de prendre conscience de la nécessité d’institutions faisant œuvre de médiation, d’institutions dont la fonction consiste à faire que les sujets soient informés au préalable de l’interdépendance de leurs objectifs. L’idée hégélienne selon laquelle la liberté individuelle doit être « objective » signifie donc simplement que des institutions appropriées, en l’occurrence les institutions de la reconnaissance mutuelle, sont nécessaires lorsqu’il s’agit de promouvoir la réalisation concrète de la liberté réflexive de l’individu. Mais une telle reconnexion de la liberté aux institutions a pour conséquence qu’une conception de la justice parfaitement adaptée à la valeur de la liberté ne peut être élaborée et justifiée sans un exposé simultané des formations institutionnelles correspondantes : la théorie ne peut se limiter à déduire des principes formels ; il lui faut plutôt s’étendre à la réalité sociale, car ce n’est qu’avec cette dernière que sont remplies les conditions fournissant à l’ensemble des individus la liberté individuelle maximale nécessaire à la poursuite de leurs objectifs. En d’autres termes, un rapport éthique à l’idée de liberté requiert une théorie de la justice afin de se défaire des cadres purement formels et de franchir le seuil de la réalité sociale et de son matériau ; car expliquer ce que signifie être libre pour l’individu implique nécessairement de désigner les institutions existantes au sein desquelles il lui est possible de faire l’expérience de la reconnaissance, dans une interaction normativement régulée avec autrui.

Résumer ces deux objections à une conception de la justice purement formelle permet déjà de discerner dans ses grandes lignes l’approche qui sera la nôtre dans les pages qui suivent. La méthode de la reconstruction normative exige que nous mettions progressivement en relief ces sphères d’action des sociétés libérales-démocratiques contemporaines où la valeur de la liberté individuelle a adopté une forme institutionnelle d’une manière à chaque fois spécifique, selon leur fonction. Mais il nous faut également prendre en considération le fait que cette idée de liberté a été interprétée de très diverses façons au fil de son évolution historique. En conséquence, il nous faut différencier une nouvelle fois ces ensembles institutionnels selon le type de liberté qu’ils incarnent. Sur la base des différenciations qui ont été opérées en introduction, il nous faudra distinguer entre des ensembles institutionnels de liberté négative et de liberté réflexive et ces systèmes d’action dans lesquels des formes de liberté sociale ont adopté une forme institutionnelle : alors que les deux premières sphères forment des domaines d’action ou de savoir à l’intérieur desquels l’individu peut s’assurer lui-même de ses possibilités de se retirer du monde de la vie social — possibilités acceptées sur le mode intersubjectif et socialement ancrées —, le troisième type d’institutions est seul à véritablement fournir des sphères d’action dans lesquelles la liberté sociale peut être expérimentée dans différentes formes de l’agir communicationnel. Le caractère dépendant, et purement potentiel, de la liberté individuelle incarnée dans les deux premières sphères s’imposera d’évidence une fois que nous aurons reconnu les pathologies sociales qui, de façon typique, font leur apparition dès qu’il est fait exclusivement recours à ces types de liberté4. En conséquence, nous ne pourrons élucider les spécificités respectives de ces systèmes de liberté sans, dans le même temps, nous faire une idée des anomalies de l’agir social découlant de l’autonomisation [Verselbstständigung] des formes individuelles de liberté. Les sphères institutionnelles de la liberté sociale sont entièrement exemptes de telles atteintes ; c’est que l’autonomisation d’un type de liberté, quel qu’il soit, ne peut s’y produire, car l’existence entière de telles sphères dépend du fait que les sujets se complètent mutuellement les uns les autres sur la base de normes d’action partagées, afin d’éviter l’écueil d’une compréhension univoque de la liberté, synonyme de pétrification passive.

Une fois que nous aurons reconstruit et introduit ces conditions d’existence de la liberté tout à fait différentes, il apparaîtra au grand jour que les catégories du droit [Recht] ne suffisent plus depuis longtemps à saisir les formes sociales et les fondements spécifiques de la liberté. Bon nombre des structures fondamentales, et avant toute chose dans les sphères de la liberté sociale, ne consistent pas en des réalités juridiques, mais en des pratiques, des us et coutumes et des rôles sociaux5. Plus notre travail de reconstruction normative avancera, plus nous nous éloignerons de la sphère de la liberté purement négative, et plus nous nous appuierons sur des concepts issus de la tradition de la critique sociale et de la sociologie, plutôt qu’issus du droit moderne. Je m’oppose très explicitement à cette tendance consistant à ne développer les fondements d’une théorie de la justice que sur la base de concepts juridiques. Rien n’a été plus fatal ces dernières années à la formulation d’un concept de justice sociale que la tendance récente à dissoudre dans des rapports de droit l’ensemble des rapports sociaux, et ce afin de faciliter leur régulation à travers des règles formelles ; cette approche univoque a eu des conséquences : nous avons perdu de vue le fait que les conditions de la justice ne peuvent être données seulement sous la forme de droits positifs, mais doivent également l’être sous la forme d’attitudes, de modes de comportement et de routines comportementales appropriées. La majeure partie de nos libertés individuelles, qui ont incarné une idée contemporaine de la justice sociale, nous ne la devons pas à des habilitations juridiques garanties par l’État, mais à l’existence de tout un entrelacs difficilement démêlable de pratiques routinières et d’us et coutumes éprouvés de très longue date, qui, souvent, ne sont que faiblement institutionnalisés, et qui nous permettent de faire l’expérience d’une confirmation sociale ou d’une libre expression de notre moi. Le fait que ces conditions de liberté ne peuvent qu’être difficilement déterminées, et se dérobent pour le principal aux catégories fondées sur le droit, ne peut en rien être considéré comme une raison pour les exclure du cadre d’une théorie de la justice6.