Chapitre IV

LIBERTÉ JURIDIQUE

Mais la théorie esquissée dans les pages qui précèdent ne devrait justement pas être déployée à partir de sphères sociales qui ne peuvent être exposées de façon exhaustive à travers des concepts juridiques. certes, il se pourrait que la liberté de l’individu ne se réalise en définitive que dans de tels domaines d’action, mais la condition préalable à une participation exempte de contraintes à ces domaines d’action réside dans un tout autre type de liberté. dans les sociétés libérales modernes, tout le monde ou presque s’accorde d’emblée pour dire que les individus ne peuvent s’envisager comme des personnes indépendantes disposant d’une volonté propre qu’à la condition de jouir de droits subjectifs garantis par l’état, de droits leur accordant un espace au sein duquel possibilité leur est donnée d’explorer leurs prédilections, préférences et intentions. cette idée ainsi esquissée voulant que toute liberté consiste en une autonomie privée juridiquement garantie n’a, jusqu’à aujourd’hui, été l’objet que de peu de changements. ce qui a changé ces dernières décennies, c’est la portée de ces droits « subjectifs ». en effet, les catégories initiales, « libérales » au sens strict du terme, se sont vu apporter de nouveaux additifs destinés à les compléter, et ce à l’initiative de mouvements sociaux, et parce que divers arguments politiques et moraux y ont concouru. toutefois, la signification éthique et la fonction sociale accordées à la « liberté juridique » dans les conceptions dominantes de la justice n’en ont en rien été affectées.

L’Europe, aux XVIIe et XVIIIe siècles, fut le théâtre d’une positivisation progressive du droit, dont la visée consistait à tirer un trait sur les privilèges normativement indus des intérêts corporatistes, et ce au moyen d’un réseau de règles étatiquement confirmées, entérinées, et censées assurer un même degré d’autonomie privée à tout citoyen. L’instauration de cet ordre juridique égalitaire entraîna l’apparition d’une sphère d’action indépendante, caractérisée par un type de normes n’exigeant pas d’assentiment moral et ne dépendant pas plus d’un accord éthique, un type de normes ne requérant qu’une acceptation de type instrumental, susceptible d’être au besoin obtenue par le recours à la violence légitime d’État. Toutefois, les fonctions requises pour créer, appliquer et mettre en œuvre les droits positifs, fonctions tout aussi diverses qu’importantes, ne peuvent être remplies qu’à la condition que l’État parvienne à trouver une nouvelle source de légitimation dans les volontés réunies de l’ensemble des citoyens concernés par son activité. L’apparition d’un nouveau système de libertés d’action subjectives s’accompagna de cette façon, dans un parallèle historique unique en son genre, de l’émergence de l’État de droit démocratique, dans le cadre duquel les destinataires de ces droits positifs purent s’envisager eux-mêmes comme leurs co-auteurs1. Mais plus ces deux aspects de cette liberté nouvellement constituée se rejoignent étroitement, au motif qu’ils se rapportent l’un à l’autre sur le mode d’une forte complémentarité, et moins il est recommandé de les traiter ensemble en leur faisant intégrer l’unique et même catégorie des conditions de la justice sociale. En effet, les sujets, en tant que destinataires de ces droits, peuvent en principe les exercer sur un mode purement privé, sans voir peser sur eux les exigences de l’interaction sociale, alors qu’ils ne peuvent se comprendre, en tant qu’auteurs de ces droits, que dans une coopération active avec les autres sujets de droit. Cette asymétrie structurelle explique le fait caractéristique suivant : l’ordre juridique moderne, égalitaire, doit être ici divisé en deux sphères garantes de liberté différentes, qui, en raison de leur architecture et de leur infrastructure différentes, devraient être situées aux antipodes de notre tentative de reconstruction normative d’une éthicité démocratique. Cette reconstruction doit débuter en s’intéressant à la manière par laquelle le système du droit [Recht] affirme garantir aux individus un espace d’autonomie privée, où ceux-ci peuvent se retirer de toutes les obligations et de tous les engagements liés au rôle social afin d’explorer la signification et la direction de leur conduite de vie [Lebensführung] individuelle. À l’issue de notre travail de reconstruction B. IV. 3, le même système juridique fera sa réapparition sous une lumière tout à fait autre : en tant que système garantissant aux citoyennes et citoyens socialisés une autonomie collective, dans le cadre de laquelle ceux-ci délibèrent, dans une coopération spécifique à la société civile, de la question des droits qu’ils doivent eux-mêmes mutuellement s’accorder, et de la question de la mise en œuvre de ces droits. Dans cette seconde acception, active et coopérative, l’institution du droit moderne réclame un peu plus que des modes d’exécution uniquement rationnels ; elle s’appuie aussi sur un spectre entier d’attitudes, de pratiques et de manières de penser démocratiques, sans lesquelles s’éteindrait toute volonté collective d’une actualisation commune du droit. C’est pour cette raison que je remets à plus tard l’élucidation de la question consistant à savoir comment le système du droit autorise l’autonomie collective : nous n’aborderons cette question qu’une fois traitées les sphères institutionnelles de la liberté sociale, soit cette sphère que Hegel a appelé la Sittlichkeit, l’« éthicité ».

Afin de pouvoir comprendre la signification éthique de la liberté juridique et, ce faisant, la position qu’elle occupe dans une conception de la justice sociale, il nous faut tout d’abord comprendre les fonctions que remplissent ses éléments juridiques fondamentaux dans la constitution de l’autonomie privée. La somme de tous les droits subjectifs, tels qu’ils se trouvent aujourd’hui formulés, en ce début de XXIe siècle, peut être comprise comme le résultat d’efforts destinés à assurer à tout sujet une sphère d’action protégée des interventions extérieures, étatiques comme non étatiques. À l’intérieur de cette sphère d’action, ce sujet, dès lors libéré de toute exigence communicationnelle, a la possibilité d’explorer sa propre idée du bien, et d’en faire l’expérience. La liberté négative ici garantie est ainsi fondée sur le droit de l’individu moderne à découvrir par lui-même, sur un mode purement privé, sa volonté propre (1.). Ce mode de liberté se heurte cependant à une limite : au fait que nous avons besoin, pour déterminer avec succès nos objectifs propres, d’une forme d’interaction sociale que la liberté juridique ne peut justement fournir. La liberté juridique, en effet, si elle doit être véritablement concrétisée, doit s’accompagner du type même de communication qui menace d’exclure l’individu en raison de sa structure purement privatiste (2.). Mais l’appel exclusif à ce type de liberté a tendance à évider et miner le réseau existant des rapports sociaux, et cette tendance rend tout ce qu’il y a de plus apparent l’état d’incomplétude de la liberté lorsqu’elle n’est comprise qu’en termes de droit individuel. En effet, formuler sa propre liberté uniquement sous la forme de revendications juridiques, c’est percevoir dans les attentes, les obligations et les engagements informels, non juridiques, de simples obstacles à sa propre subjectivité (3.).

1. RAISON D’ÊTRE DE LA LIBERTÉ JURIDIQUE

Déjà, pour Hegel, le « droit abstrait », et donc la somme de tous les droits subjectifs, semble posséder une très singulière double nature : extérieurement, il accorde au sujet une forme purement rationnelle de prise de décision, tout en protégeant — intérieurement — sa capacité à former sur le plan éthique ses volontés propres de la façon la plus efficiente qui soit. En tant qu’individus se rencontrant dans des rapports juridiques, les sujets se représentent les uns les autres comme disposant de la liberté d’agir à leur guise, « selon leur bon vouloir », et donc conformément à leurs préférences individuellement déterminées ; mais, envisagés selon la perspective qui leur est propre — propre à des sujets pour qui les motivations d’autrui restent d’une extrême opacité —, les droits qu’ils s’accordent réciproquement représentent une sorte d’enveloppe protectrice leur permettant d’explorer en toute liberté les profondeurs et abysses de leur subjectivité sans craindre de se le voir reprocher. J’entends tout d’abord expliquer la double nature ainsi esquissée des droits subjectifs en m’intéressant tout d’abord à ce qui constitue probablement leur élément le plus déconcertant, le droit de propriété. J’en viendrai ensuite à élaborer, à partir de ce point d’analyse, le critère normatif qui nous permettra de suivre l’évolution de la sphère de la liberté juridique jusque dans les débats les plus récents.

Aux côtés de la liberté contractuelle, le droit de propriété de l’individu a toujours formé un élément fondamental du système juridique moderne. L’orientation fortement économique de cette première génération de droits a favorisé très tôt une tendance à considérer avant tout les droits subjectifs comme un instrument destiné à satisfaire le besoin en organisation grandissant du système économique capitaliste, qui se développait alors à une vitesse foudroyante. Marx tout particulièrement ne voyait, dans les droits libéraux fondamentaux, qu’une poignée d’instruments idéologiques permettant de codifier les rapports de propriété économiques, et de justifier l’exploitation accélérée de la main-d’œuvre salariée2. Mais cette interprétation fonctionnaliste, dont on peut encore aujourd’hui constater des formes atténuées3, ne peut que nous faire perdre de vue le fait que les droits subjectifs peuvent également servir de tout autres fins. Hegel a expliqué, non pas en référence à la liberté contractuelle, mais au droit de propriété, comment parvenir à une interprétation éthique de la substance des droits libéraux fondamentaux. Pour Hegel, le droit fondamental de tous les sujets (de droit) à disposer d’une propriété privée ne se fonde pas, par exemple, sur la nécessité de mettre à leur disposition de la même façon les moyens leur permettant de satisfaire leurs besoins élémentaires4. À ses yeux, ce n’est pas au droit positif de se préoccuper des « revenus » des hommes, mais au marché du travail et des biens de la « société civile », marché qui ne se montre, ensuite seulement, à la hauteur de ses propres critères que lorsqu’il garantit à ses protagonistes la survie économique5. Pour Hegel, la justification rationnelle du droit de propriété privée réside plutôt dans le fait qu’il garantit à tout individu, dans l’objet qui lui appartient légitimement, l’opportunité de s’assurer aux yeux de l’extérieur de la spécificité de sa volonté. Peut-être la réflexion suivante nous aidera-t-elle à expliquer ce que veut dire Hegel, ce qu’il entend, lorsqu’il parle, dès cette étape première de son raisonnement, de la nécessité d’une « extériorisation » [Veräußerlichung] du libre vouloir. Dans le système des droits positifs, qui constitue la première institution de la liberté dans la modernité, les sujets se reconnaissent les uns les autres comme des êtres libres dans la mesure où ils s’attribuent mutuellement la faculté de se détacher de l’ensemble des déterminations de leur volonté propre et, ce faisant, de s’abstenir de nuire aux autres6. En conséquence, ils n’existent les uns pour les autres qu’en tant que personnalités abstraites, capables de « faire abstraction de tout7 », et de respecter les sphères de liberté individuelles des autres sujets, qui, comme eux, sont sujets de droit. Mais l’individu ferait-il désormais sienne, et entièrement, cette attribution, qu’il ne pourrait en rien savoir si ce qui est ici reconnu comme libre est bien sa volonté « propre ». Comme tous les autres, il pourrait certes s’envisager comme une « personne » ayant la faculté de prendre, vis-à-vis de tiers, ses distances par rapport à ses « désirs » et ses « pulsions erratiques », mais une personne ne disposant d’aucun moyen de s’identifier dans le même temps à un individu concret ou à une volonté individuelle. Pour Hegel, ce vide ainsi ouvert devait dès lors être comblé par un droit à disposer d’une propriété privée, accordé de la même façon à tous les individus. Pour que sa « volonté libre » puisse devenir une « volonté effective8 », le sujet doit pouvoir se prévaloir d’un droit bien déterminé, garanti et protégé par l’État : celui de disposer de façon exclusive d’un ensemble indéterminé d’objets.

Bien que Hegel hésite ici quelque peu dans ses formulations, affirmant que ce qui doit être actualisé dans la propriété est tantôt la « volonté libre9 », tantôt la « volonté subjective10 », l’orientation individualisante de son argumentation s’avère pourtant évidente : afin d’empêcher que le sujet ne se montre plus du tout à même de se reconnaître comme une personnalité individuelle en raison des pressions exercées par l’abstraction du droit formel, ce sujet doit se voir accorder le droit fondamental de disposer exclusivement d’un certain nombre de choses inertes, externes, à l’aide desquelles il peut s’assurer de l’individualité de sa volonté propre. Cependant, la question de savoir en quoi ces objets constituant la propriété privée devraient autoriser l’individu à les considérer comme des incarnations de l’individualité de sa volonté libre ne se voit pas encore apporter par lui une réponse très claire. La réponse de Hegel, consistant à affirmer que la personne juridique, dans la propriété, dépose « sa volonté en toute chose [Sache]11 », ou la laisse devenir « objective12 », ne suffit assurément pas à étayer cette affirmation de façon satisfaisante. Ce n’est qu’à la condition de souligner avec Jeremy Waldron la dimension temporelle du concept hégélien de propriété que l’argumentation en question se montre, d’évidence, plus convaincante : un objet possédé à titre privé peut incarner une volonté « individuelle » parce qu’il est possible de déterminer en lui si, au fil du temps, les intentions ou les plans d’action de son propriétaire ont évolué ou sont restés inchangés13. Nous pourrions formuler cela d’une manière qui nous éloigne plus encore de Hegel, et dire que les changements de la personnalité au fil du temps se reflètent dans des objets relevant de la propriété privée sur le temps long. Dans les traces laissées par leur usage, et dans les modalités de leur utilisation, les choses appartenant de façon exclusive à quelqu’un donnent à comprendre quelle volonté particulière se dissimule derrière le « masque protecteur » (Hannah Arendt) de la personne juridique.

Extraire ces réflexions de leur contexte hégélien et les transplanter dans l’horizon propre aux conflits de la vie de tous les jours facilite grandement la compréhension de la signification éthique du droit de propriété. En un sens tout à fait profane, les objets qu’une personne a rassemblés autour d’elle, et auxquels elle a un accès exclusif, lui permettent d’examiner l’ensemble de ces attachements, de ces relations et engagements dans lesquels elle s’investit tout au long de sa vie. En effet, c’est à la lumière des significations existentielles que ces choses ont revêtu pour nous au fil du temps qu’il nous est possible d’explorer au mieux le type de vie que nous aimerions mener. C’est pourquoi Virginia Woolf, d’une façon presque utopique, a mis l’accent sur le droit de tout être humain à disposer de sa propre chambre14, et c’est pourquoi la dimension matérielle d’un droit à la propriété privée implique constamment aussi la protection juridique de la sphère privée15. Dans son plaidoyer, Hegel avait anticipé le fait qu’un tel droit serait fondé sur une idée bien précise : l’idée qu’il importe que l’individu ait l’usage exclusif de ces objets lui permettant de faire l’expérience de sa volonté « véritable », soit le « propre » de son existence entière en tant qu’une personne juridique. La sphère « négative » de la très opaque prise de décision devant constituer le système des droits subjectifs, Hegel a voulu la comprendre comme un espace juridiquement garanti dédié à un examen de soi éthique.

Avec ce premier résultat, il nous est donné une clé essentielle pour reconstruire sur le mode normatif l’évolution ayant conduit du renforcement des droits subjectifs des débuts au présent le plus récent. Si différents que furent toujours les motifs sociaux, si disparates que furent chaque fois les sources de conflits politico-morales, les enrichissements et les reformulations des droits libéraux à la liberté suivent pour l’essentiel l’idée suivante : il importe d’ouvrir à tout sujet une sphère de liberté négative lui permettant de se retirer de l’espace communicationnel des engagements réciproques au profit d’une position faite de questionnement personnel et de mise à l’épreuve de soi. En conséquence, ce qui doit passer, de l’extérieur, aux yeux des autres sujets de droit, pour une attitude (juridiquement autorisée) d’examen et d’observation purement stratégiques, peut être utilisé, de l’intérieur, à titre individuel, par le détenteur des droits en question, comme un espace de liberté dédié à des problématisations éthiques de soi. Avec le recul, les premières tentatives d’accorder à toutes les personnes privées ayant atteint la majorité une sphère de liberté juridique semblent tout simplement touchantes au regard de l’investissement qui est aujourd’hui nécessaire en la matière face aux possibilités technologiques de contrôle et de surveillance. Aux yeux de la première génération des théoriciens de la liberté, les droits subjectifs étaient des droits négatifs qui protégaient l’espace dédié à l’agir individuel, où ils justifiaient la capacité juridique de rejeter les interventions illégitimes portant atteinte à la liberté, à la vie et à la propriété d’une personne16. Toutefois, une formulation plus précise du droit, liée à l’exigence formulée par le sujet de se voir protégé d’interventions dans sa propre liberté, serait très bientôt nécessaire ; et ce fut avant tout sous l’impulsion des très âpres polémiques qui éclatèrent dans le monde anglo-saxon17 que firent leur apparition les droits à la liberté confessionnelle, à la liberté d’expression et d’opinion, droits qui furent dès lors exigibles par voie de justice à titre individuel, et qui, encore aujourd’hui, forment bien, réunis, le noyau dur du système juridique libéral.

Toutefois, il n’est absolument pas évident de deviner à première vue dans quelle mesure ces droits subjectifs doivent créer un espace de protection individuel permettant à l’individu d’interroger véritablement sa propre idée du bien. En effet, ce qui semble ainsi être plutôt protégé, c’est l’expression et la mise en pratique d’une conviction déjà formée, et non son examen et son exploration préliminaires. Nous ne saisissons le rapport existant entre ces droits et l’idée directrice voulant que les droits subjectifs servent en définitive constamment à permettre un auto-questionnement éthique, qu’à la condition de comprendre, avec John Stuart Mill, le droit à la liberté de confession, d’expression et d’opinion, garanti par l’État, comme le garant d’un pluralisme aussi large que possible des conceptions alternatives du bien. En effet, l’action conjuguée de ces droits peut alors être envisagée comme une condition institutionnelle de la formation d’une conviction personnelle portant, au minimum, sur le type de vie que nous sommes décidés à ne pas mener, et ce à la lumière d’une grande diversité de conceptions de valeur concurrentes18. De la même façon que le questionnement de soi éthique exige que nous disposions d’un minimum de propriété privée, il nécessite également un arrière-plan culturel, un horizon, riche en contrastes, de visions différentes de vies bonnes et réussies. Faute de telles conceptions alternatives, ce processus d’exploration de soi se verrait extrêmement limité, car l’individu serait privé des impulsions intellectuelles nécessaires à l’invention d’objectifs de vie tout autres. Les droits subjectifs qui reconnaissent à tout individu la liberté d’articuler et soutenir publiquement ses convictions en termes de valeurs doivent garantir précisément ce type de pluralisme éthique. Le fait que tout un chacun bénéficie du droit garanti par l’État de ne pas être entravé dans l’expression de ses conceptions du bien suscite un flot permanent d’images et de visions de vies bonnes qui fournit constamment à l’individu de nouvelles alternatives pour ce qui est de son auto-confirmation [Selbstvergewisserung] éthique19.

Avec la révolution des technologies de communication, non seulement l’espace dédié à l’organisation de la vie privée s’est bien sûr considérablement étendu tout au long du siècle et demi écoulé, mais les possibilités de contrôle de cette liberté par l’État se sont également sans cesse améliorées. Ces évolutions ont déclenché une spirale de négociations continuellement renouvelées des rapports entre les droits de liberté subjectifs et les efforts sécuritaires de l’État, dont il est difficile encore aujourd’hui de deviner l’issue. Chaque opportunité plus grande donnée à l’individu de déterminer ses objectifs de vie individuels à l’aide des nouvelles techniques de communication, en se protégeant des interventions de tiers, s’est vue immédiatement suivie d’une offensive correspondante du fait des services de sécurité étatiques, visant, au motif de la prévention des risques, à mettre à bas ce mur technologiquement édifié, et à rendre cet espace accessible à des contrôles étatiques potentiels20. Dans les pays démocratiques libéraux occidentaux, la tentative des cours constitutionnelles de sécuriser les droits fondamentaux de l’individu dans le cadre des conflits ainsi déclenchés s’est progressivement concrétisée sous la forme de droits de liberté subjectifs : l’introduction du téléphone fut bientôt suivie de l’inscription dans le droit du secret des télécommunications ; la capacité améliorée de l’État à relever les données personnelles individuelles fut promptement suivie de la création d’un droit à la protection des données, dont l’individu peut se prévaloir à titre personnel ; l’expansion rapide d’Internet s’accompagne aujourd’hui de l’institutionnalisation progressive de droits à l’« auto-détermination informationnelle », ainsi que de droits à la « garantie de la confidentialité et de l’intégrité des systèmes technologiques d’information21 ». Avant toutes choses, cette dernière formulation montre avec grande évidence que l’objectif normatif des droits de liberté subjectifs doit être également préservé en face de l’ensemble des défis soulevés par l’évolution technico-scientifique : Internet a entraîné l’apparition de pratiques culturelles de communication virtuelle qui, pour l’essentiel, permettent, dans une bien plus grande mesure que par le passé, d’explorer et expérimenter des objectifs de vie alternatifs tout en étant entièrement protégé du regard d’autrui ; mais, dans le même temps, dans le sillage de nouvelles modalités d’utilisation de ce genre, se multiplient les possibilités d’utiliser les transferts d’informations anonymes confidentielles dans le but de diffuser de la propagande anticonstitutionnelle ou à des fins criminelles. Le fait que le Tribunal constitutionnel fédéral allemand, face à ces enjeux, promulgue que tout individu peut se prévaloir d’un « droit fondamental à la protection de la confidentialité et de l’intégrité » de ses données personnelles ne constitue rien d’autre qu’une réactualisation de l’ancienne acception des droits de liberté subjectifs au niveau inédit des technologies de communication informatisées : le droit des citoyennes et des citoyens à se savoir non observés dans leur utilisation d’Internet ne peut se voir enfreint par les États qu’à une condition, extrêmement exigeante : que soient constatés des éléments judiciairement vérifiables laissant craindre une atteinte à un « bien juridique de première importance ».

Alors qu’il est relativement facile sur le plan conceptuel d’accorder ces extensions et reformulations en termes de droit positif avec l’acception originelle des droits subjectifs, qui consiste à assurer aux individus un espace dédié aux auto-confirmations éthiques, on ne peut guère en dire autant de l’évolution ultérieure de catégories de droits parfaitement inédites22. Il est évident que la signification normative de ladite première génération des droits subjectifs — et nous parlons bien ici de ces droits à la liberté libéraux — réside dans le fait qu’ils autorisent les individus à adopter une position étatiquement garantie d’auto-conciliation privée ; mais son rapport à des générations ultérieures de droits, c’est-à-dire la connexion entre le noyau originel des droits de liberté et des droits plus récents de participation sociale et politique, reste jusqu’à ce jour sujet à controverses23. Pour la tâche consistant à reconstruire normativement les rapports de droit modernes, telle qu’elle doit être ici menée à bien, la question des circonstances historiques et de l’ordre séquentiel présidant à l’instauration de ces différentes catégories de droits n’est que de moindre importance. Notre réflexion doit plutôt se focaliser sur la question suivante : en quoi le rapport normatif de l’ensemble de ces catégories de droit peut-il éclairer le type de liberté individuelle qu’accorde le droit positif de nos sociétés modernes en général ? Au regard de la perspective ainsi esquissée, il semble dans un premier temps tout à fait sensé de comprendre l’introduction de droits sociaux comme une tentative de garantir aux individus les préconditions matérielles leur permettant d’exercer de façon plus efficiente leurs droits libéraux de liberté.

Le rapport très étroit qui sera ainsi établi entre la catégorie libérale et la catégorie sociale des droits subjectifs ne doit pas être d’un type empirique, mais de type conceptuel. Ce n’est pas prétendre que les sujets de droit doivent nécessairement comprendre les droits sociaux leur accordant une part de la richesse sociale comme une base matérielle d’un exercice de leurs libertés juridiques ; c’est plutôt dire que la signification normative de ces droits sociaux est le résultat de cette tâche consistant à permettre matériellement aux individus d’exercer de façon véritablement effective une autonomie privée garantie par les droits libéraux. C’est surtout Jeremy Waldron qui, ces dernières années, a montré de façon tout à fait saisissante combien l’idée normative de liberté juridique ne se parachève qu’avec l’octroi supplémentaire de droits sociaux : l’idée d’« avoir » ou de « posséder » certains droits implique déjà aussi, sur le plan conceptuel, pour précondition, de disposer dans tous les cas des ressources matérielles permettant l’utilisation ou l’usage de ces droits24. Dans cette mesure, les droits libéraux de liberté renvoient conceptuellement à l’idée d’un enrichissement à travers des droits sociaux garantissant dans certaines proportions aux individus la sécurité économique et le bien-être matériel nécessaires à l’exploration privée des objectifs de vie personnels, un type d’exploration qui suppose de se retirer des rapports de coopération sociaux. Ces droits complémentaires permettant de bénéficier d’une part de la richesse sociale diffèrent du droit de propriété privée en ceci qu’ils ne sont pas censés permettre la visualisation d’objectifs de vie plus anciens, mais affranchir l’individu des contraintes matérielles qui nuisent durablement à sa capacité de réfléchir sur ses objectifs de vie à venir. Toute offensive destinée à restreindre ces droits sociaux ou à les rendre dépendants de comportements jugés appropriés vient miner le rapport normatif qu’ils entretiennent avec la garantie étatique de l’autonomie privée.

La relation existant entre les droits libéraux et tous ces droits entrés en vigueur ultérieurement, censés garantir les opportunités de participation politique et de co-organisation, est toutefois bien plus difficile à saisir que le lien extrêmement étroit qu’entretiennent ces droits de liberté libéraux avec les droits sociaux. Tandis que les deux premières catégories de droits dressent en principe un mur de protection invisible derrière lequel la personne peut se retirer, cette troisième catégorie de droits cherche en revanche à surmonter l’isolement résultant d’un tel retrait. Les droits politiques renvoient en effet intrinsèquement à une activité qui n’est exercée qu’en coopération ou, du moins, dans un échange avec tous les autres titulaires des mêmes droits. La signification de la différence entre les droits de liberté et droits de bénéficier d’une part de la richesse sociale, d’un côté, et les droits de participation politique de l’autre, n’est pas simplement de nature empirique, mais est aussi de nature conceptuelle : les deux premières catégories de droits ne peuvent être comprises et mises en pratique de façon appropriée qu’à la condition que les individus les utilisent comme des opportunités de former un « moi » privé, alors que la troisième catégorie de droits doit être interprétée comme une invite à s’impliquer dans une activité civique et, de cette façon, dans la formation d’une volonté commune. À cette différence fondamentale est lié le fait que les personnes juridiques doivent pouvoir se pénétrer de deux rôles très différents selon la catégorie de droits revendiquée : tant qu’ils évoluent à l’intérieur de la sphère privée constituée par les droits de liberté et droits de bénéficier d’une part de la richesse sociale, ils peuvent se comprendre comme des bénéficiaires passifs de libertés leur étant socialement garanties ; mais, dès lors qu’ils quittent ce domaine afin d’en appeler à leurs droits politiques, il leur faut abandonner le rôle de destinataires de ces droits pour endosser celui d’auteurs de ces droits-là, rôle d’auteurs qui leur permet de participer à l’élaboration en coopération de droits qu’ils n’avaient auparavant acceptés qu’avec passivité. La tension entre autonomie privée et autonomie collective, qui distingue le système juridique libéral-démocratique, parce qu’il est dans le même temps requis et généré par les détenteurs de ces droits25, traverse les personnes juridiques elles-mêmes : que ces dernières utilisent de façon appropriée et conforme la première catégorie de droits, et alors elles ne peuvent jouer le rôle de citoyennes et citoyens démocratiques, car elles sont ainsi renvoyées elles-mêmes à la sphère privée ; mais qu’elles fassent appel de façon adéquate à la deuxième catégorie de droits, et alors elles ne peuvent en rester plus longtemps à une attitude faite de confirmation purement individuelle, car il leur faut dès lors participer à la pratique communicationnelle de la formation de la volonté générale. Le premier ensemble de droits suggère un retour aux volontés purement personnelles, une logique que le deuxième ensemble de droits tente justement de fracturer en invitant à une interaction démocratique.

Cette asymétrie, qui est constitutive du rapport de droit des États libéraux démocratiques, révèle que les droits politiques donnent en réalité lieu à un autre type de liberté individuelle que celui que prévoient les droits de liberté libéraux. Jusqu’à présent, nous avons vu que la liberté qui est générée par l’institutionnalisation des droits de liberté et de participation sociale consiste en l’opportunité de se retirer de l’espace public des engagements réciproques pour adopter une position faite d’auto-confirmation purement privée : ces droits forment comme un mur de protection autour du sujet individuel, ménageant autour de lui un espace qui le protège de l’extérieur, et qu’il peut utiliser pour questionner et examiner ses objectifs de vie personnels, à l’abri de toute interférence. Mais les droits politiques semblent vouloir faire de nouveau en sorte que ces mêmes sujets de droit ne restent pas en permanence dans cette sphère privée ainsi circonscrite : ils leur donnent tout un ensemble de possibilités juridiques de participer activement à la formation de la volonté démocratique, et d’influencer ce faisant, dans le même temps, la législation politique ; et plus sera forte la participation des individus à une telle pratique commune, plus ces individus feront usage d’un type de liberté qui, dans sa dépendance constitutive aux autres sujets, diffère entièrement de la liberté de se retirer dans la sphère privée. Le fait que cet autre type de liberté puisse être progressivement étendu, comme cela vient d’être affirmé, vient déjà signaler une différence centrale par rapport à la forme de liberté traitée jusqu’ici : alors que l’existence de la liberté privée n’est en rien affectée par le fait que les individus en font ou non usage, ni par la manière qui est leur de l’utiliser — lorsque tel est le cas —, puisqu’elle consiste en une pure opportunité d’auto-confirmation éthique, l’existence de la liberté permise par les droits politiques dépend entièrement de l’engagement des sujets à en faire usage. Cette dépendance s’explique par le fait que l’exercice individuel de ce dernier type de liberté dépend ici de l’activité des autres sujets, activité guidée par un impératif de conciliation. Le simple fait de disposer de droits subjectifs ne suffit pas à parler d’exercice individuel de ces droits : un tel exercice dépend entièrement de l’activité déployée par les autres détenteurs des mêmes droits afin que ces derniers se voient concrétisés. Dans cette mesure, ce nouveau type de liberté ainsi esquissé, s’il doit être présenté de façon adéquate, ne peut en rien l’être sous la forme d’une simple recension de principes de droits subjectifs. Même si aujourd’hui les constitutions de toutes les sociétés libérales démocratiques consistent en des catalogues plus ou moins complets de tels droits de participation politique, la signification normative du type de liberté qu’elles permettent ne peut être expliquée qu’à la condition de prendre en considération l’ensemble des attitudes et des pratiques sociales nécessaires à leur réalisation commune. Dans la catégorie des droits politiques, le rapport de droit préfigure une sphère sociale de liberté dont la condition d’existence est un ensemble entier de modes de comportement éthiques.

2. LIMITES DE LA LIBERTÉ JURIDIQUE

Avec l’autonomie privée, fondée socialement dans les droits de liberté libéraux et dans les droits de participation sociale, un type spécifique de liberté individuelle prend forme dans les sociétés modernes : extérieurement, l’individu est protégé d’interventions du fait des États ou d’autres acteurs par ces droits étatiquement garantis et consolidés, alors qu’intérieurement, dans le même temps, une sphère dédiée à l’examen purement privé de ses objectifs de vie lui est ainsi ouverte. Le terme « autonomie privée » doit signifier qu’un tel sujet de droit dispose d’un espace protecteur généralement accepté et qu’il peut exiger à titre individuel, un espace qui lui permet de se retirer de toutes les obligations sociales et de tous les liens sociaux afin de reconsidérer et de déterminer ses préférences et orientations de valeurs individuelles dans le cadre d’un processus de connaissance de soi ainsi délivré de telles pesanteurs. La constitution d’une sphère d’intimité individuelle forme dans cette mesure le noyau de la liberté juridique. Le fait que cette sphère de liberté ne consiste pas seulement en normes et interprétations juridiques correspondantes, mais aussi en régulateurs d’action (avalisés par les pouvoirs publics), donne à comprendre pourquoi nous avons déjà ici affaire à un système d’action institutionnalisé26 : se servir de la liberté juridique et la pratiquer, c’est prendre part à une sphère d’action socialement institutionnalisée, et régulée par des normes de reconnaissance mutuelle. De tels systèmes d’action doivent pouvoir remplir trois conditions afin d’être considérés comme des sphères d’une liberté devant en définitive être comprise sur le seul mode intersubjectif27. Tout d’abord, il doit être question d’un niveau fondamental de systèmes de pratiques socialement perdifférenciés [ausdifferenzierte]28, institutionnalisés, dans lesquels les sujets coopèrent entre eux, en se reconnaissant mutuellement à l’aune d’une norme communément partagée. Deuxièmement, ce rapport de reconnaissance continue doit consister en une attribution de statut réciproque autorisant de la même façon les intéressés à attendre que tous les autres se comportent d’une façon bien déterminée, et à attendre dans cette mesure une considération normative. Enfin, troisièmement, de tels systèmes d’action doivent impliquer la constitution d’un rapport à soi spécifique, faisant que les participants développent les compétences et les attitudes nécessaires aux pratiques constitutives29. Je vais brièvement expliquer ces trois conditions propres à la sphère de la liberté juridique avant d’en venir ensuite à l’explication des limitations et restrictions qui lui sont associées :

(a) Déjà, dans sa « Philosophie du droit », Hegel avait envisagé le système des « droits abstraits » comme un système caractérisé par une catégorie particulière de pratiques sociales produite par une acceptation commune de la norme « sois une personne et respecte les autres en tant que personnes30 ». Ce faisant, il s’était avant tout concentré sur le cas particulier des transactions économiques autorisées par le droit des contrats, bien que son idée spécifique de propriété eût pourtant pu lui permettre une interprétation plus large. Si nous annulions rétroactivement cette limitation, l’institutionnalisation des droits subjectifs autoriserait dès lors un type d’interactions sociales où les sujets se rencontrent les uns les autres dans une abstraction des orientations de valeurs et des motifs personnels, agissant dans une subordination mutuelle des intérêts purement arbitraires. Ce qui meut l’autre, ce qui l’amène véritablement à son action authentique, n’est pas ici chose importante pour la communication, de sorte qu’une multitude de possibilités de dissimuler leurs intentions véritables, et le cas échéant de jouer avec elles, s’offrent à l’ensemble des intéressés. Une anonymisation des motifs et une coordination réussie des intérêts discernables de l’extérieur sont les deux éléments centraux du nouveau type d’interactions sociales permis par le système des libertés juridiques31.

 

(b) Cette forme anonyme de communication sociale ne peut pour cette raison se réaliser qu’à la condition que les sujets concernés se reconnaissent mutuellement le statut normatif autorisant à accomplir la totalité des actes compatibles avec le système des droits subjectifs, et ce sans avoir à subir la pression d’une justification publique. Les sujets se reconnaissent réciproquement, pour citer Hegel, « en tant que personnes », qui sont justifiées à décider elles-mêmes, dans le cadre des lois existantes, des objectifs qu’elles pourraient poursuivre. Ce qui fait toute la spécificité d’une telle forme de reconnaissance, qui doit être appelée « respect de la personne32 », c’est une configuration bien particulière : c’est le fait que tous les mobiles éthiques et tous les motifs personnels doivent rester inexaminés par elle. Quelle que soit la raison de l’acte réalisé par mon vis-à-vis, quels que soient les mobiles éthiques qui doivent également y jouer un rôle, je suis, en tant que personne juridique, tenu de respecter ses décisions, tant qu’elles ne portent pas atteinte aux principes de droit positif approuvés par nous tous. Naturellement, le fait de respecter toutes les décisions d’un autre sujet révélées seulement par des actes juridiquement coordonnés présuppose un postulat de départ, le postulat voulant que les autres sujets se montrent capables de remplir toutes les obligations acceptées par eux, et se montrent bien disposés à le faire. Dans cette mesure, la norme de reconnaissance ici sous-jacente contient en elle l’espoir mutuellement partagé d’être traité comme un sujet capable de suivre de son propre chef les normes juridiques, avec discernement, et sans qu’un recours à la violence soit nécessaire pour cela.

 

(c) Cette forme bien particulière de subjectivité, qu’il est permis d’appeler « personne juridique », se constitue au fil de l’instauration de ce rapport de reconnaissance. D’un côté, un sujet de ce type doit avoir appris à s’abstraire le cas échéant de ses propres convictions morales ou éthiques, afin qu’aucune action ne soit influencée par elles dans l’interaction avec autrui, interaction qui est l’objet d’une médiation par le droit. Pour que la coordination d’action permise par le droit soit couronnée de succès, les normes morales ou principes éthiques tenus pour justes au niveau individuel doivent être mis mentalement entre parenthèses, d’une manière ou d’une autre. Mais, inversement, le même sujet se voit également demander de croire en la bonne disposition de son vis-à-vis à s’en tenir en toute autonomie aux normes du droit, et ce malgré toute l’opacité de ses intentions et de ses motifs véritables. Cela présuppose un degré élevé de confiance, de maîtrise de soi et de tolérance, car les actes juridiquement légitimes d’autrui doivent être ensuite acceptés, même s’ils peuvent être suspectés de dissimuler des attitudes divergeant de nos propres convictions, et se montrant même en contradiction avec elles. Dans l’ensemble, la personne juridique, qui, par son implication dans cette sphère de la reconnaissance, parvient à un respect de soi élémentaire33, doit avoir appris à opérer une distinction entre la surface et l’arrière-plan, entre les actions permises et les intentions qu’elles dissimulent — à la fois chez elle et chez tous les autres. Cela exige qu’une différenciation soit accomplie, qui, dans des situations extrêmes, peut aller jusqu’au sacrifice de la négation de soi.

 

Le schéma comportemental qui est ainsi imposé aux sujets dans les rapports de droit est celui d’un acteur solitaire dont les objectifs ne sont, de prime abord, que stratégiques : tant que les sujets se rencontrent les uns les autres en tant que détenteurs de droits uniquement, ils doivent s’en tenir mutuellement à un positionnement consistant à exercer un effet sur autrui dans le but de parvenir à une communication réussie. Il est certain que les intéressés savent en règle générale que leurs intentions réciproquement reconnaissables dissimulent d’ordinaire de tout autres motifs et de tout autres convictions ayant à voir avec la compréhension que chacun se fait de lui-même ; mais leur manière de communiquer exclut justement la possibilité de mettre en jeu cette auto-compréhension elle-même, et d’exiger pour cela, le cas échéant, qu’il en soit rendu compte. Mais l’opération de neutralisation par le droit ainsi esquissée donne clairement maintenant de premiers indices permettant de comprendre où réside l’incapacité de principe de toute liberté juridique : cette incapacité réside dans la sécurisation d’une forme d’autonomie privée qui ne peut être ensuite utilisée et exercée de façon sensée qu’à la condition d’avoir quitté le terrain du droit [Recht] qui lui est propre. En effet, nous ne pouvons parvenir à un examen de nos objectifs de vie, à une assurance authentique quant à ce qui constitue le bien, qu’à la condition d’adopter une position distincte de celle du droit, du fait même d’associer les autres intellectuellement ou réellement à nos examens en tant que sujets éthiquement motivés. Le rapport de droit génère dans l’autonomie privée un type de liberté dont il ne peut fournir le socle d’un exercice réussi ; et il serait même possible de dire que le droit encourage des attitudes et des pratiques comportementales qui viennent entraver l’exercice du type de liberté dont il est lui-même à l’origine.

Nous l’avons vu, les droits de liberté et de participation sociale garantis à l’aide d’une puissance de coercition étatique servent avant tout l’objectif consistant à garantir à tout sujet, en même mesure, un espace protecteur individuel à l’intérieur duquel il lui est possible de soupeser, d’examiner avec soin et d’éprouver ses propres objectifs de vie, et ce comme bon lui semble. Là où il n’est pas question de garantir la vie et l’intégrité corporelle, ces droits doivent mettre à la disposition des individus certains espaces, certaines tâches et activités dans lesquels aucune autre partie n’est autorisée à s’immiscer, y compris aux motifs jugés les plus plausibles et collectivement acceptés. La logique de tels droits individuels implique qu’ils construisent, à travers leurs opérations de protection, une sphère tout à fait aboutie d’autonomie personnelle, en tant qu’un espace purement privé, utilisable sur le seul mode monologique ; tout sujet individuel doit justement être habilité, à travers elle, à sortir du réseau de l’agir communicationnel, et ainsi à se libérer des exigences propres aux engagements normatifs. Un acteur qui prend ses décisions au nom de cette liberté juridique ne perd pas de temps à se demander si les raisons qu’il tient pour bonnes peuvent être également acceptées par ses partenaires dans l’interaction. Encouragé, à travers les droits qui lui reviennent, à se retirer derrière un mur protecteur, ou tenu de le faire, il doit pouvoir décider par lui-même, et seulement par lui-même, de ce qui est bon et juste pour sa propre vie. Cela ne suffit pas en tant que tel à une critique de la liberté juridique. Même si, comme nous le verrons dans la section suivante (B. IV. 3.), cette liberté ne peut qu’avoir, dans son autonomisation [Verselbständigung], des conséquences pathologiques pour le comportement social, elle offre à tout individu un élément indispensable d’émancipation radicale de tous les rapports d’engagement sociaux. Mais l’attitude que l’acteur est à même d’adopter dans cette position juridique rend en tant que telle absolument impossible l’accès au monde des responsabilités et des liens intersubjectifs. Tant qu’il s’en tient à une remise en cause pure des engagements ayant précédé, tant qu’il envisage des plans de vie alternatifs sur le seul mode monologique, l’individu ne peut échapper à un vide décisionnel et, en conséquence, à un état d’indétermination presque total. En effet, même la tentative d’examiner mentalement des liens anciens, ou d’anticiper de nouveaux engagements, exigerait un abandon de la position propre à la liberté juridique, afin de ne plus percevoir les partenaires de l’interaction imaginés comme de simples acteurs ayant des objectifs stratégiques. Il s’agirait à nouveau, d’une manière ou d’une autre, dans une telle tentative, de redonner à ceux-ci l’individualité et la diversité biographiques dont ils se voient dessaisis tant qu’ils ne sont envisagés que comme de mêmes sujets de droit dont l’arrière-plan moral se caractérise par une certaine opacité. Dans cette mesure, il n’est donc pas possible, en se fondant sur la liberté juridique, de mener à bien des réflexions éthiques sur le mode de la conversation et de la délibération virtuelles. Pour pouvoir tenter une telle discussion internalisée de nos objectifs de vie, il nous faut d’abord nous défaire du rôle propre à la personne juridique. Les droits subjectifs ne servent qu’à interroger et examiner nos conceptions existantes du bien, mais pas à en élaborer et formuler de nouvelles.

Ce qui vaut déjà pour la mise en œuvre du savoir éthique sur soi voit naturellement sa signification se renforcer encore à mesure que se rapproche le monde réel des liens sociaux et des dépendances sociales. Il est impossible d’y poursuivre des objectifs de vie, et d’y participer à des interactions, si l’on n’a pas préalablement quitté la sphère de la liberté juridique, et ainsi assumé de nouveau l’obligation intersubjective de justifier ses décisions. Dans le quotidien de l’agir communicationnel, il est tout simplement impossible d’invoquer une telle liberté personnelle afin de récuser des requêtes ou des demandes pressantes nous enjoignant de justifier nos décisions. Certes, nous agissons ordinairement dans le monde de la vie en ayant pour ce faire des raisons que nous partageons sur le mode préréflexif avec nos partenaires de l’interaction ; mais il suffit qu’un désaccord survienne pour que nous nous retrouvions dans l’obligation toute naturelle de justifier les divergences apparues. Recourir aux droits subjectifs signifie, dans de telles situations, rompre la communication, en étant convaincus qu’une discussion des raisons du conflit ne sera pas à même de réparer une interaction en échec. C’est alors que nous invoquons le droit dont nous pouvons nous prévaloir de ne suivre que des raisons subjectives. Mais, tant que nous persistons dans une telle position, nous ne pouvons même plus tenter de concrétiser ce que nous tenons pour le bien, ainsi que nos objectifs essentiels ; il nous faut au lieu de cela suspendre la totalité de nos intentions de réalisation personnelle, résolus que nous sommes dès lors à n’exercer une influence sur les autres que sur le seul mode stratégique. C’est ainsi que nous cessons de les envisager comme des partenaires avec lesquels coopérer, avec lesquels poursuivre des projets communs, et entretenir des relations.

Dans cette mesure, la liberté juridique en tant que telle ne représente en rien une sphère ou un espace de réalisation personnelle individuelle. Possibilité est certes garantie par elle de suspendre les projets et attachements personnels, mais elle ne nous donne pas l’opportunité de réaliser nos objectifs. Bien au contraire, tant qu’un sujet adopte le statut de personne juridique, il ne peut justement pas exercer le type de réflexions ou d’activités qui constituent la condition préalable d’une concrétisation des objectifs de vie. Qui invoque son droit étatiquement garanti à la liberté d’expression se rapporte inévitablement à des tiers qui lui contestent ce droit, d’une manière qui lui interdit de les envisager comme des destinataires de ce qu’il entend exprimer. Qui exerce son droit individuel à divorcer afin de se séparer de son ou de sa partenaire dans le mariage a ainsi, vis-à-vis de ce dernier, ou de cette dernière, définitivement tiré un trait sur toute opportunité de discuter en commun, à la lumière des expériences jusqu’alors partagées, de chemins de vie désormais destinés à s’éloigner l’un de l’autre. Enfin, celui qui revendique son droit à la liberté d’opinion ne pourra pas, dans le même temps, commencer à mettre en valeur ses convictions dans l’espace public de la formation de la volonté. Le recours à un droit subjectif ne crée constamment ici qu’un type de configuration temporaire où une organisation de vie autonome est d’une certaine manière annulée ou mise entre parenthèses. La personne juridique ne peut absolument pas méditer ou concrétiser les objectifs de vie qui lui importent sur le mode qui serait nécessaire à son autonomie éthique, car elle ne peut traiter ses partenaires dans l’interaction que comme des acteurs ayant des objectifs stratégiques, alors même que leurs positionnements ou conseils discursifs sont d’un poids décisif pour ses décisions personnelles34. Dans cette mesure, la liberté juridique renvoie toujours seulement à une pratique de la délibération éthique ou de l’organisation de vie à laquelle elle-même ne peut en rien fournir les préconditions nécessaires à des attitudes ou des modes relationnels intersubjectifs. Ce qu’elle peut en revanche générer, et ce qu’elle ancre dans la réalité sociale, c’est l’octroi d’un moratoire permettant de prendre des décisions à titre privé, et seulement à ce titre, jusqu’à ce que se présentent des opportunités de se rattacher de nouveau aux routines du monde de la vie des justifications et obligations mutuelles.

Ce caractère purement négatif de la liberté juridique, le fait qu’elle ne garantit que la suspension de décisions personnelles, mais ne permet pas leur façonnement éthique et leur transposition dans le monde de la vie, s’expriment le plus généralement dans le fait que la valeur des droits (subjectifs) correspondants résulte de préconditions intersubjectives qu’ils ne peuvent générer eux-mêmes du fait des attitudes et positionnements qu’ils encouragent35. Ce qui, auparavant, s’était appliqué de façon exemplaire à un petit ensemble de tels droits, s’applique en effet sans difficulté aucune au spectre entier des droits libéraux de liberté. La protection juridique des minorités, la garantie juridique de la liberté contractuelle, ou la protection juridique de la vie privée, doivent permettre en permanence une pratique sociale dont la persistance et l’épanouissement dépendent du fait que les sujets concernés entretiennent les uns les autres des rapports non juridiques, ou se sentent tenus par des normes préjuridiques : les membres de minorités sociales ne peuvent manifestement bénéficier d’une interdiction juridique de toute discrimination qu’à la condition de maintenir en vie leur culture propre à l’aide de pratiques de coopération ; les acteurs du marché économique ne peuvent jouir de la liberté contractuelle qui leur est juridiquement accordée qu’à la condition de se savoir dans le même temps liés à des accords, à des conventions et normes contraignant leurs activités respectives ; et les individus ne peuvent se prévaloir de la protection juridique de leur sphère privée qu’à la condition de pouvoir s’appuyer sur l’arrière-plan communicationnel d’un monde de la vie dont l’existence ne saurait être considérée comme le résultat de processus juridiques36. Le droit, pourrait-on dire, doit générer une forme de liberté individuelle dont il ne peut lui-même ni produire ni maintenir les conditions d’existence ; il vit d’un rapport purement négatif, à l’origine d’interruptions, à un contexte de pratique éthique qui, pour sa part, s’appuie sur l’interaction sociale de sujets ne coopérant pas ensemble sur le mode juridique.

3. PATHOLOGIES DE LA LIBERTÉ JURIDIQUE

La théorie sociale permet toujours de parler de « pathologie sociale » en présence d’évolutions sociales qui conduisent à une détérioration notable des facultés rationnelles permettant de participer aux formes décisives de la coopération sociale. À la différence des injustices sociales, qui consistent aujourd’hui en une exclusion inutile des processus sociaux de coopération, ou qui restreignent les opportunités de participer, en toute égalité de droit, à ces processus de coopération sociale, de telles pathologies sociales se constatent à un niveau supérieur de la reproduction sociale, où il s’agit d’avoir un accès réflexif aux systèmes d’actions et de normes premiers. Il est permis de parler de « pathologie sociale » chaque fois qu’un certain nombre de membres de la société, ou l’ensemble de ces membres, ne se montrent plus en situation, en raison des évolutions sociales, de comprendre convenablement la signification de ces pratiques et de ces normes. Dans cette mesure, les évolutions négatives ou les perturbations ainsi pensées représentent des « second-order disorders », des « désordres de second ordre », pour citer une expression de Christopher Zurn37. Il est ici question de déficits de rationalité faisant que des convictions ou des pratiques de premier niveau ne peuvent plus être acquises et utilisées, de façon appropriée, par les intéressés, à un niveau second. Il est certain que de telles pathologies ne doivent pas être interprétées comme une accumulation sociale de pathologies individuelles ou de désordres psychiques individuels. Qui n’est pas en mesure de concevoir l’usage social d’une pratique déterminée, socialement institutionnalisée, n’est pas, par exemple, psychiquement malade, mais a omis, en raison de simples influences sociales, de pratiquer de façon adéquate la grammaire normative d’un système d’action qui lui est, à dire vrai, intuitivement familier.

Les symptômes reflétant de telles pathologies sociales ne se manifestent pas, pour cette raison, sous la forme de particularités du comportement individuel manifestes, ou sous la forme de déformations du caractère ; ils se manifestent plutôt lorsque les membres de groupes bien déterminés en viennent à développer des tendances à un certain engourdissement du comportement [Verhaltenserstarrung], des tendances à une rigidification de leur comportement social, et de leur rapport à eux-mêmes, qui se révèlent dans des états diffus d’abattement et de perte d’orientation38. Ce sont de tels états de « prostration réflexive39 » [reflexiven Betroffenheit] qui nous donnent de premiers indicateurs permettant d’en conclure à la présence d’une pathologie sociale. Toutefois, des symptômes de ce type ne se laissent que rarement constater sous la forme de résultats d’expériences empiriques : les instruments d’analyse de la recherche sociologique sont eux-mêmes en règle générale trop grossiers sur le plan qualitatif pour pouvoir faire apparaître des atmosphères diffuses ou des états d’esprit collectifs de cette sorte. En conséquence, la meilleure approche pour diagnostiquer de telles pathologies consiste toujours, exactement comme au temps de Hegel, déjà, ou comme au temps du jeune Lukács, à analyser des manifestations indirectes de ces symptômes dans la sphère esthétique. Les romans, les films ou les œuvres d’art nous offrent un matériau permettant de nous faire une idée de l’existence éventuelle, et de l’importance — si elles existent bien —, à notre époque, de tendances à une déformation du comportement social.

Le système institutionnalisé de la liberté juridique représente déjà désormais un point d’accès à de telles pathologies, car il réclame des participants une grande capacité à l’abstraction et, de ce fait, invite régulièrement à des interprétations erronées. Ce système n’a besoin que d’une augmentation extrêmement rapide des options d’action dans la vie sociale de tous les jours pour amener les sujets à camper sur leurs revendications de droit et ne concevoir en fin de compte leur propre liberté qu’au prisme d’une telle conformité juridique. La signification de la communication établie sur le mode juridique est ensuite, au fil d’une telle unilatéralité, l’objet de malentendus. En effet, les intéressés n’ont plus dès lors la possibilité de comprendre que seules doivent être garanties par elle des opportunités de rejeter temporairement des engagements à agir intersubjectifs, mais pas des alternatives à l’organisation de la vie individuelle. Au lieu de saisir l’acception négative propre à la liberté juridique, on la prend dès lors pour le tout, et on l’érige en point de référence exclusif de l’image que l’on se fait de soi. Déjà, Hegel, dans sa « Philosophie du droit », avait observé des tendances à une telle autonomisation de la liberté juridique. Il est vrai qu’il avait alors surtout à l’esprit des personnalités singulières s’obstinant à revendiquer avec grand « entêtement » leur droit, sur le modèle du personnage de Michael Kohlhaas créé par Heinrich von Kleist40. En revanche, à notre époque, où la juridification des rapports sociaux est, comparée à autrefois, extrêmement forte, de telles pathologies ont depuis longtemps cessé de constituer de simples incidents isolés, et ont adopté un caractère quasi endémique. Dans la mesure où la signification en premier lieu négative, dilatoire, des droits subjectifs est de moins en moins comprise comme il conviendrait, les manifestations des symptômes comportementaux correspondants se sont aussi, en effet, pour l’essentiel, multipliées. Nous n’avons plus seulement affaire aux manifestations d’une posture qui consiste à camper sur des revendications juridiques se durcissant jusqu’au refus de tout compromis : nous avons aussi affaire aux effets secondaires d’un abus de la liberté juridique, tel qu’il se laisse constater dans l’ajournement continuel d’engagements à agir, ou dans la focalisation exclusive sur un modèle juridique de société.

En ayant pour objectif de ne donner ici qu’une première vue d’ensemble, je veux tenter de distinguer deux formes contemporaines d’une pathologie de la liberté juridique. Mon sentiment est que, tout d’abord, dans les cas de différends ou de conflits sociaux, les individus ont d’autant plus tendance à se focaliser sur leur rôle de détenteurs de droits qu’ils oublient le potentiel d’arbitrage propre à l’agir communicationnel, et ainsi, fort souvent, le motif originel du litige. Ce faisant, ce qui est conçu comme étant la liberté se voit en fin de compte réduit à la somme des droits se tenant à la disposition de l’individu, raison pour laquelle les moyens de tout agir deviennent ici ses fins propres (a). Une seconde forme de pathologie de la liberté juridique se révèle d’un type plutôt plus indirect. En effet, elle invoque pour l’essentiel une fonction bien précise de cette idée de liberté juridique telle qu’appliquée à cette sphère : celle de modèle pour cette démarche de plus en plus délicate consistant à trouver son identité propre. L’idée consistant à soulager temporairement l’agir individuel des engagements intersubjectifs à l’aide des droits individuels est dans de tels cas, d’une certaine manière, détemporalisée, et est prise pour point de référence général de la relation à soi. Ce qui est ici compris comme une incarnation de la liberté individuelle n’est ensuite plus défini en termes de droits subjectifs, mais selon son modèle d’une suspension des obligations, de sorte, pourrions-nous dire, que les moyens de la liberté se transforment en idéal de vie (b). Dans les deux cas, l’explication semble résider dans l’incapacité des acteurs à saisir de façon adéquate la signification de l’espace d’action protégé que nous ouvre le droit, et à la mettre en œuvre. Au lieu d’y voir l’opportunité de nous débarrasser temporairement de toutes les exigences de justification communicationnelles, et de concrétiser durant ce laps de temps nos intentions en nous focalisant seulement sur la réussite de leur mise en œuvre, nous comprenons à tort cette interruption dans la communication comme une forme de coordination de toutes les autres interactions. Mais, tandis que, dans le premier cas, cette autonomisation se montre très vite suivie par une reformulation progressive des intérêts et besoins individuels en revendications de droit — faisant que, de toute subjectivité, ne reste plus que la couverture de la personnalité juridique —, cette autonomisation s’accompagne, dans le second cas, d’un report sine die de toute décision synonyme d’engagement, engendrant ce faisant une personnalité dont il est permis de dire qu’elle n’est plus que juridique.

(a) Le personnage de Michael Kohlhaas, créé par Kleist, représente encore un type de personnalité dont le sens du droit est à l’origine relativement intact, mais qui, peu à peu, l’absolutise, au fil d’intrigues et de chicanes permanentes dont il est la victime, succombant pour finir à un désir de vengeance. Mais il n’est plus question aujourd’hui, au regard de la quotidianisation [Veralltäglichung] et de la routinisation d’une justice la plupart du temps impartiale, exempte de jugement de classe, d’une telle absolutisation exceptionnelle de l’idée de droit. Il est certain que Kohlhaas mécomprend la signification du système nouvellement instauré de la liberté juridique lorsqu’il argue d’une injustice dissimulée derrière les oripeaux du droit formel pour mener à titre personnel une campagne punitive ; mais ce n’est pas à une telle escalade dramatique que nous pensons lorsque nous parlons, portant notre regard sur le présent, d’une autonomisation de la personnalité juridique. Nous nous raidissons souvent sur nos propres droits non pas parce que nous avons essuyé une injustice, ni parce que nous sommes portés par un esprit de revanche ; nous montrons plutôt fréquemment une certaine promptitude, très peu visible de l’extérieur, à nous retirer au sein d’une « coquille » de droits subjectifs, et à ne nous manifester finalement vis-à-vis des autres qu’en tant que personnes juridiques. Il n’est en rien aisé d’expliquer en termes sociologiques pourquoi l’institution de la liberté juridique a gagné ces dernières décennies une si grande force constitutive de droits, et pourquoi elle est assez fréquemment devenue pour les sujets un principe déterminant de leur relation à eux-mêmes. La juridification sans cesse plus importante de domaines de la vie qui, auparavant, étaient pour l’essentiel organisés sur le mode communicationnel, aura ici exercé l’influence la plus forte, mais l’effet « idéologique » de l’inflexion croissante des discours politiques vers le juridique doit également être pris en compte.

Le processus de juridification qui commenca, au cours des années 1960, à s’emparer de la famille, de l’école, du temps réservé au loisir et de la culture, avec pour intention initiale de fournir une protection étatique aux groupes et individus considérés comme les plus fragiles, a rapidement conduit les protagonistes de ces sphères jadis régulées sur le mode informel à s’envisager les uns les autres en tant que détenteurs de droits41. Alors qu’ils étaient auparavant accoutumés à s’entendre les uns les autres en ayant recours à des valeurs, normes et coutumes partagées, ils se montrent désormais toujours plus en mesure, dans leurs rapports avec leurs partenaires de l’interaction, d’adopter un positionnement stratégique destiné à défendre avec succès, à l’aide du droit, leurs intérêts menacés. Bien sûr, cette évolution offre en premier lieu la possibilité à tout individu, en cas de conflits ou de préjudices imminents, de camper sur son droit à être soulagé des obligations d’agir existantes, et à réexaminer ses attachements existants. La liberté de ces individus auparavant liés à des règles informelles d’interaction augmente à proportion de l’espace de liberté négative qui vient s’ouvrir à eux, et qui leur permet de ne plus avoir à obéir à des normes et valeurs en vigueur dans leurs sphères d’action respectives — du moins temporairement. Chaque nouvelle étape du processus de juridification de ces domaines de la vie auparavant organisés sur le seul mode communicationnel augmente à l’avenant la liberté juridique de l’individu. Mais ce n’est qu’à la condition de prendre aussi en considération un processus se développant simultanément à ces tendances, et ayant conduit le médium du droit à dominer de plus en plus la vie publique, qu’il sera peut-être possible d’expliquer l’apparition de la première forme d’une pathologie de la liberté juridique : le fait que les sujets, dans les pays libéraux-démocratiques occidentaux, en viennent à planifier de plus en plus leur manière d’agir, en cas de différends et de conflits sociaux, à l’aune de leurs perspectives de victoire sur le terrain juridique, perdant ce faisant progressivement le sens de tout ce qui — intérêts, intentions — ne peut être articulé en termes juridiques.

Le fait que la judiciarisation de domaines communicationnels de la vie impose de façon imperceptible aux sujets, qu’ils soient directement ou indirectement concernés, d’adopter un positionnement objectivant à l’endroit de leur interaction extrêmement individuée fut considéré dès le début comme le revers de la médaille de la juridification toujours plus à l’œuvre. La subsomption des processus du monde de la vie au médium du droit contraint les intéressés à faire abstraction de leurs expériences concrètes, et à ne reconnaître leurs besoins que dans la mesure où ils s’accordent à un schéma d’intérêts généralement spécifiés, fragilisant ainsi dans l’ensemble la vie communicationnelle42. Mais, dès que de telles contraintes à l’abstraction cessent de se cantonner au lieu où est rendu le droit, et commencent à trouver prise dans la vie sociale de tous les jours, les sujets apprennent à n’observer leurs intentions propres, ainsi que celles de leurs vis-à-vis, qu’au prisme de leur signification juridique : la faculté de distinguer entre le premier plan stratégique et l’arrière-plan du monde de la vie est alors perdue, et ne reste plus de la personne qu’une somme de revendications juridiques. Un tel changement d’attitude peut en définitive conduire le sujet à la conviction que sa liberté et celle de tous les autres ne s’étendent que dans une compatibilité avec les exigences d’abstraction du droit ; sa liberté ne peut dès lors aller au-delà des frontières du droit, descriptives et spécifiantes. En lieu et place de besoins individualisés, ne sont alors mis en valeur que des intérêts universalisables ; en lieu et place de normes et de valeurs éprouvées de longue date, il ne sera fait recours qu’à des principes conformes au droit ; au lieu de régler des conflits sur le mode communicationnel, il sera tout de suite, et presque exclusivement, fait recours à des procédures de conciliation juridique.

La dynamique d’une telle pathologie sociale, telle qu’elle me semble être globalement caractéristique du système d’action du droit, se voit illustrée par le film Kramer contre Kramer d’une façon qui, aujourd’hui encore, reste convaincante43. Même si ce film souffre d’un certain nombre de faiblesses narratives — laissant par exemple dans l’ombre les raisons qu’a le personnage féminin de divorcer, ce qui put renforcer les préjugés de l’époque contre les efforts d’émancipation des femmes —, le film réussit pourtant à l’occasion à montrer comment les protagonistes anticipent constamment les conséquences juridiques de leurs actes, tout autant que les effets de cette anticipation sur leurs intentions et sur leurs personnalités. Ce n’est ni le cadrage ni le montage — et donc la forme esthétique — qui sont ici le médium décisif du diagnostic, mais uniquement l’intrigue narrative elle-même : ce n’est qu’à ce niveau, non pas formel, mais purement narratif, que le film parvient à illustrer ce processus au fil duquel des individus se voient transformés en purs masques de caractère [Charaktermasken] du droit. Cette transformation devient particulièrement frappante lorsque Ted Kramer apprend que sa femme Joanna, déjà séparée de lui, a changé son fusil d’épaule, et finalement décidé de porter devant un tribunal la question du droit de garde de leur enfant. Dès lors, le personnage masculin, comme s’il était dirigé par une main invisible, se met à calculer la totalité de ses actes quotidiens avec pour seul souci leur effet potentiellement favorable sur la décision du juge : après s’être fait licencier, il trouve sur-le-champ un travail bien moins rémunéré, avec pour seule visée, au motif d’horaires de travail très réguliers, de pouvoir démontrer sa capacité à exercer un droit de garde ; au cours de la procédure de divorce, un accident dont l’enfant est victime dans sa cour de récréation n’est envisagé rétrospectivement par son père que d’une seule manière : comme ayant un effet négatif sur sa propre demande de garde ; et même l’interaction entière avec l’enfant se transforme de plus en plus en démonstration publique de soin, d’amour, d’attachement paternel. De sorte que le personnage masculin, mais aussi le spectateur, en viennent même à douter de la sincérité de ses actes : expriment-ils des sentiments véritablement ressentis ou sont-ils, déjà, de simples manifestations d’un comportement susceptible d’être approuvé par un tribunal ? Et, de fait, le doute s’instille bien vite sur les motivations du père : ne cherche-t-il pas simplement à se conformer à des exigences juridiques, et à prouver au tribunal sa propre droiture afin de conserver l’avantage dans la procédure ? Le film touche véritablement à l’excellence lorsqu’il force le spectateur à anticiper en lui-même cette transformation : en vivant par procuration l’action qui se déroule sur l’écran, nous comprenons ce que signifie être un sujet qui envisage la totalité de ses affaires personnelles du seul point de vue du droit.

Même si le cas présenté dans ce film présente un certain nombre de traits et d’accents spécifiques à une situation particulièrement lourde sur le plan émotionnel, celle d’une bataille juridique menée autour d’une garde d’enfant, Kramer contre Kramer permet pourtant de comprendre la tournure que peut adopter la première pathologie de la liberté juridique — en faisant en sorte que ce cas puisse être considéré par le spectateur comme généralisable. Tout au long de la procédure de divorce, les parents, qui sont contraints par les règles de droit auxquelles ils en appellent eux-mêmes d’anticiper les effets de leurs initiatives sur le jugement à venir du tribunal, finissent par oublier l’existence, derrière leurs intentions stratégiques apparentes, des nécessités communicationnelles et de leurs grands besoins en la matière. Plus est oublié cet arrière-plan du monde de la vie, plus les autres protagonistes se voient emportés par le même courant, et plus forte est la tendance à n’envisager que comme la seule forme possible d’interaction stratégique ce type d’interaction stratégique que le droit reconnaît comme une forme légitime de rupture de la communication. Ce qui, à l’origine, n’était pensé que comme une autorisation de refuser temporairement des obligations relevant du monde de la vie devient ainsi le mode de l’agir quotidien. Au lieu de fonder nos faits et gestes sur des raisons auxquelles nos partenaires dans l’interaction peuvent agréer, seuls des calculs et des objectifs purement privés seront ici appliqués — la liberté négative, que le droit offre comme une opportunité, devenant dès lors un style de vie.

Toutefois, ce cas particulier de pathologie ne peut inciter à rejeter sur les individus impliqués la responsabilité de l’interprétation erronée de leurs pratiques juridiques. La promptitude largement partagée à adopter la perspective de la liberté juridique, et à un point tel qu’en sont ignorées les exigences de l’agir intersubjectif, s’explique par la tendance sociale à assigner très vite, et presque automatiquement, au système d’action du droit la mission de résoudre les différends et conflits sociaux. Des méthodes alternatives de résolution de conflit ne sont guère expérimentées dans les institutions, et le langage du droit envahit également de plus en plus la sphère politique-publique. Même dans le domaine de l’éducation, les besoins sont de plus en plus présentés sous la forme de revendications juridiques44. Parce que la société privilégie le médium du droit, et parce que celui-ci est stylisé en tant que l’instrument le mieux approprié pour résoudre les conflits, les individus ont de plus en plus de difficultés à décider précisément dans quelle mesure les opportunités et les libertés offertes par le droit nécessitent d’être complétées. Dans la mesure où ces libertés sont considérées comme représentant déjà l’entièreté de l’autonomie qui nous est socialement accordée, elles ne donnent plus à comprendre qu’elles nécessitent en permanence que soit rapatrié, dans le flot de la communication, le monde de la vie45. La primauté du médium du droit se reflète toutefois encore dans une deuxième pathologie, et de manière plus forte que dans la formation d’un pur caractère de droit [Rechtscharakter] ; celle-ci ne consiste pas en l’autonomisation sociale de formes d’action juridiques, mais en l’imitation de leur caractère, fait d’ajournement et de pure interruption.

(b) Il pourrait sembler quelque peu incongru de présenter l’indécision et l’indolence comme le résultat d’une pathologie de la liberté juridique. Après tout, on trouve dans tous les romans de la modernité classique des personnages souffrant d’une incapacité à agir, ou parfaitement incapables de formuler une volonté. Mais, alors que, dans ces œuvres littéraires plus anciennes, l’indécision est habituellement expliquée par un état d’esprit nihiliste — que l’on songe seulement à Tchekhov —, le type contemporain de l’indécis, ou de l’impulsif [Getriebene], ne semble pas souffrir d’un manque évident de valeurs et de convictions porteuses d’identification46. De façon tout à fait étrange, ces individus ne souffrent en rien d’une incapacité à développer des attachements, ni ne souffrent d’une crise existentielle, mais seulement d’une tendance allègre, souvent empreinte d’auto-dérision, à remettre au lendemain toute décision d’une importance majeure. De la même manière que dans les formes classiques de l’inhibition et de la valse-hésitation, nous avons là, avant tout, une incapacité à former une volonté — non pas une faiblesse de la volonté, ni une incapacité à mettre véritablement en œuvre ses convictions propres, mais un manque de volonté même47. Au-delà de cette parenté de surface, les formes contemporaines d’une telle indécision se distinguent pourtant par un autre élément : l’absence chez l’individu contemporain d’une quelconque conscience de crise. Les sujets dont il est ici question ne se montrent ni bouleversés ni inquiétés par leur incapacité à fournir des efforts sur la longue durée, et semblent plutôt s’être accoutumés au plus intime d’eux-mêmes à leur tendance à ajourner les décisions. Nous ne pouvons, me semble-t-il, expliquer l’apparition de ce nouveau type de personnalité qu’à la condition de comprendre que l’idéal de la liberté juridique peut, y compris au-delà de sa propre sphère de souveraineté, avoir un impact sur la personnalité. Ce qui, ici, vient influer directement sur cette personnalité, ce n’est pas le fait que les actions du sujet sont exclusivement orientées vers les droits qui lui sont accordés, mais le fait que ce sujet s’exempte, en cas de conflit, de toutes les obligations communicationnelles.

Selon cette thèse, l’idée de liberté liée au droit moderne peut en conséquence être mécomprise, au sens où les droits subjectifs, considérés comme garantis, viennent remplacer toute orientation d’action instaurée sur le mode intersubjectif. Dans de tels cas, les sujets, nous l’avons vu, se limitent si strictement à poursuivre des réflexions et des objectifs purement privés qu’ils finissent par ne plus se comporter que comme des personnes de droit uniquement guidées par des visées stratégiques, et perdent tout contact avec les pratiques communicationnelles de leur univers social. Mais la liberté juridique peut également être mécomprise d’une autre façon, consistant à affermir et cultiver à travers elle un refus autorisé des liens synonymes d’engagement, sans pour autant remplir le vide en résultant par des droits subjectifs. Dans de tels cas, les options d’action juridiquement permises ne sont pas envisagées comme l’entièreté de la liberté, mais comme le report et l’interruption de toutes les exigences communicationnelles, empêchant déjà la formation d’aspirations et de convictions durables. Nous pourrions décrire cette pathologie sociale comme une sorte d’état fait d’indécision et d’impulsion pure : la subjectivité de l’individu ne s’est pas pétrifiée en une personne de droit, mais n’est que la reproduction d’un état de suspension du droit, l’individu se tenant ce faisant libre de toute décision synonyme d’engagement.

Un roman de Benjamin Kunkel, d’ailleurs intitulé Indécision, est l’œuvre littéraire qui, ces dernières années, a de loin fourni l’illustration la plus frappante de ce type de pathologie48. Kunkel met en scène, avec son Dwight Wilmerding, un héros négatif incapable de former des convictions ou des intentions d’une durée supérieure à une journée. Ayant grandi dans un milieu d’universitaires, le jeune homme refuse d’accepter une indécision qu’il a fini par considérer comme insupportable. En guise de substitut à son manque d’aspirations, il en vient à nourrir un désir quasi obsessionnel : retracer la genèse de son dérèglement. Mais, lorsqu’il découvre que l’idée d’« aboulie chronique » ne représente rien de plus que la définition médicale de son « indécision », sans parvenir en rien à éclairer ses causes, il accepte de participer à titre de cobaye à une expérience médicale, et de prendre à titre expérimental une drogue de substitution. Wilmerding finit par comprendre que la tentative de le guérir s’est soldée par un échec complet, et le roman se termine là où il avait commencé — en l’occurrence, par l’absence totale de volonté de son personnage principal. Ce très malheureux apprentissage lui permettra toutefois de prendre conscience que son amie connaît en bonne part les mêmes problèmes.

Il est certain qu’une grande partie du roman semble se contenter d’illustrer un diagnostic social original ; de nombreux autres récits contemporains sont en mesure de présenter de façon bien plus convaincante cet état d’esprit oppressant, fait d’indécision et d’absence de but, pour la raison même qu’ils n’en font pas expressément leur sujet premier49. Mais le roman de Benjamin Kunkel représente à n’en pas douter un premier élément probant extrêmement évocateur, montrant en effet que de telles pathologies en sont désormais venues à jouer un rôle bien plus important dans la compréhension que l’individu se fait de lui-même. Il semble, à en juger du moins par leur expérience subjective, que de plus en plus d’individus se ressentent aujourd’hui comme dépourvus de la moindre volonté, et ce sur un mode étrangement dédramatisé. Ils semblent en effet être dénués de tout attachement à une quelconque valeur et de toute croyance vécues sur le mode de la continuité et de façon approfondie. Il nous faut maintenant franchir une étape supplémentaire afin de montrer que de telles perturbations dans la relation à soi découlent d’une compréhension générale tout à fait erronée de la liberté juridique. Nous ne pouvons ici, faute de meilleurs arguments, que nous contenter de spéculer et, à l’aide de l’imagination sociologique, tenter de déterminer les causes possibles de cette pathologie.

Le processus de juridification croissante, dont il a déjà été question plus haut, affecte jusqu’à l’horizon d’expérience des adolescents, dans la mesure où les domaines de la vie familiale et de l’éducation sont l’objet de dispositifs législatifs toujours plus importants. Les enfants et les adolescents voient bien, et plus que jamais, que les attachements existants sont abandonnés dès que des conflits à tonalité juridique menacent, et que des attitudes stratégiques se substituent brusquement aux orientations communicationnelles lorsque se profilent des configurations relevant du juridique. Non pas que la perception réitérée de telles perturbations dans l’interaction suffise à faire inévitablement passer pour superflues des aspirations et obligations sur le long terme : l’expérience constamment possible d’exemples contraires, d’identifications permettant de s’attacher à une valeur d’épanouissement, peut toujours à nouveau contribuer à empêcher la formation d’une tel sentiment d’inutilité. Mais, d’un autre côté, il n’est pas à exclure que les adolescents, en raison de l’importance grandissante des formes juridiques d’interaction dans leurs vies quotidiennes, montrent un scepticisme de principe à l’endroit des attachements à certaines valeurs sur la longue durée, et que la compréhension qu’ils se font d’eux-mêmes ne se révèle que ponctuelle pour des raisons préventives50 ; comme s’il s’agissait pour eux, afin de se préparer à la possibilité toujours présente d’une résiliation des obligations mutuelles, de se garder inconsciemment de former des aspirations sur le long terme. Si nous avions là une explication plausible de la formation sociale d’un caractère erratique, dépourvu d’objectifs, nous aurions en effet de nouveau affaire à une pathologie de la liberté juridique de plus en plus manifeste. La fonction de cette forme institutionnalisée de la liberté consistant simplement à ajourner et à interrompre serait ainsi mécomprise — sans que la responsabilité puisse d’ailleurs en être attribuée à quiconque. Elle serait ainsi confondue avec l’idée selon laquelle nous vivons nos existences en entretenant de permanentes réserves, en évitant de formuler toute aspiration ou intention véritable.