Le travail ayant abouti au présent ouvrage a accaparé à peu de chose près cinq années ; et pas une de ces journées d’écriture ne s’est achevée sans le sentiment que je serais amené à l’avenir à apporter des arguments et éléments empiriques supplémentaires prolongeant ce que j’avais couché sur le papier. Cette impression d’encore inachevé, en dépit de tous les efforts consacrés à ce travail, ne s’est jusqu’à présent pas dissipée, et je suis encore bien en peine de savoir comment m’en défaire. Sans doute ce sentiment d’inaboutissement est-il lié aux objectifs très ambitieux que je m’étais fixés au moment d’entreprendre ce projet. J’entendais suivre le modèle de la « philosophie du droit » hégélienne avec pour objectif de développer les principes d’une justice sociale se fondant sur une analyse de la société ; comme je m’en étais rendu compte quelques années auparavant en étudiant de près le célèbre texte de Hegel1, une telle entreprise ne pouvait aboutir qu’à la condition de comprendre les sphères constitutives de notre société comme des incarnations institutionnelles de valeurs bien précises, dont l’exigence immanente de concrétisation vient inspirer les principes de justice à l’œuvre dans chaque sphère sociale spécifique. Une telle manière de procéder exige toutefois, dans un premier temps, de se faire une idée bien précise des valeurs devant être incarnées dans les différents domaines de la vie sociale.
Mon « introduction » tente d’expliquer — en suivant sur ce point aussi, une fois encore, Hegel — que ces valeurs sont, dans les sociétés libérales démocratiques modernes, fondues en une seule et unique : à savoir la valeur de la liberté individuelle, et ce dans la multitude de significations qui nous sont familières. La prémisse de départ de cette étude est la suivante : chaque sphère constitutive de notre société incarne institutionnellement un aspect bien déterminé de notre expérience de la liberté individuelle. L’idée une, moderne, de justice est donc fragmentée en autant d’aspects qu’il existe dans nos sociétés contemporaines de telles sphères institutionnalisées d’une promesse de liberté efficiente. Car, dans chacun de ces systèmes d’action [Handlungssysteme], se comporter « justement » à l’égard d’autrui revêt une signification différente : des prérequis sociaux chaque fois bien particuliers et des manières de se prendre mutuellement en considération chaque fois bien particulières s’avèrent en effet nécessaires à la réalisation de la liberté promise. Sur la base de cette idée fondatrice, la part centrale, et la plus importante, de l’analyse consistera en ce que j’appelle une « reconstruction normative », et ce afin de déterminer, en reconstituant l’évolution historique de chacune de ces sphères sociales, jusqu’à quel point les conceptions de la liberté qui y furent à chaque fois institutionnalisées ont entre-temps déjà atteint à une concrétisation sociale.
C’est à ce stade de mon analyse, plus exactement à ce stade où j’entrepris de tenter une reconstruction normative, que les difficultés débutèrent, et qu’apparut le sentiment d’inachèvement inévitable évoqué plus haut. J’avais en effet sous-estimé l’importance d’une donnée historique : Hegel se tenait en quelque sorte tout à fait au commencement de la formation des sociétés modernes sophistiquées — ce qui lui permit d’identifier les principes de légitimation qui se trouvaient au fondement des sphères correspondantes sans se préoccuper à l’excès de leurs évolutions futures, et en ne recourant qu’à certaines disciplines scientifiques ; je me retrouvais en revanche, pour ma part, au beau milieu d’un processus de réalisation conflictuelle et non linéaire de ces principes — un processus qui se poursuit depuis déjà deux cents ans, et qu’il me fallait donc reconstruire normativement afin de parvenir au lieu du temps présent, lieu à partir duquel il me serait possible de concevoir les opportunités se présentant aux libertés spécifiques aux sphères qui sont les nôtres, et les risques qui les menacent — ainsi que leurs pathologies propres. Cette procédure classificatoire recourant aux méthodes de la sociologie se distingue à n’en pas douter de la science historique par une marge de manœuvre plus grande vis-à-vis du matériau historique ; mais il me fallait néanmoins, tout de même, présenter suffisamment de résultats et d’éléments probants tirés de différents champs du savoir afin de convaincre mes lectrices et mes lecteurs, à la sensibilité intellectuelle moins normative, de la plausibilité de la direction de l’évolution dont j’affirme l’existence, ainsi que des conclusions que j’en tire. Il reste à ce stade, comme il me faut le dire rétrospectivement, encore beaucoup à faire à cet égard. En effet, il importerait d’étudier comment se déployèrent les trajectoires de développement présumées selon les différentes nations, tout en allant bien plus dans le détail pour chacune d’entre elles afin d’émettre un diagnostic portant sur les temps présents. J’espère tout de même que la somme des analyses des différentes sphères de liberté qui constituent cette étude permet de dégager avec clarté l’idée suivante : nous ne pourrons aujourd’hui nous ménager une conscience claire des exigences à venir de la justice sociale qu’à la condition de nous rappeler les revendications de droits qui restèrent sans réponse tout au long d’un processus historique fait d’exigences sociales d’une réalisation des promesses de liberté institutionnalisées. À cette fin, il y a nécessité d’une récapitulation des combats menés sur le terrain normatif de la modernité2.
AXEL HONNETH, avril 2011