Peut-être la situation où je m’étais mis en entreprenant de démontrer, devant des publics étrangers, la validité universelle de modèles construits à propos du cas particulier de la France, m’a-t-elle permis d’aller, dans ces conférences, à ce que je crois être l’essentiel de mon travail, et qui, sans doute par ma faute, échappe souvent aux lecteurs et aux commentateurs, même les mieux intentionnés, c’est-à-dire au plus élémentaire et au plus fondamental.
D’abord une philosophie de la science que l’on peut dire relationnelle, en ce qu’elle accorde le primat aux relations : bien que, si l’on en croit des auteurs aussi différents que Cassirer ou Bachelard, elle soit celle de toute la science moderne, cette philosophie n’est que trop rarement mise en œuvre dans les sciences sociales, sans doute parce qu’elle s’oppose, très directement, aux routines de la pensée ordinaire (ou demi-savante) du monde social, qui s’attache à des « réalités » substantielles, individus, groupes, etc., plus volontiers qu’à des relations objectives que l’on ne peut ni montrer ni toucher du doigt et qu’il faut conquérir, construire et valider par le travail scientifique.
Ensuite, une philosophie de l’action désignée parfois comme dispositionnelle qui prend acte des potentialités inscrites dans le corps des agents et dans la structure des situations où ils agissent ou, plus exactement, dans leur relation. Cette philosophie, qui se trouve condensée dans un petit nombre de concepts fondamentaux, habitus, champ, capital, et qui a pour clé de voûte la relation à double sens entre les structures objectives (celles des champs sociaux) et les structures incorporées (celles de l’habitus), s’oppose radicalement aux présupposés anthropologiques inscrits dans le langage auquel les agents sociaux, et tout spécialement les intellectuels, se fient le plus communément pour rendre compte de la pratique (notamment lorsque, au nom d’un rationalisme étroit, ils considèrent comme irrationnelle toute action ou représentation qui n’est pas engendrée par les raisons explicitement posées d’un individu autonome, pleinement conscient de ses motivations). Elle ne s’oppose pas moins aux thèses les plus extrêmes de certain structuralisme en refusant de réduire les agents qu’elle tient pour éminemment actifs et agissants (sans en faire pour autant des sujets) à de simples épiphénomènes de la structure (ce qui l’expose à paraître également déficiente aux tenants de l’une et l’autre position). Cette philosophie de l’action s’affirme d’emblée en rompant avec nombre de notions patentées qui ont été introduites sans examen dans le discours savant (« sujet », « motivation », « acteur », « rôle », etc.) et avec toute une série d’oppositions socialement très puissantes, individu/société, individuel/collectif, conscient/inconscient, intéressé/désintéressé, objectif/subjectif, etc., qui paraissent constitutives de tout esprit normalement constitué.
J’ai conscience que j’ai peu de chances de parvenir à transmettre vraiment, par la seule vertu du discours, les principes de cette philosophie et les dispositions pratiques, le « métier », dans lesquels ils s’incarnent. Pire, je sais qu’en les désignant du nom de philosophie, par une concession à l’usage ordinaire, je m’expose à les voir transformés en propositions théoriques, justiciables de discussions théoriques, propres à dresser de nouveaux obstacles à la transmission des manières constantes et contrôlées d’agir et de penser qui sont constitutives d’une méthode. Mais je veux espérer que je pourrai au moins contribuer à dissiper les plus tenaces des malentendus à propos de mon travail, notamment ceux qui sont entretenus, parfois délibérément, par la répétition inlassable des mêmes objections sans objet, des mêmes réductions involontaires ou volontaires à l’absurde1 : je pense par exemple aux accusations de « holisme » ou d’« utilitarisme » et à tant d’autres catégorisations catégoriques engendrées par la pensée classificatoire des lectores ou par l’impatience réductrice des aspirants auctores.
Il me semble que la résistance que tant d’intellectuels opposent à l’analyse sociologique, toujours suspecte de grossièreté réductionniste, et particulièrement odieuse lorsqu’elle s’applique directement à leur propre univers, s’enracine dans une sorte de point d’honneur (spiritualiste) mal placé qui les empêche d’accepter la représentation réaliste de l’action humaine qui est la condition première d’une connaissance scientifique du monde social ou, plus exactement, dans une idée tout à fait inadéquate de leur dignité de « sujets », qui leur fait voir dans l’analyse scientifique des pratiques un attentat contre leur « liberté » ou leur « désintéressement ».
Il est vrai que l’analyse sociologique ne fait guère de concessions au narcissisme et qu’elle opère une rupture radicale avec l’image profondément complaisante de l’existence humaine que défendent ceux qui veulent à tout prix se penser comme « les plus irremplaçables des êtres ». Mais il n’est pas moins vrai qu’elle est un des instruments les plus puissants de connaissance de soi, en tant qu’être social, c’est-à-dire en tant qu’être singulier. Si elle met en question les libertés illusoires que s’accordent ceux qui voient dans cette forme de connaissance de soi « une descente aux enfers » et qui acclament périodiquement le dernier avatar au goût du jour de la « sociologie de la liberté » – que tel auteur défendait déjà sous ce nom il y a bientôt trente ans –, elle offre quelques-uns des moyens les plus efficaces d’accéder à la liberté que la connaissance des déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes.
La référence à ces critiques est, avec la nécessité de rappeler les mêmes principes dans des occasions et devant des publics différents, une des causes des répétitions que l’on rencontrera dans ce livre et que j’ai préféré maintenir pour la clarté.