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Cédric flatte l’encolure de son cheval un peu nerveux, comme ceux de ses hommes. Ils n’ont pas l’habitude de se retrouver en plein milieu d’une rivière encore gonflée par les pluies de printemps, même sur un traversier ; les mulets de bât sont plus placides, heureusement. Il essaie de faire taire l’appréhension qui lui grignote malgré tout l’estomac. De l’autre côté de la rivière, ils seront en Géminie.

La bibliothèque d’Angresay comporte trois précieuses et anciennes cartes et, lorsque la nouvelle des avancées perses en Judée était arrivée, avec la menace sur Jérusalem, l’archiviste leur y avait montré les itinéraires possibles pour se rendre rapidement. Et ensuite, après la mort d’Alyson, Briann était parti. Mais il devait se rendre plein sud, en Tolosà, avec le duc Arthus, y attendre que l’armée de Richard et des Aquitains, avec leur flotte, ait contourné l’Espagne et soit arrivée à Narbonne. Eux, maintenant, ils vont vers l’est.

Il avait déjà une bonne idée générale de la route à suivre mais, moyennant forte monnaie, le passeur lui a donné un itinéraire plus précis : une fois débarqués, suivre la Loire, la quitter à Montsoreau pour continuer plein est et contourner le Morvan par le nord pour aller rejoindre la Saône à Châlon et la suivre jusqu’à Lyon. Une fois là, il sait comment poursuivre son chemin : ils passeront par les Basses-Alpes et le nord de l’Italie pour ensuite s’embarquer à Venise, caboter le long de la côte croate puis grecque jusqu’à Byzance et, de là, voguer jusqu’en Judée. L’idée de voyager si longtemps par la mer devrait le remplir d’appréhension mais, contrairement à Briann, qui détestait la mer, il a toujours voulu naviguer – il ne pensait jamais le faire, malgré le blason d’Angresay, son navire aux voiles gonflées et ses dauphins bleus. Et, contrairement à la côte d’Aquitaine, il n’y a pas de briganderie en mer entre Venise et Byzance – les quelques pirates qui se risqueraient le long de côtes géminites devraient être bien audacieux, ou bien stupides.

La frontière de la Bretagne avec la France chevauche la Loire en dessous d’Angers qu’ils ont quittée par le traversier à Ponts-de-Cé. Pas de ponts : ils ont été détruits sur tout le fleuve depuis plus de deux siècles, il n’existe que quelques traversiers et des gués hautement surveillés, en tout cas du côté christien. Rien de remarquable du côté géminite quand ils y abordent : le ponton, des ânes et des mulets en train de paître dans un enclos – un gros âne-culotte, tournant patiemment en rond sur le pont du traversier, actionnait une roue à aubes. Pas qu’il y ait grand monde pour désirer traverser, dans un sens ou dans l’autre, à part quelques forains et marchands, et encore. Des piles de pont pointent hors de l’eau près de la rive, seul le centre a été démantelé – de part et d’autre, on espère toujours récupérer les territoires au nord et au sud de la Loire et l’on ne veut pas avoir à reconstruire tous les ponts.

Le comté d’Anjou est de création très tardive, à peine deux siècles ; les territoires en sont encore parfois disputés entre le Hutland, la Bretagne et la France, mais la Mayenne et le Maine sont maintenant fermement en possession de la Bretagne ainsi que la majeure partie de la presqu’île du Cotentin reprise aux Normands hutlandais. La Loire a fini par devenir la frontière naturelle entre France et Hutland avec un glacis protecteur d’une demi-lieue au moins des deux côtés – surtout du côté christien, malgré la fertilité des terres et la générosité giboyeuse et poissonnière des marais. On craint les sorciers, même de loin.

On a tout de même fini de traverser la bande de territoire inhabité. Presque inhabité : s’y réfugient ceux qui ont maille à partir avec la loi, criminels, serfs en fuite, ou encore bûcherons, charbonniers et braconniers “impies” – du moins désignés comme tels du côté christien – sûrs de l’impunité puisque nul ne revendique réellement ces terres.

Et, en ces temps plus incertains, où trop de soldats reviennent insatisfaits de la Croisade, s’y tapissent parfois des brigands, qui ne font pas de distinctions et attaquent aussi bien d’un côté que de l’autre.

Des terres cultivées commencent à grignoter la forêt ici et là. Va-t-on enfin arriver en Géminie ? Non qu’il y ait une ligne nette qui permettrait de la départager des terres christiennes. Difficile de savoir quand on entre dans la partie géminite de l’Anjou – les paysages se moquent des frontières humaines, et ils se ressemblent dans les méandres de la rivière, les bois, les champs et vergers ici et là.

À une demi-douzaine de lieues après le passage, on leur a indiqué le village de Chemellier comme endroit où passer la nuit. Ils en sont proches : on leur a dit qu’ils verraient un dolmen sur la colline qui le surplombe. Cédric immobilise sa monture pour examiner les environs. Il s’est arrêté à côté de la table de pierre, mais sa tête en dépasse à peine le plateau. Des géants les ont construites, dans les légendes, ou des sorciers – des mages.

Avec une exclamation sourde, Costes, à côté de lui, pointe un doigt vers l’est. Des colonnes de fumée, derrière le moutonnement de la forêt sur la dernière rangée de collines basses. Un incendie. Plusieurs incendies, très proches les uns des autres. Le village de Chemellier ?

Il pique des deux et s’élance.

 

Trois maisons sont entièrement la proie des flammes, une quatrième commence à brûler et quelques villageois essaient de la sauver, tandis que d’autres se battent avec plus d’une douzaine de brigands en partie à pied, en partie à cheval, devant un bâtiment bas de style romane, peut-être l’église, même si elle n’a pas de tour. Combat inégal – faux, fourches et bâtons contre haches et épées. Sur le parvis, un corps étendu, vêtu de bleu sombre, ensanglanté. Le mage du village ? Il n’a pu se défendre ? Cédric n’a pas le temps de réfléchir plus avant, il fond sur les brigands en poussant un hurlement sauvage, repris par ses hommes. La bataille devient plus égale. Un brigand à cheval, surpris, tombe sous les coups des paysans. Cédric se trouve à ferrailler furieusement contre un autre des cavaliers, un grand gaillard en cotte de mailles et casque à nasal, presque aussi habile que lui. L’homme se dérobe soudain, fait virevolter sa monture et lance un ordre bref et guttural. Hutlandais ? Les brigands à pied rompent le contact, en se protégeant les uns les autres. L’un d’entre eux attrape par la bride le cheval de celui qui est tombé puis saute en selle, un autre ramasse le cadavre et le hisse en travers de l’encolure de la bête, puis tous les hommes à pied courent vers ceux à cheval, qui tendent une main et les aident à monter en croupe. La bande s’éloigne au grand galop.

Cédric reste un instant médusé, puis se reprend : « Laissez-les ! »

Costes et Merriou retiennent leur élan et reviennent vers lui. Il saute à terre, haletant, rengaine son arme puis calme sa monture, tout en désignant la sortie sud du village : « Récupérez les mulets, ils sont partis par là. Les autres, allez aider à l’incendie. »

Il regarde autour de lui. Des femmes courent en criant vers les corps étendus à terre. Encore sous le coup du combat, et de la stupeur, il recommence à pouvoir penser, par à-coups. Vraiment bien organisés, ces brigands. Bien armés. Bien entraînés. Trop. Pas une fuite. Une retraite.

Les corps sont éparpillés devant l’église, une dizaine. Certains ne bougent pas, inconscients, ou morts. D’autres remuent faiblement, dans les sanglots et les prières de grâce des femmes et des enfants. Il va aider à les relever, on les entraîne, on les assoit sur le coin d’une charrette ou un tas de bois proches. On a abandonné la quatrième maison à son sort pour venir s’occuper des blessés. Il ne peut rien pour eux. Il ne peut rien contre les incendies. Celui qui pouvait, le mage du village, est mort. Incompréhensible. Les prêtres géminites ne sont-ils pas censés prévoir ce genre d’attaque ? Ne sont-ils pas, surtout, capables de se défendre comme de protéger leurs ouailles ?

Il gravit les trois marches du parvis pour aller examiner le cadavre. Au moins quatre blessures à la poitrine, une au ventre et une dernière qui a presque décapité le mage. Un homme assez jeune, dans toute la force de son pouvoir – si le pouvoir varie avec l’âge : Cédric se rend compte qu’il n’en sait rien. Et pourtant, on s’est acharné sur ce mage. On a eu le temps de s’acharner sur lui.

Incompréhensible.

Il se retourne pour voir Costes et Merriou qui reviennent en tirant les mulets, entourés d’un autre groupe d’une douzaine de cavaliers, au grand trot. Brève alarme, mais sur le cheval qui s’avance en premier, il y a une cape bleu sombre.

Tandis que les autres cavaliers s’éparpillent dans le village, on saute à terre devant le parvis, on gravit les marches d’un bond, on s’agenouille près du corps, sans se soucier du sang répandu.

« Oh, Bertran ! »

Une voix de femme. Puis la mage reste immobile un long moment.

Elle se relève, rabat le capuchon de sa cape et se retourne. Sa robe bleue est plus sombre aux genoux, le sang.

Cédric se force à ne pas reculer, à ne pas se signer. Elle a la trentaine, un visage brun à la mâchoire carrée, surmonté d’un diadème de tresses sombres, une large bouche sévère et des yeux très noirs aussi qui le dévisagent d’un regard étincelant. Le sonde-t-elle ? Mais il n’a rien à cacher, aussi s’incline-t-il légèrement en disant, en langue commune : « Domina, je suis navré, nous sommes arrivés trop tard. »

Une expression surprise passe sur les traits austères – parce qu’il a utilisé son titre, parce qu’il est courtois ? Et parce qu’elle le sait déjà christien, comme ses hommes, et qu’ils sont venus au secours de Géminites ?

Ce qu’elle confirme en répliquant, en breton : « Vous auriez pu ne pas arriver du tout, messire d’Angresay. »

C’est à son tour d’être étonné. Ni ses hommes ni lui ne portent le blason familial sur leurs surcots, ils sont équipés pour un voyage discret, même si la Trève est toujours en vigueur.

Elle enchaîne : « Mon nom est Francesca Aubrard. Vous portez une fort belle médaille. »

Elle a souri en désignant la médaille de sainte Gawraine, sur sa poitrine, et ce sourire la transforme brièvement, éclat de dents blanches, yeux pétillants.

Elle se tait, semble attendre une réponse. Il porte la main à la médaille, par réflexe. Ne trouve à dire stupidement, dans le silence, que : « Vous connaissez notre sainte. »

Elle continue à l’observer avec, derrière le sourire, une curieuse attention : « Votre frère portait la même médaille.

— Vous avez rencontré Briann ? demande-t-il, abasourdi.

— Autrefois, à Tarbezan, alors qu’il s’y trouvait avec votre duc et votre armée, en route pour la Croisade.

— Je vais le chercher en Hongrie », laisse échapper Cédric sans savoir pourquoi il se confie ainsi – mais c’est trop inattendu, d’avoir ainsi Briann en commun avec une prêtresse géminite.

Non, ils disent “ecclésiaste”.

Elle incline la tête : « Un long voyage. »

Un murmure de prières désolées les retourne tous deux : des villageois ont commencé à s’attrouper au pied du parvis. « Oui, mes amis », dit-elle avec une ferme douceur. Et en franca, sans doute par égard pour lui : « Vous pouvez transporter domine Questain au presbytère et l’apprêter. Je l’ai suspendu. Il est devant la Divinité. »

Ils se signent tous – le signe de croix géminite, qui ne touche pas le front mais d’abord les épaules puis les lèvres et en dernier le cœur. L’étrangeté du geste ramène Cédric à l’endroit et au moment présent. Il est bel et bien passé en Géminie.

 

Les incendies ont été rapidement maîtrisés – deux autres mages accompagnaient domina Aubrard –, et l’on s’est employé à soigner les blessés et à “suspendre” les morts. Cédric ne sait pas grand-chose de cette opération sinon que c’est de la magie, un rite funèbre géminite, et que les cadavres ainsi ensorcelés n’entrent pas en putréfaction. On dit qu’ils peuvent demeurer en l’état indéfiniment, mais ils ne sont conservés que trois jours, après quoi ils sont “sublimés”, un autre rituel magique censé envoyer au ciel l’âme des défunts. Quatre autres corps ont rejoint celui du mage Questain, dans l’église du village – le temple, ils disent “temple”, se remémore Cédric en entrant dans le presbytère. L’essentiel de ce qu’il sait des Géminites, en dehors des fulminations de l’abbé Moustiers et de frère Térézien, lui vient des lectures et des récits de Briann, et à moindre titre de leur père. Assez en tout cas pour qu’il s’en vienne chercher un mage-médecin. D’après ce qu’il a vu, domina Aubrard en est une.

Il trouve l’ecclésiaste dans la petite salle où l’on a rassemblé les blessés. Elle l’accueille avec un sourire las : « Vous ne craignez pas de vous faire soigner par une magicienne ? » dit-elle.

Surpris, il suit la direction de son regard et voit sa manche inondée de sang. Il va pour répondre que ce n’est pas le sien, mais, comme il y a machinalement porté la main, il se rend compte qu’une longue estafilade a tranché le tissu sur son avant-bras. Il n’aurait pas dû mettre sa cotte de mailles à manches courtes, mais il faisait si chaud, depuis deux jours…

« Ce n’est rien. Mon écuyer a été blessé grièvement pendant la bataille, cependant, un revers de hache, il a le bras fracassé – l’os a éclaté. »

Les esquilles pointues ont labouré le bras en blessure ouverte, la chair tient à peine le tout ensemble. Il a pansé tant bien que mal la blessure avec les compresses et les bandes de Rébecca, mais la gravité en dépasse de loin ces faibles efforts. Il va falloir amputer Guillemot.

« Où est-il ?

— Près du puits. »

Aucun de ses hommes n’a voulu accepter l’hospitalité des villageois timidement reconnaissants. Il doute d’ailleurs que Guillemot se laisse soigner par la mage, s’il est encore conscient. Mais il se doit d’essayer.

Domina Aubrard s’empare de sa sacoche et le suit.

Guillemot est encore conscient. Et il secoue la tête en la voyant arriver, malgré la douleur qui convulse ses traits. « Pas de sorcellerie ! grogne-t-il.

— Guillemot, insiste Cédric, elle pourrait sauver ton bras. Tiens-tu donc tant à être manchot ?

— Mon âme ne le sera pas, messire, grogne l’homme entre ses dents serrées. Et mon corps renaîtra entier au Jugement Dernier.

— Je pratique la médecine et la chirurgie autant que je suis mage, messire, intervient l’ecclésiaste sans broncher. Et je puis vous soigner sans avoir recours à aucune magie. »

L’écuyer secoue de nouveau la tête, mais cette fois la douleur l’emporte et il s’affaisse entre les bras de ses compagnons.

« Pouvez-vous sauver son bras, sans magie ? demande Cédric, navré.

— Non. L’os est en miettes.

— Alors, soignez-le avec votre pouvoir !

— Je ne le puis s’il ne le veut pas.

— Il ne sait pas ce qui est bon pour lui !

— Il sait ce qu’il croit bon pour lui », soupire la jeune femme tout en défaisant le pansement rudimentaire pour examiner la blessure. « C’est aussi important. Son… âme résistera à l’aide que je pourrais apporter à sa chair. Nos patients doivent participer à leur propre guérison, sinon nous épuisons notre talent en vain. Je suis déjà lasse. »

Que veut-elle dire, “participer” ?

Elle se redresse : « Mais je peux amputer ce bras en assurant de très bonnes chances de survie à votre écuyer. S’il suit mes conseils médicaux… » Elle a insisté sur le terme. « … et ne vous accompagne pas dans votre voyage mais reste ici en convalescence avant de retourner chez vous. »

Cédric réfléchit rapidement. Il pourra sans doute obtenir de Guillemot – ordonner à Guillemot – de rester ici en attendant de pouvoir revenir à Angresay.

« Alors, opérez-le. »

Elle se relève après avoir enroulé de nouveau le bras déchiqueté dans des pansements et des bandes propres tirés de sa sacoche.

« Il faut le transporter au presbytère. »

 

Il tient à rester présent pendant l’opération. Parce que Guillemot est son écuyer depuis dix ans et qu’ils ont grandi ensemble, parce que Briann curieux de la médecine – avant Alyson –, serait resté et que, de bizarre manière, il le sent plus proche en observant cette femme qui l’a rencontré, qui a vécu avec lui à Tarbezan : l’armée bretonne est demeurée plus d’un mois dans la capitale du comté de Bigorre, en attendant la nouvelle de l’arrivée de la flotte royale et de l’armée christienne à Narbonne. Il admire l’habileté de la mage à ôter à l’aide d’une pince les esquilles d’os de la chair lacérée. Il la soupçonnerait d’user quand même de magie, si elle n’avait posé sur ses yeux deux fines lentilles de cristal de roche serties dans une monture de métal, le tout attaché à des lanières de cuir qu’elle a nouées autour de sa tête. Des lunettes, a-t-elle dit. Il y en a aussi pour les gens qui peinent à voir de loin. Oh, Rébecca aimerait cela ! Mais non, ne pas penser à Rébecca – parce que du coup, il pense à Annaïg, et la nostalgie le saisit.

Heureusement, l’ecclésiaste a administré à Guillemot une drogue qui l’a rendu inconscient, sinon il serait terrifié de voir penchée sur lui cette face étrange aux yeux devenus énormes.

L’os a été tellement fracassé qu’il n’est pas besoin de le scier comme Briann le racontait – souvenirs d’horreurs enfantines. Une fois la blessure nettoyée des esquilles, il suffit de trancher dans les chairs. Cédric serre les dents, en imaginant Briann à ses côtés pour ne pas se détourner. Il a déjà vu des blessures, certes, des accidents au château ou dans les joutes de tournois pendant son service auprès de Gwyon, mais il n’a jamais vu… de véritables blessures de combat. Briann a dû en voir beaucoup, lui. Dieu fasse qu’il n’en ait pas subi lui-même ! On l’aurait su, s’il en avait reçu de graves, n’est-ce pas ? A-t-il assisté à des guérisons magiques ? Sans doute pas, puisqu’une des clauses de la Trève veut que les mages géminites n’exercent aucune magie sur les Croisés christiens, ni pour les aider directement dans la bataille ni pour les soigner. Mais curieux comme il est…

Comme il était. Une soudaine angoisse étreint Cédric. Dix ans. Il n’a pas vu Briann depuis dix ans. A-t-il changé ? Peut-il n’avoir pas changé ? Il l’a gardé vivant dans son cœur, avec Annaïg qui l’adorait aussi, mais que sait-il de lui maintenant ? Presque rien. Il était encore si jeune lorsque Briann est parti ! Il s’apprêtait à quitter Angresay pour aller à Nantes et y devenir page dans la maison du duc. Tout excité à l’idée de commencer son éducation de futur chevalier. Mais après le départ de Briann, il est resté à Angresay. Carolus l’avait exigé. C’est à Angresay qu’il a poursuivi son éducation, sous la férule de Carolus et de son sénéchal, à Angresay qu’il a été adoubé – par le duc venu pour l’occasion, un honneur. Carolus l’a finalement laissé partir à Nantes servir leur cousin, mais avec beaucoup de réticence. Comme s’il avait eu peur de perdre son autre fils.

Et maintenant, me voilà en route pour le presque bout du monde, et pour obéir au désir de notre père !

« J’en ai fini, messire Cédric », dit la voix de domina Aubrard, et il revient au présent avec un sursaut. La mage est en train de se laver les mains dans une petite bassine d’eau fumante tenue par le mage qui l’a assistée. Le désormais moignon de Guillemot a été bien emmailloté de pansements. L’écuyer est toujours inconscient. Il n’a pas poussé un seul gémissement pendant toute l’opération. Voilà une drogue que les médecins christiens devraient bien emprunter à leurs confrères géminites. Que ne donnerait Rébecca pour disposer de tels remèdes ! Mais il n’en est pas question, bien sûr. Tout ce que touchent les Géminites est censé être maudit, y compris ce qui n’a rien sans doute à voir avec les pouvoirs de leurs mages, comme leurs médecines, onguents, pilules ou potions. Leurs connaissances mêmes, on les refuse. Heureusement que le grand-père du duc, Alan Hautecorne, n’a pas longtemps hésité à accepter l’aide offerte par les Géminites angevins lors de la grande épidémie de peste, deux cents ans plus tôt, malgré les fulminations du clergé, ou la Bretagne n’existerait sans doute plus.

Une opinion à ne pas émettre devant le docteur Davalant ou frère Térézien.

Mais on est en Géminie, ici, se rappelle Cédric avec un petit tressaillement intérieur. Après l’Anjou, ce seront les autres pays de Loire et les autres terres françaises qu’il va traverser, et le duché de Savoie, et le royaume de Provence. Et l’Italie. Et Byzance ! Des contrées dont il ne sait presque rien, malgré les livres de Carolus et les histoires de Briann.

« Et maintenant, laissez-moi examiner votre blessure », dit la mage en dénouant ses lunettes.

Il présente son avant-bras machinalement. Elle le prend, en arquant un sourcil amusé : « Ainsi donc, vous ne craignez pas les mages géminites, messire d’Angresay ? Il est vrai que sainte Gawraine est une puissante protectrice. »

Plaisante-t-elle ? Sainte Gawraine est la patronne de la Bretagne, avec saint Michel. Mais il choisit de sourire : « Mon père et mon frère m’ont enseigné qu’il ne faut pas craindre ce que l’on ne connaît pas, mais essayer de le comprendre.

— Des hommes sages. »

Après avoir relevé avec précaution la manche imbibée de sang, elle prend une bouteille sur une étagère, imbibe un linge propre de liquide incolore à l’odeur puissante – et familière.

— De l’eau-de-vie ?

— On ne l’appelle pas ainsi seulement parce qu’elle nous rend guilleret, répond la mage en souriant. Finement purifiée et très concentrée, elle aide à prévenir les infections lorsqu’elle est appliquée à des blessures. »

Elle commence à nettoyer la plaie. La brûlure piquante fait pousser un petit grognement surpris à Cédric.

« C’est tout de même assez profond, murmure la mage.

— Va-t-il falloir recoudre ? dit Cédric, alarmé, en essayant de garder un ton égal.

— Non, si vous ne trouvez pas d’inconvénient à vous voir administrer un traitement géminite. Non magique, précise-t-elle avec un petit sourire. Il s’agit d’une sorte de colle, qui tient ensemble les lèvres d’une plaie jusqu’à ce que la chair se soit… retricotée. »

Cédric hausse les sourcils : « Cette… colle est-elle une pratique courante chez vous ? Et accepterait-on de nous en vendre ? J’ai une amie qui serait bien heureuse, si nous lui en rapportions.

— Celle qui a préparé l’onguent dont vous aviez enduit la plaie de votre écuyer ?

— Je ne savais que faire d’autre, dit Cédric, embarrassé, et elle m’avait instruit de…

— Non, c’était très bien. Cela a permis au sang de se coaguler plus vite, il en a un peu moins perdu. » Tout en parlant, la mage a pris un pot de verre et l’a tendu à son assistant ; avec une mince spatule, elle prélève de petites quantités de son contenu, à consistance de miel liquide mais d’un jaune très pâle, translucide, et à l’odeur forte ; elle commence à l’étaler sur la blessure de Cédric, tandis que de son autre main elle rapproche les lèvres de la plaie. « Les femmes n’ont pas le droit d’exercer la médecine ni la chirurgie, en Christienté, si je ne me trompe. Votre amie est-elle donc une guérisseuse ? »

Cédric se raidit par réflexe : le terme est souvent synonyme de “sorcière”. Et c’est un des mots qu’a lancés Carolus, le jour funeste où Alyson est entrée en travail et où il s’est opposé à ce que les femmes Jakobsen viennent l’assister, même si elles étaient les sages-femmes officielles d’Angresay et agréées alors par le bon vieux docteur Carentin.

Mais on est en Géminie ici, et sans doute domina Aubrard n’y voyait-elle pas à mal. Il acquiesce, mais il tient à préciser : « Une sage-femme. On l’était de mère en fille dans sa famille. Son arrière-grand-père venait du sud et…

— Du sud ? »

C’est l’euphémisme habituel pour désigner la Géminie, à Angresay. Pour la première fois, Cédric prend conscience de l’étrangeté du terme : au sud de la Bretagne, c’est l’Aquitaine, bien christienne, et vassale comme eux de l’Angleterre. Il précise : « Un Juif hutlandais. Il avait appris la médecine sur les routes et les champs de bataille et l’a apprise à son tour à sa fille. Il avait sauvé la vie de mon arrière-grand-père en Bourgogne pendant un affrontement contre le Hutland, et il l’avait ramené à Angresay. Ils étaient devenus amis. »

La mage continue à traiter la blessure avec méthode, pensive. « Un Juif hutlandais. »

Il ne comprend pas trop la raison de cet étonnement. Il y a des Juifs partout, aussi bien chez les Géminites que chez les Christiens, depuis leurs départs successifs aux premiers siècles, après la destruction du Temple par les Romanes et surtout depuis le triomphe du judaïsme en Terre Sainte. Mais il est vrai qu’ils sont parfois mal tolérés en Christienté, et en particulier chez les Hutlandais – certains les rendent responsables de la mort du Christ, plutôt que de l’attribuer aux Géminites. « C’étaient les Romanes ! Il n’y avait pas encore vraiment de Géminites à cette époque ! » avait dit Briann en haussant les épaules, lorsqu’il lui avait fait part de ses inquiétudes après l’homélie particulièrement violente d’un moine-pèlerin de passage au château – et les larmes furieuses que Rébecca avait tenté de dissimuler. Mais n’y avait-il pas la Diabolique Séphora et les mauvais apôtres dévoyés ? N’étaient-ce pas eux qui avaient trahi le Christ pour le livrer aux Romanes ? « Dans ce cas, ce ne sont pas les Juifs non plus », avait déclaré Briann, catégorique. Rébecca n’en avait pas vraiment été consolée, toutefois.

« Je ne connais pas trop l’histoire de la famille, reprend Cédric. Seulement qu’elle est l’amie de la nôtre depuis trois générations. Et que Rébecca est une apothicaire fort habile. Cet onguent lui vient de sa grand-mère. » Il sourit. « Un héritage, pourrait-on dire.

— Je vois. »

Domina Aubrard a terminé. Elle enroule maintenant l’avant-bras de Cédric dans un pansement de lin, qu’elle noue habilement. « Voilà. Changez ce pansement dans deux jours, et vérifiez alors que l’enduit n’a pas changé de couleur. Si c’est le cas, consultez un médecin, on saura quoi faire. Mais c’est très rare. Quant à l’onguent lui-même, oui, on peut se le procurer aisément chez n’importe quel apothicaire. Le nom savant en est Glutinum Magestri, mais on l’appelle communément “glu de mage”. »

Cédric fronce légèrement les sourcils : « Vous aviez dit qu’il n’était pas magique.

— Et c’est la vérité. Tout en lui vient du monde ordinaire. De la nature, si vous préférez. Le talent des mages a simplement permis d’accélérer la découverte de ses composantes, de leurs propriétés et de leur assemblement correct. Est-ce trop pour vous ? »

Elle sourit mais son regard sombre est gravement attentif. Il secoue la tête et sourit aussi, parce qu’il entend un écho familier : “Toute la médecine est la science de la nature telle qu’elle nous a été donnée par le Tout-Puissant ! Il n’est pas besoin de magie pour l’exercer !”

« Non. Vous vous entendriez bien avec mon amie Rébecca.

— Peut-être », dit domina Aubrard en finissant de se laver les mains.

Cet onguent doit avoir des propriétés antalgiques : la douleur de la blessure est très atténuée. Cédric déroule la manche de sa chemise, raidie par le sang. Il va falloir en changer. Il observe la mage, qui range les ustensiles de sa chirurgie en les nettoyant un à un avec l’eau-de-vie. Il hésite.

« Je laisserai une bourse pour le séjour de Guillemot au village, mais… que vous dois-je, domina, pour lui et pour moi-même ? »

Elle secoue la tête : « Messire, c’est nous qui vous sommes redevables ! Nul besoin de rien laisser non plus pour l’entretien de votre écuyer. Nous vous fournirons aussi pour la suite de votre voyage. »

Elle referme la pochette de cuir où sont insérés ses instruments et reprend le pot d’onguent sur l’étagère. « En commençant par ceci », ajoute-t-elle avec un sourire. Elle redevient grave. « Accepteriez-vous l’un des miens – pas un mage – comme guide à travers nos terres et plus tard, afin de remplacer votre écuyer ? Vous n’êtes plus que quatre, pour un si long voyage… »

L’offre est tentante.

« Tiernant est très tolérant des Christiens, ajoute domina Aubrard avec un petit sourire. Il est discret, il sait se battre et il parle breton et franc aussi bien que latin, entre autres langues. Qui plus est, il est bon cuisinier. Il vous serait fort utile. »

Cédric réfléchit rapidement. Avec Leguével, il a choisi ses compagnons non seulement pour leurs capacités de combattants, mais aussi pour leur relative absence de craintes à l’égard des Géminites. Tant qu’il n’est pas directement question de magie, comme pour Guillemot. Ils l’ont suivi en sachant qu’ils allaient passer des mois en Géminie. Avoir un guide géminite ne devrait pas les déranger outre mesure, surtout si l’homme est de bonne composition lui-même quant aux Christiens.

« Je ne voudrais pas vous priver d’un cuisinier…

— Vous ne me priverez point. Au contraire… » Elle émet un rire léger. « … je suis trop gourmande, un peu de retenue me sera bon. Vous aviez l’intention de passer par Lyon ?

— Oui.

— Il vous y mènera chez un de mes amis, domine Messengiers, qui pourra vous héberger, vous et vos hommes, et vous faciliter la suite de votre voyage. En attendant, nous ferons route ensemble demain : je dois retourner à l’abbaye de Fontevraud. »

Cédric reste un instant muet, puis il s’incline : « Ma dame, votre générosité m’éblouit.

— Moins que moi la vôtre et celle de vos compagnons, messire d’Angresay », répond-elle avec gravité. Puis le sourire revient, éclairant les traits austères : « Vous saluerez votre frère de ma part. J’étais bien jeune à l’époque, au service de la défunte reine Matilda, la Divine accueille son âme. Il ne se souviendra pas de moi, très certainement. Mais j’admirais fort sa maîtrise du jeu d’échecs. Et sa médaille de sainte Gawraine. »

Encore ?

« C’est une sainte patronne de la Bretagne », remarque Cédric, un peu piqué.

Un rapide pétillement amusé dans les yeux sombres : « Nous la révérons aussi, croyez-le. Même si ce n’est peut-être pas tout à fait la même. Mais nous ne croyons pas en l’existence d’objets magiques. »

Par réflexe, Cédric porte la main à sa médaille.

« Cette médaille n’est pas magique ! Elle a simplement été bénie lors du Pardon de Gavrinis et la vieille servante qui me l’a offerte a foi en ses saintes vertus.

— Pas vous ?

— Je crois en l’affection de Margit et en son désir de me voir revenir sain et sauf. On m’a enseigné la différence entre les divins miracles et les superstitions de paysans. »

La mage sourit de nouveau : « Votre frère, sans doute. Il a répondu de même, en son temps.

— Mon frère, mon père, ma mère, le vieil abbé qui m’a instruit. »

Domina Aubrard hoche la tête : « Vous êtes décidément une famille de sages. »

Il ne peut s’empêcher de demander, curieux : « Ne croyez-vous pas aux miracles divins ?

— Nous les appelons plutôt “merveilles”, mais oui, nous les croyons lorsqu’ils se manifestent. Même s’il est parfois difficile pour nous de les distinguer de l’exercice d’un talent. »

Le “talent” des Géminites, qui n’est nullement de la sorcellerie pour eux mais un don divin. Il se retient de dire que les Christiens aussi y ont parfois du mal. Miracle, sorcellerie… Magie. Soudain, leur proximité et leurs éventuelles ressemblances le troublent. Il n’en avait jamais pris conscience de manière aussi aiguë.

« Vous devez être fort las, je vais vous souhaiter la bonne nuit », dit la mage en croisant les mains dans ses manches. « Nous partirons tôt demain matin. »

Il va lui retourner sa politesse quand il se rappelle soudain la question qui lui était venue alors qu’elle examinait Guillemot. Et, parce que Briann la lui aurait certainement posée, il demande : « Une dernière chose : que vouliez-vous dire plus tôt en parlant de la participation de vos patients aux soins magiques ? »

Il voit qu’elle se retient de lever les yeux au ciel et se sent embarrassé. « Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous importuner.

— Non, c’est seulement que vous abordez là un sujet fort important… et long à expliquer. Allons nous asseoir.

— Vous êtes lasse aussi, sans doute plus que moi…

— Pas au point de ne pas saisir cette occasion de vous éclairer – au cas où, à la Divine ne plaise, le besoin de soins magiques se présentait à vous et aux vôtres en cours de route. »

Elle le fait asseoir devant le foyer, où brûle un petit feu – les jours sont chauds, mais les soirées encore fraîches – et elle ajoute une bûche.

« Pour nous, la chair et la psyché, l’esprit si vous voulez, sont consubstantielles, commence-t-elle.

— Le psychosoma », remarque Cédric en utilisant le terme grec enseigné par Briann. Qu’elle ne le croie pas totalement ignorant, tout de même !

« Le psychosome, acquiesce-t-elle avec une rapide expression satisfaite. On ne peut soigner l’une sans toucher l’autre. Les soins magiques sont d’une nature très… intime. Ils s’effectuent directement de psychosome à psychosome, par l’entremise du talent, dans l’Entremondes auquel celui-ci nous donne accès. Tout du patient peut se révéler alors au médecin. »

Elle l’observe pour voir ce qu’il comprend. Il maîtrise son expression : « Tout ?

— Oui. La nature de son mal, bien sûr, mais aussi tout le reste. » Elle l’observe toujours, elle le jauge. « Ses souvenirs, ses craintes, ses désirs. »

Il avale sa salive en s’efforçant de réfléchir. « Mais tout du médecin n’est-il pas alors révélé aussi au patient ?

— Si le médecin ne se protège pas, oui.

— Ah.

— Oui. Or le talenté peut se protéger. C’est une situation par trop inégale, et c’est pour cela que les règles concernant les mages-médecins sont parmi les plus strictes. Rien de ce qu’on peut apprendre ainsi ne doit jamais être révélé.

— Comme le secret de la confession pour nous ?

— Bien plus ancien, et plus sacré encore. »

Y a-t-il une critique implicite ? Il a appris à son détriment avec l’abbé Moustiers que la confession n’est parfois pas aussi secrète que le prétendent les prêtres, mais…

La mage enchaîne déjà : « Nous avons du reste élaboré des procédures pour protéger le patient, s’il le désire et si nous en avons le temps et la capacité. C’est une dépense supplémentaire de talent, évidemment, et les soins magiques exigent déjà beaucoup de nous. En temps de guerre ou en situation d’urgence, ce n’est souvent pas possible. »

Il assimile l’information puis demande : « N’auriez-vous pas pu procéder ainsi avec Guillemot ?

— Il est contraire à notre sacerdoce, et à notre serment de médecin, de soigner par contrainte. Surtout parce qu’on a pu constater les effets néfastes de traitements imposés à un patient contre son gré.

— Comment peut-on ne pas vouloir… »

Puis il se tait : Guillemot ne voulait pas.

« Pour des raisons diverses, et même parfois des raisons dont le patient n’a pas même conscience. Son psychosome, alors, résiste, ce qui affaiblit autant le patient que le médecin – plus néfaste pour le premier que pour le second, cependant. »

Il essaie de comprendre, mais sans y parvenir. « Le psychosome… résiste ? Mais comment ? »

La mage soupire. « Il nous faut des années pour comprendre tout cela, lorsqu’on nous instruit à devenir médecins. Mais je vais essayer. Notre soma, la partie incarnée de notre psyché, existe normalement dans un état d’harmonie.

— La bonne santé.

— Oui. Chacun des éléments qui le compose, jusqu’aux plus infimes, sait de quelle manière il doit fonctionner, et quand ce fonctionnement est moins qu’optimal. Ils aspirent tous ensemble à cet état d’harmonie et, lorsqu’il est rompu, ils savent comment le réparer. Le rôle du soin magique, et du médecin, est simplement de guider alors le psychosome du patient pour l’aider à reconstituer l’harmonie perdue. »

Cédric reste un moment abasourdi. Mais l’habitude qu’il a prise avec Briann de questionner – et qui s’est aggravée avec le temps, s’il fallait en croire le bon abbé Briard – le fait insister : « Le patient ne peut-il alors se soigner lui-même ? Sans mage-médecin ? »

La mage hoche la tête avec approbation : « Excellente remarque. Hélas, non. Pas sans talent. Il faut avoir accès à l’Entremondes. Un mage-médecin peut se soigner lui-même, jusqu’à un certain point, mais au prix d’une grande dépense de ses forces. Seuls les plus talentés en sont capables, et même eux ne s’y risquent pas autrement qu’en situation de terrible urgence. Si le patient s’oppose aux soins, c’est chaque parcelle de son psychosome qui résiste. Cela retentit sur le psychosome du médecin, à cause de leur lien étroit au cours du traitement magique. C’est pour cette raison que nous avons besoin de la permission du patient et demandons son bon vouloir : non seulement pour des raisons éthiques mais aussi pour nous épargner un peu de cette dépense tout en la lui épargnant aussi. » Le regard de la mage se perd dans les flammes et son visage prend une expression de lointaine tristesse : « Et c’est pour cette raison aussi que parfois les soins magiques sont impuissants : lorsque le psychosome d’un patient est si mal en point qu’il n’a plus assez de forces pour participer et que leur dépense le tuerait de toute manière. »

Il y a là un ancien chagrin, il le sent. Après un petit silence, il se lève et s’incline de nouveau :

« Je vous sais fort gré, domina, d’avoir pris la peine de m’éclairer. J’essaierai d’instruire un peu mes compagnons, si la nécessité se représente. »

Après avoir une dernière fois salué domina Aubrard, Cédric s’éloigne, de nouveau conscient de la douleur sourde dans son avant-bras. Non que sa curiosité ait été assouvie : de quelle nature exactement est l’Entremondes auquel croient les Géminites, et son rôle dans les soins magiques ? Si Briann était là, il serait encore en train de questionner domina Aubrard, sans égard pour sa propre fatigue – ni pour celle de l’ecclésiaste. Il sourit, tout en se dirigeant vers les tentes dressées par ses compagnons dans le pré attenant au presbytère. “Briann a toujours été trop curieux pour son propre bien”, avait coutume de dire le vieil abbé Briard. Et parfois pour le bien des autres !