10

L’enfant ouvre les yeux. Il est dans le haut lit dont les rideaux sont ouverts. Maman est assise et le regarde. Comme d’habitude, elle paraît inquiète et curieuse. Elle lui touche le front : « Où étais-tu, cette fois ? » murmure-t-elle d’une voix enrouée.

Il lui sourit pour la rassurer. « J’ai rêvé, Maman. »

Car, sûrement, c’était encore un rêve ?

« Je sais. »

Maman a l’air bizarre. Elle lui caresse le front en demandant, de la même voix lointaine : « Encore la forêt des landes ?

— Oui, et le village, mais surtout, il y avait la petite fille triste au bord de la rivière. Elle était triste parce qu’elle saignait. Je lui ai donné ma médaille, pour la consoler.

— La médaille que Margit t’a offerte pour ton anniversaire ?

— Oui. Tu crois qu’elle sera fâchée, Margit ? »

Maman ne répond pas. Elle regarde son cou et elle doit bien voir que la médaille n’est plus là. Toute sa figure change. Elle dit d’une voix bizarre, comme étranglée : « Tu es sûr que tu la lui as donnée ? Tu ne l’avais pas mise dans ta bourse ? »

Il s’assoit dans le lit, détache sa bourse de sa ceinture et l’ouvre : « Non, tu vois, elle y est pas. »

Maman le regarde longuement. Des fois, il aimerait bien savoir exactement ce qu’elle pense, au lieu de simplement le sentir – comme, dans le rêve, il ressentait le chagrin et la peur de la petite fille, ou percevait le goût du sang autour d’elle. Il n’y a pas de colère dans les yeux ambrés de Maman, en tout cas. Elle est très, très triste. Et autre chose qu’il ne comprend pas, comme si elle avait honte. Est-ce qu’elle a honte de lui ?

Il renifle, il a soudain envie de pleurer. Il répète, incertain : « Est-ce que c’était mal ? C’était pour consoler la petite fille ! »

Maman secoue la tête sans rien dire, lui caresse la joue. Un peu soulagé, il ajoute : « Margit m’en voudra pas ? »

Il ne voudrait pas fâcher la vieille Margit, non plus. Elle lui fait un peu peur, même si elle lui raconte des histoires et qu’elle est toujours gentille avec lui. Elle est si vieille. Elle a tellement de plis sur la figure. Il y en a qui disent parfois qu’elle est sorcière “sur les bords”. Il ne sait pas quels bords, il ne voit rien, ni sur les ourlets de ses robes ou de ses manches, ni sur les rebords des grands chapeaux qu’elle met pour travailler dans le jardin de Maman. Quand l’abbé entend des gens parler ainsi, il devient très sévère et leur dit de ne pas répandre “des bêtises dangereuses”. Il y a des bêtises dangereuses ? Les bêtises ne sont pas seulement bêtes ?

Maman soupire, puis elle sourit. Elle se force, il voit bien, mais c’est un sourire quand même : « Non, je crois qu’elle comprendra. Elle t’en donnera peut-être une autre. Sainte Gawraine veillera sur la petite fille. Sais-tu son nom ?

— Arwèn. »

Il fronce les sourcils. C’est bizarre, il ne se rappelle pas quand elle le lui a dit, son nom…

« Elle te l’a dit ?

— Non, mais je le savais.

— Vous avez parlé ensemble ?

— Non, elle avait des autres mots que nous. » Il ajoute fièrement : « J’ai même parlé en latin, tu sais, mais elle ne comprenait pas quand même.

— Lui avez-vous dit votre nom à vous ? » demande une autre voix qu’il connaît. C’est maîtresse Abigaïl, devant la cheminée, elle est avec dame Myriam ; dame Myriam a l’air très fatiguée.

Il se mord les lèvres, penaud en se rappelant son erreur. « Mais elle n’a pas compris. »

Maîtresse Abigaïl prend son air grave : « Il ne faut jamais dire ton nom, dans tes rêves. À personne. »

Il se tourne de nouveau vers Maman, dérouté ; la petite fille a dit son nom, elle… Pourquoi n’arrive-t-il pas à se rappeler quand ?

« Mais pourquoi, Maman ? »

Maman regarde maîtresse Abigaïl, puis elle soupire. « Parce que si l’on sait ton nom dans tes rêves, on pourrait t’obliger à y rester. Tu ne reviendrais jamais à Angresay. Tu serais perdu. Tu ne le voudrais pas, n’est-ce pas ?

— Non !

— Alors, promets-moi que tu resteras toujours à Angresay lorsque tu rêveras. »

Il baisse la tête, à la fois triste et fâché : « Mais la petite fille, Maman…

— Maintenant que tu lui as donné ta médaille, elle n’a plus besoin que tu la protèges. Et il y a la dame aux mains tatouées. La Morrigane. Tu sais ce qui arrivera si elle t’emmène dans son royaume : tu ne reviendras jamais. »

Maman se penche pour le prendre dans ses bras et le serrer contre elle et il lui rend son étreinte, apeuré. « Je ne veux pas te perdre, mon doux trésor. Promets-moi. Promets-moi que tu resteras ici lorsque tu rêveras. »

Il marmonne, contre le petit battement chaud, au creux du cou de Maman : « Je promets.

— Et si tu rencontres de nouveau la dame aux mains tatouées, ne lui parle pas et reviens tout de suite. Tout de suite. Promets-moi encore. »

La petite fille n’avait pas les mains tatouées. Pourquoi pense-t-il soudain à cela ? Il lui semble qu’elle aurait dû avoir les mains tatouées, elle aussi. Il a presque envie d’en parler à Maman. Mais peut-être vaut-il mieux pas. Maman est vraiment sérieuse. Il met une main sur sa poitrine, comme il l’a vu faire aux nouveaux vassaux de son père, et il dit, comme eux : « Je le jure de par Dieu. »