17

Annaïg revêt le manteau que lui tend sa suivante et vérifie rapidement sa coiffure dans le précieux petit miroir que Cédric lui avait rapporté de Nantes – du verre sur fond argenté, une merveille si improbable, venue de si loin, de Venise la géminite ! Elle force ses traits à l’impassibilité. Elle est bel et bien la dame du château, Cédric lui a officiellement confié Angresay avant son départ, ainsi qu’à Leguével, elle sera digne de sa confiance. Elle regrette seulement que Rébecca se soit retirée.

Elle se présente dans la cour haute, entourée du sénéchal et de ses gardes. Un coup d’œil rapide… Bien, Leguével a posté des hommes aux créneaux et dans la cour, un geste pas trop ostentatoire, juste explicite : il y a des soldats à Angresay. Quoique, une demi-douzaine de Vigiliens ne constitue pas une bien grande menace… Même s’il y en avait d’autres, ils devraient s’embusquer assez loin du château – pas pour rien que les seigneurs d’Angresay ont depuis longtemps encouragé les villageois d’Elvenn à venir s’installer autour du château et à défricher le plus possible : le château est en rase campagne, pas de motte, seulement la rivière, et la différence d’élévation entre la cour basse et la haute cour – cinq marches, et la double rampe pour chevaux et voitures, des deux côtés de l’escalier ; mais depuis le haut donjon de la Tour Neuve, on voit de loin toute force d’attaquants. Elle se morigène intérieurement : les Vigiliens n’en sont pas rendus à attaquer les seigneuries qu’ils convoitent. Ils ont des moyens plus perfides.

Martèlement sur le pont-levis, les arrivants entrent dans la cour basse – sur de splendides chevaux, comme toujours. Et, comme toujours, elle éprouve le même raidissement intérieur devant ces capes et ces uniformes noirs frappés de leur croix pattée rouge. Le premier soldat porte l’étendard du sieur de Tourcy, le chef de la Commanderie de Campénéac, vert et argent, des couleurs plus riantes – mais c’est un leurre.

Elle reste au sommet de l’escalier, plutôt qu’en haut de la rampe. Aura-t-il le front de monter à cheval dans la cour ?

Non. Il met pied à terre dans la cour basse et gravit l’escalier, un homme trapu dans la quarantaine, de petite taille et donc toujours dressé sur ses ergots. Il s’incline – sans excès ; elle est secrètement satisfaite d’être presque plus grande que lui : « Dame Annaïg. »

Une simple inclinaison de tête suffira : « Messire de Tourcy. Que me vaut le plaisir de cette visite ? »

Elle ne met aucune conviction dans la formule polie – ils savent tous deux à quoi s’en tenir.

« Je voudrais que ce ne soit que pour les plaisirs, ma dame. Mais nos règles nous les interdisent, surtout en ces temps troublés où tous ont besoin de notre protection. »

Elle essaie de rester impassible, bouillonnant intérieurement. “Les plaisirs” ! Croit-il être galant ? Quelle arrogante insolence !

« Angresay est bien protégée par ses propres soldats, et je n’ai point entendu de rumeur récente de briganderies, dit-elle d’une voix égale et juste assez froide.

— Il en est de bien proches, cependant. Tous les brigands ne sont pas des soldats revenus de la Croisade. Vous avez des bandits sur vos propres terres, mais peut-être l’ignorez-vous ? »

Elle sait exactement de quoi il veut parler : Kergoët Le Floch’ et ses hommes. Pas des bandits. Des hors-la-loi par force. Ils viennent essentiellement du domaine vassal de Questembert, acquis par les Vigiliens après la mort en Judée du seigneur du lieu ; n’ayant plus d’héritiers directs, il avait légué son domaine à l’Ordre – sous quelles pressions ? La veuve et de lointains cousins se sont opposés, comme Cédric, en vain : le testament écrit de Questembert était inattaquable. Après quoi, les Vigiliens se sont livrés à leurs exactions habituelles : augmentation des taxes et des impôts, avec le prétexte de continuer à payer son dû à Angresay, éviction de paysans pour installer des haras sur leurs terres, servitude imposée… Le Floch’ s’est rebellé. Et a dû s’enfuir pour sa vie, avec ses partisans. D’autres les ont rejoints, venus d’autres domaines en proie à d’autres Vigiliens ; les forbans essaient de faire main basse sur la Bretagne !

Elle maîtrise sa colère. « Vous voulez parler des gens installés du côté de Lanvaux ? Ils sont dans la Forêt Maudite et n’en sortent point. Ils ne dérangent personne. »

Seulement vous. Vous n’aimez pas que l’on vous résiste, n’est-ce pas ? Surtout si cette résistance se joue de vous et s’étend comme une tache d’huile

« Ils braconnent sur vos terres.

— Ils braconnent dans une partie de nos forêts où nul n’est allé depuis des siècles. Du reste, peut-être la malédiction de la Sorcière les a-t-elle dévorés depuis longtemps. »

Elle a réussi à retenir son ironie. Gawraine, la sainte préférée de Margit, est censée avoir vaincu un dragon ou une sorcière là-dedans, ou une sorcière transformée en dragon, les versions pullulent. Briann s’est toujours moqué bien haut de ces histoires, et elle n’y croit pas, mais pourquoi ne pas jouer sur les terreurs qui entourent le lieu ?

De Tourcy n’est pas natif du pays venète, non plus que les hommes qui l’accompagnent, apparemment ; ils n’ont pas bronché.

« Superstitions paysannes, sauf votre respect, ma dame. Les bandits comptent là-dessus, mais nous ne sommes pas des villains ignorants. Et si vous m’en donnez la permission, je vous débarrasserai de ces rebelles. Je ne serai que trop heureux de vous rendre ce service. »

Et en échange ? Elle demeure impassible, mais c’est de plus en plus difficile. Ils se rapprochent sans cesse d’Angresay ; ils ont plus ou moins mis la main sur Tréfléan, le seigneur et son fils aîné ayant été aussi victimes de la Croisade ; ils ont profité de la détresse de la veuve et mère (pauvre Mariane…) justement sous prétexte de lui offrir leur protection contre les briganderies, ils ont obtenu d’elle d’y construire une autre commanderie – encore des terres de pâtures pour les chevaux, encore des paysans privés de leur gagne-pain ou vendus à d’autres seigneurs. Pas étonnant qu’on se rebelle. Et il y a aussi Ravenswood, le plus au sud des vassaux d’Angresay, abouti entre les mains de Pérec – pourtant fils cadet mais devenu héritier après la mort accidentelle de son aîné ; il s’est empressé d’en faire don à l’Ordre auquel il appartient, évidemment, par malveillance envers ce qui lui reste de famille – sa mère, surtout, le bâtard ! Et le Régent ne fait rien à York – qui ne dit mot consent. De toute manière, les Vigiliens dépendent du pape, qui ne dit rien non plus ; dans le cas de Tréfléan, Gwyon a adressé des remontrances, mais les Vigiliens ont argué qu’on les a invités à venir s’installer ; il ne pouvait pas grand-chose là contre. Et il y a des convoitises sur Angresay aussi, elle le sait, surtout en l’absence de Cédric…

Elle se force à se rassurer – toujours les mêmes arguments, dont elle se demande jusqu’à quand ils vont demeurer valides : de par sa relation avec la famille du duc Arthus, et entouré malgré tout de vassaux et d’alliés loyaux, Angresay ne risque rien. Mais, avec les Vigiliens, il ne faut jamais baisser sa garde. Elle est seulement la fiancée de Cédric, non son épouse, même s’il lui a confié le domaine par écrit et devant des témoins impeccables – l’abbé, Leguével, le délégué de Gwyon. Si le plan de De Tourcy est de démontrer qu’elle est trop faible pour veiller à la sécurité de leurs terres…

« Je vous sais fort gré de votre offre, messire, mais je viens justement d’expédier un message à mon oncle de Llétréwyn ainsi qu’au comte Gwyon, notre cousin. » Un petit rappel ne peut faire de mal, n’est-ce pas ? « Ils nous envoient présentement des renforts dont nous saurons user à bon escient si jamais les bandits de la Forêt Maudite se hasardent hors de leur repaire. »

De Tourcy a mal dissimulé une petite grimace irritée. Il prend un air patelin. « Avez-vous pensé, ma dame, au péril qui menace l’âme de ces gens ? S’il y a la moindre vérité dans les bruits qui courent sur la Forêt Maudite, ne devons-nous pas les en rescaper ? »

Elle le dévisage, en essayant de masquer son incrédulité scandalisée. Va-t-il vraiment jouer cette carte, après avoir parlé de superstitions paysannes ? « Je suis sûre que notre bon abbé Briard prie pour eux chaque jour. J’ajouterai mes prières aux siennes. Les vôtres et celles de vos frères seront certainement les bienvenues aussi. Mais je ne hasarderai pas l’âme de mes hommes, tant que les gens de Le Floch’ ne sortiront pas de la forêt, et je ne veux pas que vous y hasardiez les vôtres. »

Le refus est net, cette fois. Elle se redresse de toute sa taille – elle est plus grande que lui ! L’imbécile devrait avoir compris que sa patience est à bout – et il a entendu Leguével se racler la gorge près d’elle. Il ne va pas pousser l’insolence jusqu’à tenter de persuader le sénéchal ? Non, il s’incline légèrement : « Certes, ma dame. Ce souci vous honore. Sachez seulement que nous sommes à votre disposition si le besoin s’en fait sentir.

— Merci de cette assurance, messire. »

Une petite inclinaison de tête et elle tourne les talons la première, secrètement satisfaite qu’on ne lui ait pas demandé, comme on l’aurait pu, l’hospitalité pour la nuit. Elle aurait été obligée de l’accorder. Cela lui aurait gâté son plaisir.