« On l’a trouvée qui rôdait autour de l’enclos des prisonniers. »
Une poussée brutale dans le dos. Elle tombe à genoux dans la rocaille devant la tente du commandant romane qui est sorti pour voir ce qui se passe. Ça fait mal ; mais ça n’écourtera pas les tortures que Morrigan lui laissera certainement subir avant d’intervenir – c’est toujours une lutte à finir entre le désir de tourmenter sa monture et sa réticence à “gaspiller” de son pouvoir pour la guérir.
Le Romane hausse les sourcils. Arwèn sait ce qu’il voit : une très jeune fille, farouche, sale et meurtrie, vêtue de haillons, une tresse rousse défaite. Il n’a aucune idée de ce qui l’attend. Il s’appelle Maximus Quercus, il est assez jeune, un mage de puissance moyenne – on n’en envoie pas des puissants et expérimentés dans les provinces éloignées pour faire régner l’ordre, seulement dans les grands centres. Il ne perçoit pas la présence de Morrigan dans ce corps agenouillé. On lui a désigné la région comme le cœur de la résistance obstinée des Venètes à l’envahisseur, et la source principale des attaques sporadiques contre les installations romanes. (Souvenir de flammes et de sang, impossibles à oublier : cette villa romane et les fermes attenantes, femmes, enfants, vieillards, tortures, massacres, le plaisir sanguinaire de Morrigan.) Il vient d’arriver, il pense que cette Morrigan dont on lui a parlé est une légende. Il va apprendre que non, à ses dépens, mais sans doute pas avant de l’avoir questionnée. Sans résultat – puisque Morrigan ne la laissera pas parler, seulement crier.
Elle se laisse aller de côté sur le sol, un trop bref répit, brûlant d’un accablement furieux. Elle va payer, une fois de plus, son marché de dupe avec Morrigan. Sa peau, sa chair, son corps, la Déesse les lui laisse quand elle n’en a “pas besoin”, oh oui, quand il s’agit d’être blessée, torturée, violée. Et elle la place constamment dans des situations dangereuses depuis qu’elle a décidé de guerroyer de nouveau contre les Romanes afin de leur disputer ses Élus – leurs pouvoirs dont ils sont aussi friands qu’elle mais pour les gagner à leur cause, non pour les dévorer comme elle. Oh, la Déesse se bat en première ligne, déchaînant ses troupes et recevant parfois de terribles blessures – mais elle ne souffre pas : elle en laisse le soin à sa monture. Après quoi le corps blessé, parfois mutilé, est guéri. “Miraculeusement” – autant pour les Romanes sidérés que pour les fidèles galvanisés.
Un aboiement bref, en latin. Arwèn tressaille. Le soldat la traîne dans la tente.
Le Romane interroge, en latin, bien sûr. Il a un interprète, un petit homme maigre et dépenaillé, le dos courbé, qui ne lève jamais les yeux. Un Venète. Un traître pour Morrigan, qui s’en débarrassera d’un claquement de doigts. Un malheureux qui n’a sans doute jamais eu le choix.
On veut savoir ce qu’elle faisait près de l’enclos des prisonniers. On veut savoir d’où elle vient. On veut savoir son nom. On veut savoir si elle fait partie des fidèles de Morrigan. Comme elle ne répond pas non plus aux questions posées dans sa propre langue, le Romane s’impatiente : « Est-elle sourde et muette, à la fin ? »
Arwèn s’entend répondre : « Non. »
Morrigan ne la laisserait pas s’en tirer à si bon compte, bien sûr.
L’interrogatoire devient plus brutal. Gifles, coups de poing, coups de pied. Pas le commandant, bien sûr, il ne s’y abaisserait pas, mais le soldat qui l’a traînée dans la tente. Elle n’arrive pas à lui en vouloir vraiment. Il obéit aux ordres. Il n’y prend même pas un plaisir évident. Un jouet, comme elle. Il sera mort bien assez tôt.
Pas elle.
Elle commence à psalmodier intérieurement le premier hymne à Dana. Elle a découvert depuis peu que cela aide à maintenir en partie la douleur à distance, et les horreurs, lorsque Morrigan se laisse aller à sa soif de sang dans les batailles et les tortures ultérieures de prisonniers, ou, comme maintenant, lorsqu’elle l’abandonne à la violence d’autrui. Il semble que la bulle protectrice de l’Enfant y aide.
Les hymnes, dans leur répétition hypnotique, la séparent juste assez de ses sensations, sans les supprimer mais en les atténuant. Les relations de son esprit et de son corps sont bien plus complexes qu’elle ne le croyait au début. Inextricablement liés par son pouvoir, ce sont des liens impossibles à couper, même pour la Déesse. Si Morrigan a accepté le marché, c’était sans intention de s’y conformer – elle a cru qu’elle pourrait l’enfermer dans sa bulle en lui ôtant toutes ses perceptions, la laissant devenir folle, simple étincelle de conscience totalement désincarnée. Elle se trompait.
La Déesse peut se tromper. Mince consolation.
Elle le perçoit, son pouvoir, depuis l’intérieur de la bulle protectrice, distinct de celui de Morrigan. Il a des yeux et des oreilles… mais pas de mains ni de voix. Elle le perçoit tout comme elle a pu percevoir celui des Élus, lors des Choix que Morrigan a pris le temps d’effectuer pour se nourrir pendant ses campagnes contre les Romanes. C’est comme un réseau de fils d’or qui occuperait tout son corps. Certains des fils dorés filent vers l’Autre Monde. Un temps, elle a entretenu la fantaisie de s’enfuir en en suivant un, mais elle a constaté qu’elle ne peut sortir de la bulle. Peu importe. Quelque chose échappe à Morrigan, c’est suffisant. Du moins tant qu’elle ne changera pas de monture. Car ce jour-là, quand elle l’aura quittée pour une autre Moïrag, son pouvoir, elle le dévorera. Pour l’instant, la Déesse en a besoin : comme la chair qu’elle se plaît à faire souffrir, c’est son ancre en ce monde. Jusqu’à la fin.
Non, ne pas penser à la fin.
Tout en entamant le deuxième Hymne à la Mère des Dieux, Arwèn suit les entrelacs vertigineux du réseau doré tandis que lui parviennent, relativement atténuées, les sensations des coups.
Et puis c’est fini : avec l’influx de puissance, la douleur s’éloigne, disparaît comme ses autres sensations tactiles, tandis que Morrigan reprend possession de sa chair. En lui laissant ses yeux et ses oreilles, puisqu’elle ne peut faire autrement.
À l’expression stupéfaite puis terrorisée de l’interprète et du soldat, à la lumière qui envahit la tente, la Déesse a choisi d’apparaître dans toute sa gloire, nimbée d’or, plus grande que nature.
Le commandant romane réussit à sembler moins impressionné, il faut l’en créditer – jusqu’à ce que, d’un geste dédaigneux, elle efface les protections magiques dont il s’est entouré.
« Pensais-tu vraiment pouvoir garder mes fidèles prisonniers sans que j’intervienne ? » dit la Déesse.
C’est toujours étrange d’entendre sa voix sans prononcer elle-même les paroles. Mais elle les prononce. Son corps les prononce. Elle n’en reçoit pas les signaux, c’est tout. Et elle n’a jamais eu cette intonation, cette force, cette assurance, ce mépris souriant et hautain.
Des clameurs de triomphe s’élèvent à l’extérieur, tandis que les prisonniers magiquement libérés fondent sur les soldats du campement. Puis Morrigan lève une main vers l’interprète, qui s’effondre, les yeux révulsés, comme le soldat près d’elle. Après quoi, tandis que le fier Maximus Quercus est recroquevillé à ses pieds, une masse de chair affolée, elle le sépare de son pouvoir pour se l’approprier.
Arwèn observe avidement le processus, comme toujours. Comment s’y prend Morrigan ? C’est un peu comme la suspension de son pouvoir à elle lorsqu’elle est enceinte – la Déesse ne l’en sépare pas pour l’absorber cependant, comme ici ; elle le lui rend plutôt inaccessible. Il est en elle, mais derrière une paroi translucide, une barrière. Un peu comme la bulle qui protège toujours son essence profonde et que les brutalités de Morrigan ne parviennent toujours pas à percer, mais… différente. Moins solide que la bulle ? D’une nature différente ?
Le Romane se redresse sur les genoux, hébété, vacillant. Elle ne va pas le tuer ? Non, bien sûr : un témoin supplémentaire de sa puissance. Et elle va lui laisser subir les conséquences de sa défaite. Un mage dont le pouvoir a disparu. Un commandant dont les prisonniers se sont échappés – plus de trois cents, dont on espérait beaucoup comme exemples, en crucifiés, le long de la route de Darioretum. Il n’a guère d’avenir dans l’armée romane. Il aura de la chance s’il se retrouve simple soldat.
Morrigan sort de la tente. Des acclamations extatiques l’accueillent. Elle tire son glaive. Les acclamations redoublent. Les Romanes se sont regroupés hâtivement à l’est du camp. Ils sont nombreux, plus nombreux que les prisonniers, et l’effet de surprise est passé. Ils ont sans doute envoyé un messager à la forteresse voisine. Ils espèrent peut-être encore pouvoir résister jusqu’à l’arrivée de renforts, humains et magiques.
Avec un rire triomphant, Morrigan se lance à l’assaut. Ce sera un autre massacre.
Et son corps revient à Arwèn, fort, souple, agile… intact – pas pour longtemps, sans doute. Torture, toujours. Lorsqu’elle ne dispose pas de son corps, mais en perçoit toutes les sensations. Et ces massacres dont rien ne lui est épargné l’avilissent, comme la joie sanguinaire de Morrigan – même si elle a parfois du mal à ne pas la partager après avoir été témoin des horreurs perpétrées par les Romanes. Les hymnes à Dana ne sont plus d’aucun secours dans tout ce chaos, mais il y a une autre manière de se mettre à distance. Si ce n’est pas elle qui dirige les mouvements de ce corps, elle les perçoit. Avec un effort, elle peut même les observer, de l’intérieur. Comment les muscles le placent dans l’espace, ce corps, les feintes, les parades, la manière dont il manie telle ou telle arme – à Morrigan tout est bon, lance, poignard, épée, bouclier, hache… et jusqu’à ses mains nues. Elle pourrait sans doute annihiler ses opposants en les incapacitant ou en les tuant par sa magie, mais elle aime se battre, de toutes les manières possibles.
Le corps commence à subir des blessures.
Arwèn se concentre davantage sur le combat, jusqu’à ce que la douleur l’emporte de nouveau vers les hymnes.