Quand il se réveille à nouveau, il a une très forte envie d’uriner. Une lumière de fin d’après-midi, chaude et dorée, tombe de la haute fenêtre. Une silhouette est debout près de la fenêtre. On se retourne lorsqu’il bouge avec peine pour se redresser. Briann, cette fois, vêtu d’habits trop grands pour lui, ou alors il a beaucoup maigri, il a l’air tout en os. Il s’approche d’un pas lent, un peu courbé. Dans le visage blême aux méplats accusés, les yeux ambrés ont un regard fiévreux. On lui a taillé la barbe. Il a sur le haut du front une cicatrice qui va se perdre dans ses boucles noires, coupées très court aussi.
Il tire le tabouret et s’y assoit avec précaution. Se penche, avec un petit grognement étouffé pour tirer quelque chose de sous le lit. Un gros pot de chambre en céramique brune, avec un couvercle.
« Besoin d’aide ? »
Cédric est partagé entre l’embarras et une soudaine envie de rire. Voilà qui n’est pas mal, comme premières retrouvailles.
« Non. »
Briann se relève avec lenteur pour aller s’asseoir sur son lit. Cédric se redresse en écartant les couvertures. Il réussit à s’asseoir aussi, les jambes hors du lit. Briann s’est adossé contre le mur de son côté de la chambre, la tête rejetée en arrière, les yeux fermés. Il semble épuisé. Cédric se soulage. L’urine est très foncée, mais pas de traces de sang. Bon signe, faut-il supposer, ou normal, en tout cas. Que dirait Rébecca ? L’incongruité de cette pensée le ferait presque sourire s’il n’éprouvait un soudain choc de nostalgie désespérée – Angresay, Annaïg ! Il remet le couvercle sur le pot, le repousse tant bien que mal sous le lit, brièvement irrité de se sentir encore si faible. La tête lui tourne un peu. Il se réinstalle, avec une certaine difficulté, rabat les couvertures, se laisse aller dans les oreillers, le cœur battant la chamade.
« Le roi est mort », dit Briann. Sa voix monocorde est encore plus rauque que d’habitude.
Cédric s’affaisse un peu sur lui-même. « Le prêtre m’a dit, Uizinga.
— Ah oui, le mage », marmonne Briann d’un ton comme entendu, mais il n’ajoute rien.
Cédric hésite. Quels que soient les détails, il ne doit pas lâchement tenter de les éviter. « En sais-tu davantage ?
— Non. Le monastère a été pris et incendié. »
Les paroles mêmes du prêtre. « Par les Kumanes ?
— Il n’a pas dit. » Une pause, puis plus bas, un grommellement sombre : « Des Vigiliens ont survécu. »
Lui aussi doit penser que tous auraient dû périr en permettant au roi de s’échapper. Cédric baisse la tête. Et eux-mêmes ont échoué si misérablement !
« Les rebelles, Orvath, que veulent-ils de nous ? Une rançon ? »
Un bref rictus sardonique, mais Briann marmonne seulement : « Je l’ignore. »
Cédric l’observe. Les poignets osseux découverts par les manches portent les cicatrices des fers.
« Ils t’ont fouetté aussi. »
Un haussement d’épaule, accompagné d’une petite grimace.
« Uizinga dit qu’il les a empêchés de nous tuer. »
Un grognement inarticulé en réponse – acquiescement ? Depuis quand Briann est-il devenu aussi taciturne ? Puis Cédric songe aux commentaires de Uizinga – s’il considère son propre état, que doit-il en être de Briann, qui a refusé les soins ? Soudain alarmé, il détaille la face hâve, les yeux clos.
« Pourquoi ne l’as-tu pas laissé te soigner ? Tu ne craignais pas la magie, dans le temps. »
Encore un petit haussement d’épaule, avec la même grimace d’inconfort. « Jamais de magie. Personne dans ma tête. »
Cédric va pour protester – il se rappelle les explications de domina Aubrard. Mais ses souvenirs du soin magique sont trop confus. En tout cas, les mages sont tenus au secret. En va-t-il autrement pour les géminites orthodoxes ?
Il y a plus important, de toute manière.
« Arthus et notre armée affrontent les Kumanes, avec les Aquitains, m’a-t-il dit.
— Oui. » De nouveau ce rictus sardonique. « Décimation. »
Cédric se redresse, un peu déconcerté, en rappelant à lui ses souvenirs : “décimation” ? Ah. Les Romanes exécutaient un homme sur dix dans leurs troupes lorsqu’elles se rebellaient.
« Décimation ? »
Briann se redresse à son tour, l’observe un moment, puis grommelle avec une brusque irritation : « Tu n’as pas idée. Tu es venu te jeter là-dedans et tu n’as pas idée !
— Idée de quoi ? » réplique Cédric avec un début d’irritation lui aussi. Et, comme Briann ne répond pas : « Explique-toi ! »
Mais Briann secoue la tête et s’adosse de nouveau, avec précaution, au mur ; de fait, seule sa tête y est appuyée, ses épaules y touchent à peine.
Cédric essaie de calmer son agacement. Briann a mal. Il n’a pas voulu être soigné. Il est sûrement en plus mauvais état que lui.
Il se force à réfléchir, malgré ses idées embrumées. La décimation visait à affaiblir les soldats rebelles, pas seulement en diminuant leur nombre : l’arbitraire des exécutions minait aussi leur courage et leur solidarité. Qui voudrait “décimer” l’armée bretonne, ou l’armée aquitaine ? Car il ne peut s’agir de décimer les Kumanes ? On veut les écraser, les arrêter dans leur progression et les renvoyer dans les bras des Mongols qui les pourchassent. Et ni les Bretons ni les Aquitains ne sont des rebelles, au contraire ! Le duc Arthus a été le premier à se rallier à l’idée de la Croisade lancée par le vieux pape Albert et le roi Richard. Arthus est le demi-frère du roi, Othon d’Aquitaine son neveu !
Et puis il se rappelle. L’atmosphère à la cour de Gwyon, les derniers temps, l’exaspération croissante du jeune comte devant la présence de plus en plus arrogante des Vigiliens dans les terres bretonnes, la raideur avec laquelle il a accueilli l’envoyé du Prince Régent et la réponse peu satisfaisante de celui-ci à leurs remontrances… La Bretagne est fidèle à Richard, mais n’a guère à se louer de la régence de son frère. Et Othon est fidèle aussi à son oncle. Envoyer leurs armées contre les Kumanes, une manière de les affaiblir ? En espérant même… une issue fatale pour les ducs ?
« Mais ils étaient déjà en route. Pourquoi les ordres auraient-ils changé ainsi ? Le roi… »
Un petit grognement de Briann. « Cantorbéry. »
Un évêque guerrier, qui s’est illustré en Judée. Le légat du pape. Du nouveau pape. Un adversaire déclaré de la Croisade, et un ami de longue date du Prince Régent – son ancien confesseur.
Le légat du pape a pris le commandement quand on a su la mort du roi. Et ni Arthus ni Othon n’ont réussi à s’y opposer ? Mais Richard avait accepté la requête papale d’aller aider un royaume christien. Presque christien. Le légat a dû s’en prévaloir hautement. Et les Loups du Pape ont dû y mettre tout leur poids. C’étaient eux qui devaient principalement se battre contre les Kumanes, avec une partie des Anglais – décision de Richard. Voulait-il les affaiblir, eux ? Ou simplement épargner le plus possible celles des troupes qu’il savait plus fidèles ? En tout cas, Richard disparu, on rappelle les autres et on envoie Bretons et Aquitains.
Il répète, consterné : « Décimation.
— Crois-tu que la guerre n’est que glorieux combats, comme dans les histoires ? » ricane Briann.
Une étincelle de colère redresse de nouveau Cédric : « Et crois-tu que je ne comprenne rien à la politique ? J’ai lu les mêmes livres que toi. Et j’ai servi à la cour de Gwyon !
— Gwyon ! Arthus aurait mieux fait de rester en Bretagne avec son fils ! » Encore ce rire bas, qui se transforme en toux ; Briann reprend son souffle. « Nous aurions tous mieux fait de rester en Bretagne, ajoute-t-il d’une voix éraillée.
— Tu es parti de ton propre chef ! »
Briann l’observe un moment, avec une expression morne. Puis il hoche la tête et, avec des précautions de vieillard, il s’allonge sur le côté, un bras sous la tête, en fermant les yeux.
« Repose-toi », lance-t-il avec ce qui sonne comme du dédain. « Ici, tu es un enfançon dans les bois. Tu n’aurais jamais dû venir. »
Cédric le dévisage, incrédule et de plus en plus irrité. « J’ai prêté serment à notre père ! Et j’étais chargé d’une autre mission ! »
Il se mord les lèvres, conscient de la note de protestation enfantine qui s’est glissée dans sa voix. Il ne va pas se vanter, maintenant ? Tout cela n’a plus de sens, désormais. La mission n’aura pas de suites.
Briann a rouvert les yeux. « Une autre mission, vraiment ? Gwyon suppliait son père de rentrer ? »
Cédric hausse les épaules. Tout cela n’a plus de sens, en effet. N’a plus besoin d’être un secret, surtout pour Briann. « Je portais un message au roi. Des Français. On m’en a chargé en route, à Lyon. »
Briann a esquissé un mouvement pour se redresser, y renonce, mais il s’est raidi. Il le fixe avec intensité. Répète : « Un message ? Des Français ?
— Oral. Juste un mot, dit Cédric avec lassitude. La poursuite indéfinie de la Trève. La paix. Mais tu étais au courant, non ?
— La paix ! » murmure Briann, sans répondre à la question.
Cédric renonce à déchiffrer son intonation – sarcastique, furieuse ? Une tristesse plombée l’accable. Tout ce qu’il peut penser, en cet instant, c’est que le roi est mort, et qu’il ne comprend plus Briann. Qu’il ne le comprendra peut-être plus jamais.