Le froid n’est pas aussi intense qu’on pouvait le craindre. La neige tombe droite et pressée dans la cour de la forteresse, sans un souffle de vent. Nul ne s’est opposé à leur départ. Les gardes devant leur porte les ont laissés passer comme s’ils ne les voyaient pas. Uizinga les accompagne dans la cour déserte. Un petit monticule couvert de neige se dresse et se secoue en les voyant passer : un des chiens ; il n’aboie pas. Ils montent en selle. La tête levée vers Briann, Uizinga dit quelque chose en hongrois, puis en latin : « La Déesse est avec vous. »
Briann réplique quelque chose d’abrupt en hongrois, puis il fait tourner son cheval. Cédric, choqué, se penche sur sa selle vers Uizinga : « Pardonnez la rudesse de mon frère. La captivité lui a ôté de ses manières, je crois. Toute notre gratitude vous est acquise, pour tout. J’aimerais pouvoir mieux vous en remercier. »
Uizinga le dévisage, puis sourit avec une incompréhensible tristesse : « J’en suis remercié, vous avez survécu. »
Cédric suit Briann pour franchir la porte. Elle se referme derrière eux. Après coup, il se rappelle où il a déjà entendu cette phrase : dans les Alpes, le mage au gros chien qui était venu les secourir dans le refuge.
La première journée se passe sans encombre. Le chemin est relativement dégagé. Il cesse de neiger vers midi ; le soleil apparaît même, une pâle et lointaine hostie dans le ciel à la luminosité voilée. La carte contient des ajouts de la main de Uizinga ; elle indique une cabane de bûcheron comme arrêt possible, au nord de leur route. Ils ont couvert la distance supposée : la cabane se présente en effet à la tombée du jour ; elle est assez grande pour leurs chevaux, il y a même de la paille et du foin sec que les bêtes semblent trouver à leur goût. Tant mieux, cela épargnera d’autant la réserve de son, et elles leur tiendront chaud – la température s’est refroidie avec le coucher du soleil. Briann allume un feu dans le gros chaudron qui tient lieu de foyer ; il ne lui faut pas battre le briquet plus d’une fois pour en tirer l’étincelle qui embrase la mousse sèche et la paille, puis les brindilles. Il a toujours été habile à allumer des feux, même dans les circonstances les moins favorables. En souriant, Cédric nourrit le brasier, avec précaution – souvenirs brusquement ranimés : enfant, fasciné par les flammes, il voulait toujours aller trop vite, il étouffait le feu naissant en ajoutant des morceaux de bois trop gros, Briann le grondait, ranimait les flammes. Mais Briann ne sourit pas.
Ils mettent de la neige à fondre dans la gamelle tirée du paquetage, y jettent lard et pois secs, puis, quand la soupe est prête, y trempent des morceaux de pain. Un morceau de fromage de chèvre couronne le repas, si dur qu’il faut le sucer longuement si l’on veut vraiment en profiter, mais Cédric a l’impression d’avoir mangé comme un roi. Il est de bonne humeur, même si Briann est toujours aussi peu loquace – et tousse encore trop souvent. Malgré la neige, et s’il faut en croire la carte de Uizinga, ils ont parcouru au moins cinq lieues. La partie plus difficile du voyage commencera le lendemain : le chemin qu’ils ont suivi jusque-là est relativement fréquenté – il y a un village, Stájerlakanina, au nord, ils l’ont aperçu en contrebas dans le lointain, c’est de là que provenait le ravitaillement de la forteresse. Le tracé du chemin bifurque de ce côté. Mais eux vont vers l’ouest, et le sud, et il leur faut continuer à travers un dernier massif montagneux, vide de toute habitation. Après quoi ils descendront dans la plaine du Danube, droit vers le sud et un village nommé Oravitza, où ils rencontreront une ancienne voie romane qui s’en va longer le fleuve. Si la tempête annoncée veut bien tarder encore un peu, ils pourront peut-être effectuer cette traversée dans la matinée du lendemain.
La lumière de l’aube n’est pas très prometteuse, cependant, le lendemain. Le ciel est bas, couleur de fer, et la lumière ne cesse de diminuer tandis qu’ils se mettent en route. La neige commence à tomber en oblique, poussée par le vent qui forcit. Ils sont partis depuis peut-être trois heures – aucun moyen d’évaluer l’écoulement du temps, le soleil est invisible, comme d’ailleurs le ciel, à travers les flocons drus. Le chemin est devenu un sentier étroit de plus en plus escarpé. Il va bientôt falloir descendre de cheval et marcher, le terrain est incertain, trop accidenté sous la neige accumulée.
Au moment même où Cédric le pense, sa monture trébuche violemment. Un claquement sec, un hennissement affolé de douleur, le cheval bascule vers l’avant, Cédric s’accroche instinctivement à sa selle. La bête tombe de côté, et il est pris en dessous. Malgré la violente douleur qui lui traverse la jambe gauche, il essaie de se dégager en évitant les sabots de l’animal qui se débat en hennissant. Une silhouette se précipite, Briann. Il dégaine sa dague. Le cheval s’immobilise.
Avec l’aide de Briann qui jure sans discontinuer à voix basse, Cédric réussit à se libérer de la masse qui le cloue au sol. Mais il ne peut tenir debout. Après l’avoir aidé à s’étendre dans un creux relativement à l’abri du vent, Briann examine sans grande douceur la jambe blessée. Cédric se mord les lèvres au sang pour ne pas crier.
« Pas de blessure ouverte, murmure Briann, mais peut-être une fracture, ou deux. »
Il fouille dans le paquetage du cheval mort, en tire une couverture légère dans laquelle il déchire des lanières. Après avoir coupé quelques branches, il fabrique des attelles de fortune. Puis il prend le paquetage de Cédric et va l’attacher sur son cheval qui attend, la tête basse, en soufflant fort par les naseaux. Cédric ne peut retenir un grognement de douleur lorsque Briann l’aide à monter en selle. C’est trop de malchance ! La protection de la Déesse, vraiment ?
Ils se remettent en route. Briann mène le cheval par la bride et tâte le terrain avec un morceau de bois tenant lieu de bâton. Cédric n’arrive plus à penser, trop occupé à retenir les gémissements qui menacent de lui échapper à tout instant.
Le vent souffle de plus en plus fort, il fait vraiment froid à présent. L’austère paysage noir et blanc déjà indistinct à travers la neige se met à disparaître dans les tourbillons blancs. Chaque pas du cheval se répercute douloureusement dans la jambe de Cédric. Au bout d’un moment, Briann crie quelque chose, que couvre le rugissement du vent dans les sapins. Il revient vers Cédric et crie de nouveau : « Je ne sais même pas si nous suivons encore le chemin. On s’arrête là. »
Il désigne un très gros sapin tombé en travers de leur route, qui pourrait leur offrir un refuge temporaire. Il y mène le cheval avec prudence, attache celui-ci à l’une des branches mortes en saillie, puis aide Cédric à descendre de selle et à s’appuyer au tronc. Il va couper des branches de sapin encore pourvues d’aiguilles, qu’il étale sur le sol ; Cédric s’installe dans la cavité après s’être enveloppé d’une des couvertures en fourrure. Le cheval aveuglé et piqué sans merci par les rafales de neige tire sur sa longe en renâclant. Briann détache les paquetages et amène l’animal plus près du tronc. C’est un cheval bien dressé, il ne fait pas trop de difficulté pour se coucher. La masse de son flanc bloque davantage les rafales, et surtout, Cédric peut sentir aussitôt la chaleur qui émane de l’animal.
Arrivée d’un seul coup, la tempête rage autour d’eux, les sapins grondent dans le vent, des volutes de neige aveuglante tourbillonnent de toutes parts, le paysage a presque disparu, il n’y a plus que du blanc partout. On ne voit pas les arbres, on entend seulement leur lutte avec l’ouragan mais parfois, entre deux rafales de neige, ils apparaissent brièvement, des fantômes tourmentés. Briann ne bouge pas, pressé près de Cédric contre le flanc du cheval, les bras autour des genoux sous sa pelisse à capuchon et l’autre couverture doublée de fourrure noire.
Cédric essaie de trouver une position plus confortable. Son mouvement lui arrache un gémissement de douleur.
« Eh, la Déesse nous protège ! Tu aurais pu te casser le cou, dit soudain Briann avec un petit rire bas.
— Quelle déesse ? murmure Cédric.
— Celle de Uizinga, Dana.
— Je le croyais géminite.
— Païen. Religion locale. »
Cédric se concentre sur sa surprise, qui lui fait un peu oublier sa jambe. « N’a-t-il pas dit être le mage du baron ? Et un prêtre ?
— Un talenté païen, qui servait son baron païen. Tous les rebelles ne sont pas des Géminites. » Une violente quinte de toux secoue Briann ; il resserre couverture et pelisse autour de lui.
Le vent hurle trop fort, ils se taisent. Cédric voudrait pouvoir plier sa jambe pour la mettre un peu plus à l’abri du vent, mais avec l’attelle, il le peut difficilement : Briann a serré l’appareil haut sur le genou et jusqu’à la cheville. Combien de temps va durer cette tempête ? Vont-ils être bloqués ici tout le reste de la journée ? Le froid est de plus en plus mordant. Si la température continue à baisser, survivront-ils à une nuit passée ainsi, malgré le cheval ?
La douleur semble diminuer, il se sent engourdi. Il ferme les yeux. Briann le secoue : « Ne t’endors pas ! Mange un peu. »
De la sacoche de provisions, il a tiré de la viande séchée. Cédric se force à mâcher ; c’est salé, râpeux, avec un goût âcre et la consistance du vieux cuir. Après, il a très soif. Dans la gourde, il y a une bière légère et bizarrement sucrée mais des plus bienvenues. Il en boit plusieurs gorgées, qui n’étanchent pas sa soif. Il prend une poignée de neige et la mâche. Tant de neige ! Il n’en tombe presque jamais, à Angresay, elle ne reste pas, sauf peut-être plus haut, dans les landes de Lanvaux, et les grands froids sont rares. Mais il y a eu cet hiver, une fois, où les douves avaient gelé assez dur pour qu’on puisse y marcher. Ou plutôt y glisser. Briann avait fabriqué des espèces de patins en bois, ils ne duraient pas très longtemps. Cédric se revoit, titubant, vacillant, effrayé à l’idée de tomber et de se couvrir de honte. Et puis Briann lui avait donné une bonne poussée et, pendant un glorieux instant, il avait vraiment glissé pour arriver dans les bras salvateurs d’Annaïg.
Accablé d’une tristesse brutale qui lui met des larmes dans les yeux, il jette un regard en biais à Briann qui mâchonne son morceau de viande. Tous ces souvenirs, est-il le seul à les chérir maintenant, avec Annaïg (oh, Annaïg, quand la reverra-t-il ? La reverra-t-il ? Non, ne pas penser ainsi !) ? Briann a-t-il tout oublié ? Décidé de vouer à l’oubli une partie de sa vie qui ne compte plus ? Et pourtant, ils rentrent chez eux. Il faut se concentrer là-dessus, ils vont rentrer chez eux. La tempête finira, ils repartiront, ils trouveront un village, on le soignera. Ils retourneront à Angresay. Finalement, Briann a accepté de retourner à Angresay ! Il y aura fallu la mort de deux rois.
Les pensées de Cédric dérivent – la douleur, le froid ; il se sent glisser dans l’inconscience, mais elle est bienvenue.
Une tape le réveille. Il ne sent plus ses doigts dans les gants de cuir ni sa jambe droite, et presque pas la jambe blessée, juste une douleur sourde et lointaine, qui se réveille lorsqu’il essaie de bouger. “Ne t’endors pas !” répète la voix de Briann ; elle se perd dans une toux caverneuse. Cédric essaie de rassembler ses esprits, non sans peine – ses pensées s’effilochent. Mauvaise toux, Briann.
« Rien pour ta toux ? »
Haussement d’épaules : « Une décoction de sureau.
— Prends-la donc ! »
Briann, après un moment, fouille dans le paquetage, en tire une fiole dont il avale deux gorgées. Il se racle la gorge. « Voilà. Content ? »
Sa voix est déjà plus claire. Cédric essaie de sourire – ses lèvres ne veulent pas lui obéir –, et réussit à articuler tant bien que mal : « Aide-toi et la Déesse t’aidera. »
Mais Briann ne réagit à sa tentative de plaisanterie que par un sombre froncement de sourcils, et se renfrogne sous la couverture.
De temps à autre, le cheval essaie de se relever ; Briann a jeté sur lui leurs couvertures plus minces où s’accumule parfois de la neige, jusqu’à ce que le vent la chasse ; il le flatte en lui parlant doucement – en hongrois, semble-t-il, des phrases parfois assez longues. Il a beaucoup appris pendant leur emprisonnement, une bonne chose quand ils arriveront dans les endroits habités. Sûrement, cette tempête ne va pas durer beaucoup plus longtemps. Sûrement.
Il rêve qu’on le secoue, en l’appelant par son nom. Rêve-t-il ? C’est très loin, dans une distance brumeuse, mais qui s’illumine peu à peu d’une lumière où passent des vagues plus sombres. Pourquoi pense-t-il à ces vagues comme à des mains qui font signe ? Pourquoi cette lumière est-elle si familière ? Il essaie de se rappeler, mais en vain. Tout ce qu’il se rappelle c’est qu’il avait froid, mais plus maintenant.
Soudain tout devient très clair devant lui (dessous ? autour ?). Il y a des sapins immobiles couverts d’épaisses gangues de neige, éclatants dans la lumière, mais c’est la lumière du soleil. Au-dessus, le ciel est d’un bleu presque violent. Pas un bruit. Le soleil est aveuglant sur la neige qui couvre tout, un manteau velouté effaçant toutes les aspérités. Tout semble si doux ainsi. Des points lumineux en bas, pas un reflet du soleil, c’est plutôt comme un écho de la lumière qui l’environne. Brusque curiosité. Ils se rapprochent d’un seul coup, ils se trouvent sous les habits des deux hommes, mais il les voit quand même. Pas vraiment des points mais comme une pelote de fils dorés. L’une d’elles est en train de se dérouler de partout, comme aspirée, celle du corps étendu. Un des hommes secoue l’autre, celui qui est étendu. Un nom se formule en lui, qui est un mélange d’émotions contradictoires : tendresse, tristesse, rancune, perplexité. Briann. Briann le secoue en disant “Cédric ! Cédric !”. C’est lui, Cédric. Il se voit avec Briann. En rêve. Il dort : il a les yeux fermés. Il est vraiment très pâle. Il parle à Briann, il lui dit “non, tout va bien”, mais ses lèvres ne bougent pas, et Briann ne l’entend pas. Le monticule qui se trouve devant eux remue, la neige accumulée s’en écoule en petites avalanches, découvrant un flanc brun rebondi. Le cheval. Briann le caresse rapidement en lui parlant. Le cheval ne bouge plus trop. Briann recommence à secouer Cédric. C’est drôle, il ne sent rien quand Briann le secoue. D’ailleurs, il a de plus en plus de mal à rester dans son rêve, quelque chose le tire vers l’autre lumière, mais il s’accroche. Il est inquiet pour Briann. Du coup, il le voit autrement maintenant, entouré d’une auréole rougeâtre, sa poitrine est rouge aussi, sa gorge, sa tête. Sensation de chaleur. Briann a chaud, très chaud. Trop chaud. De la fièvre. Briann est malade ! Il peut aussi sentir de l’angoisse – et… de la colère ? Est-ce lui ou Briann ? Il a du mal à départager. Il tente de se concentrer. Briann. Briann est fâché, mais contre qui, et pourquoi ? Une quinte de toux plie Briann en deux. Il reprend son souffle. Il marmonne “Non. Non” puis il crie en breton, mais à qui parle-t-il ? “Pas maintenant ! Pas ainsi ! Je n’ai rien choisi !”
Ensuite il reste un long moment immobile, recroquevillé sous la couverture fourrée.
Cédric a de plus en plus de mal à rester là – où qu’il se trouve. Il a beaucoup de mal aussi à penser, l’appel de la lumière prend de plus en plus de place en lui. Briann le croit mort ? Mais il n’est pas mort, puisqu’il voit tout cela ! Si clairement. Tant de lumière. C’est si beau, si net, la neige blanche, la découpe des branches sur le ciel bleu…
Briann se lève brusquement. Il enjambe l’encolure du cheval et il part tout droit devant lui, en s’enfonçant parfois dans la neige jusqu’aux cuisses. Un terrible désespoir incrédule envahit soudain Cédric – il ne sait encore si c’est le sien ou celui de Briann, mais il veut crier, il crie : Ne pars pas ! Ne me laisse pas là !
Briann n’entend rien. Il continue à marcher. Il s’éloigne en trébuchant. Parfois il tombe, se relève. Sa silhouette sombre se détache avec netteté sur la blancheur du paysage, diminue petit à petit en laissant de profondes traces dans la neige, s’efface entre les troncs noirs.
Le cheval essaie de se redresser. Y parvient après plusieurs essais. Il se met sur ses pattes, s’ébroue. Renifle la forme inerte étendue sous le tronc. Lève la tête comme s’il cherchait à se repérer. Puis se retourne et, avec précaution, lentement, il part dans la direction opposée.
Cédric l’observe un moment puis il n’a plus la force de résister, et il s’abandonne à l’appel de la lumière, où l’emporte une dernière et moelleuse vague d’ombre.