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Rébecca marche d’un pas pressé en tenant serrée l’anse de son panier – à la fois agacée de la présence de Houarn à ses côtés, protection superflue, et irritée de se sentir tellement fille de la campagne. Il y a trop de monde dans les rues de Nantes, elle ne s’y habitue pas. Les rues et les ponts qui enjambent l’île de La Saulzaie pour relier la ville à la rive sud sont constamment engorgés. C’est saoulant. Elle va encore être obligée de faire un détour pour se rendre chez le rabbi Saruch, dans la Juiverie. Isaac va encore s’inquiéter de son retard. Et bien sûr qu’il y a du monde dans les rues, idiote ! La procession royale attire des foules de toute la Bretagne, sans compter la foire et les deux tournois. Il y en a pour tous ; d’un côté, les chevaliers ordinaires qui veulent prouver leur mérite – il en vient de partout, même du Hutland : la bourse offerte au vainqueur est assez conséquente et, surtout, c’est une bonne occasion de briller aux yeux d’éventuels employeurs. De l’autre, les plus grands nobles se sont précipités pour participer au second tournoi, qui désignera le futur champion du nouveau roi. Et il y a toutes sortes d’autres joutes et concours d’adresse – pour les archers, pour les lutteurs, et encore avec de bonnes bourses… Tout va commencer demain, après la grande monstration des reliques de saint Michel, qui se rendra de la cathédrale au château puis au campement et lieu des tournois, les prairies bordant la rive sud.

Elle arrive enfin, en sueur, et des plus maussades. « Père, nous sommes rentrés ! » lance-t-elle à la cantonade dans le vestibule.

Un bref jappement lui répond et elle tressaille : un chien bien étrange sort de l’ombre, portant un manteau de longues tresses laineuses. Non, c’est son poil. Elle se raidit. Elle n’a pas peur des chiens, mais celui-ci est vraiment gros. Il semble amical, cependant : il vient droit à elle en ignorant Houarn, la renifle avec intérêt et, lorsqu’elle tend la main, il la pousse de sa truffe humide avec un autre jappement bienveillant. Puis elle entend des voix dans la petite étude du rabbi : celles de son père et de Saruch. Et une autre voix, qui la fige sur place.

Elle va à la porte, suivie par le cliquetis des griffes du chien sur les petits carreaux. Ses jambes sont soudain en coton. Elle pousse le battant.

Quatre hommes dans la lumière chaude de la fin d’après-midi qui tombe des deux fenêtres. Isaac, le trait blanc de la barbe du rabbi Saruch, un petit homme d’âge moyen, trapu, à la crinière brune striée de gris, qu’elle ne connaît pas… Et un homme maigre vêtu en pèlerin, tête découverte. Un visage creusé qui se tourne vers elle, aux traits en partie dissimulés par une barbe plus rousse, mais des yeux très bleus sous un fouillis de boucles blondes.

Elle ferme un instant les yeux, saisie de vertige. Cédric. Elle s’agrippe à la clenche de la porte. Il est vivant ? Il est revenu ? Il est à Nantes ?

Cédric. Mais ce n’est pas tout à fait Cédric. Cette expression hantée, ce regard à la lumière éteinte, cette sombre et fébrile intensité.

Il est vivant. Il est revenu. Il est à Nantes.

Maintenant.

« Il va participer au tournoi des chevaliers », dit Isaac avec lassitude, sans qu’elle pose la question.

Soudain foudroyée d’angoisse incrédule, elle reste muette.

« Il est venu me demander de l’aider à payer le coût d’entrée.

— La bourse du tournoi vous dédommagera amplement », dit le petit homme inconnu d’un ton conciliant.

Cédric ne la regarde pas ; il fixe un point dans l’espace illuminé des fenêtres ; elle le contemple en essayant de surmonter le vertige qui s’obstine.

« Si vous le gagnez, remarque Isaac.

— Croyez-vous que je ne le gagnerai point ? » gronde Cédric.

Dans le silence qui suit, Rébecca s’entend murmurer : « Il faut prévenir Annaïg !

— Non ! »

Cédric s’est brusquement retourné vers elle d’un air féroce ; elle reste abasourdie puis proteste faiblement : « Nous n’avons jamais cru ce qu’on raconte sur vous !

— Qu’elle le croie ! Qu’elle me croie mort. Cela vaut mieux pour elle. » Et, encore plus sombrement : « Ce n’est pas pour elle que je suis venu ici. »

Rébecca lance un coup d’œil implorant à Isaac, qui secoue la tête : « On peut lancer des défis individuels à qui on le désire pendant toute la durée des festivités », dit-il.

Elle se sent glacée. Le baron. Il veut affronter son frère.

« Mais c’est de la folie ! Si on vous reconnaît, n’importe quand…

— On n’a pas à se battre à visage découvert. Et nous sommes là, mes hommes et moi, pour le protéger », dit le petit homme brun.

Elle le regarde plus attentivement. Puis elle le reconnaît. Le Floch’ ! Le chef des rebelles de la forêt de Lanvaux. Cédric est avec eux ? Depuis combien de temps est-il revenu de Hongrie ?

« Votre frère est un combattant émérite », remarque avec douceur le rabbi Saruch ; sa longue barbe blanche brille d’un éclat presque surnaturel dans les rayons déclinants du soleil.

« Je le suis aussi.

— Assez pour le vaincre ? »

Cédric relève le menton d’un air buté.

« Assez pour le tuer ? »

Cédric hausse les épaules.

Le tuer… ou être tué par lui ? songe Rébecca horrifiée – en un éclair, elle a évalué la situation. Quoi qu’il se soit passé en Hongrie, ce sera la parole de Cédric contre celle des Vigiliens survivants – et de son frère. Même s’il est parent avec le duc. Il faut prévenir Annaïg : elle seule peut éventuellement le raisonner.