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Guillem suit Rébecca dans les rues étroites de la Juiverie, entre les maisons en bois et en torchis dont les encorbellements interceptent un peu la fine pluie qui tombe depuis le matin ; Briann lui a ordonné de la surveiller dès leur arrivée. Pas d’explication, mais c’est inutile : si Cédric est vivant, il n’essaiera pas de contacter Annaïg, surveillée d’assez près par les gens de l’évêque. Rébecca, par contre… Le baron croit donc bel et bien que Cédric est vivant. Que s’est-il réellement passé en Hongrie ?

Et si Cédric est à Nantes…

Il marche sans se hâter, curieux, et vaguement honteux de sa curiosité. Il devrait plutôt s’inquiéter de la présence de Cédric. Mais la veille, après que Rébecca est rentrée avec Houarn, il a vu celui-ci ressortir en hâte et l’a suivi, malgré sa consigne – c’était le soir, Rébecca n’allait pas repartir en ville. Le serviteur s’est rendu à l’archevêché, près de la cathédrale. Peut-être chargé d’un message. Les deux jeunes filles ne se sont pas revues – Rébecca est juive, et si elles se fréquentaient assidûment à Angresay, il ne peut en être de même à Nantes, surtout maintenant qu’Annaïg fait partie de la maisonnée de l’évêque Guéhennoc.

Rébecca se glisse aux premiers rangs de la foule qui attend la procession des reliques, au sortir du château où le nouveau roi Jean loge avec son épouse, leur suite et le légat Andrew de Cantorbéry. Il suffit d’en faire autant, à quelque distance. Les gens du roi et ses nobles s’engagent derrière les religieux et les reliques dans la rue des Carmes, pour passer le premier des ponts qui enjambent le bras de la Loire. La maisonnée de l’évêque suit. Annaïg est facile à repérer, sur sa haquenée d’une blancheur neigeuse, avec des habits verts et bleus discrets, mais qui mettent néanmoins en valeur sa chevelure aux reflets roux, sous la mante dont elle a tiré la capuche sur sa tête, la dissimulant avec modestie comme il sied aux bonnes Christiennes hors de la maison. Sa suivante chevauche à ses côtés, Soizic, frileusement enveloppée dans une cape. Il ne fait pourtant pas froid.

Rébecca court le long de la presse pour se rendre à leur hauteur. Guillem la suit encore. Il ne craint pas de la perdre, pas plus que dans les rues. Un instant, il se demande si elle le perçoit aussi. Mais elle ne peut savoir de quoi il s’agit, elle. Et donc ne doit pas y prêter une attention indue : une impression vague d’être suivie, qu’elle doit sans doute rejeter en la mettant au compte de la foule qui semble tant la déranger à Nantes.

Rébecca arrive près d’Annaïg, et doit appeler son nom, si l’on en juge par la réaction surprise, puis joyeuse, de la jeune fille. À coup sûr feinte, si elle a reçu un message de Houarn ; d’un autre côté, peut-être Rébecca lui a-t-elle simplement donné rendez-vous sans expliquer, afin de minimiser les risques. Annaïg descend de sa monture, malgré les évidentes protestations des autres femmes qui l’entourent, tend ses rênes à Soizic et se faufile entre les soldats qui bordent la procession. Les jeunes filles marchent en devisant – Guillem est trop petit pour bien voir leurs visages, mais il ne perd pas des yeux le capuchon bleu de la mante d’Annaïg et le capuchon vert de celle de Rébecca. Elles se laissent dépasser par leurs accompagnatrices, qui sont obligées de continuer, même si l’on s’est retourné plusieurs fois : on n’a pas envie de prendre du retard dans la procession ni surtout de marcher à pied. D’ailleurs, Annaïg rejoint les autres et remonte à cheval ; elle a tiré très bas sur sa tête le capuchon de sa mante ; la mante verte de Rébecca retourne dans la foule et part en avant de la procession. Elle marche très vite, en resserrant sa capuche.

Guillem reste un instant interdit. Le lien qui l’unit à Rébecca lui dit que ce n’est pas elle. Rébecca chevauche la jument blanche.

Il sourit en se coulant rapidement dans la foule à la suite de la mante verte. Il ne faudrait pas y perdre Annaïg.