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La jeune fille est encore assise devant un des coffres à vêtements ouvert lorsqu’il entre avec le plateau du repas de midi. Elle tient quelque chose ; elle se relève avec maladresse, en s’essuyant la figure. Elle pleurait, il en voit les traces, et elle a du mal à se maîtriser. Mais il ne peut pas faire demi-tour. Alarmé, mais sans le montrer, il va poser le repas sur la table. Elle se détourne et, après avoir refermé le coffre, elle va s’asseoir, très raide. Il hésite. Après l’escapade suicidaire de Rébecca, Briann l’a instruit de ne pas laisser d’arme potentielle à la disposition d’Annaïg – ses viandes et tourtes sont découpées à l’avance, elle n’a qu’une cuillère et ses doigts – et il doit demeurer avec elle pendant le repas pour tout remporter.

Il va au coffre et l’ouvre. Parfum de lavande. Sur les vêtements pliés replacés en désordre, bliauts, tuniques, chemises fines, surcots et braies, il y a une poupée, grande pour un tel jouet, une demi-coudée. La tête est en bois sculpté, et peinte – la chevelure de nattes tressées et sourcils en ocre roux, les yeux verts, les lèvres souriantes bien rouges ; les mains comme les pieds chaussés de brodequins sont également en bois, aussi délicatement détaillés ; le reste du corps est mou, du chiffon bourré de paille solidement collé sur les éléments en bois, mais la poupée est vêtue de riches habits brodés, un bliaut de drap bleu à manches longues, un pelisson pourpre à collet de vair et, à la taille, une splendide ceinture de brocard noir brodé d’or dont l’extrémité retombe presque jusqu’au bas de la robe.

Il la prend et vient la poser sur la table devant le plateau du repas.

Annaïg le dévisage avec une incrédulité rageuse et lance entre ses dents serrées : « Laissez-moi ! Sortez ! »

Elle respire à petits coups pressés, les larmes ne sont pas loin de nouveau.

« C’est une très belle poupée », dit-il d’un ton neutre, en affectant de regarder seulement l’objet, pour ne pas l’effaroucher davantage. « Vous appartenait-elle autrefois ? »

Elle baisse la tête. D’une voix éraillée par les sanglots retenus maintenant avec plus de difficulté, elle répète faiblement : « Laissez-moi. »

Il a l’ordre de ne pas entretenir de conversation avec elle. Briann a été très clair là-dessus. L’ordre est de ne rien lui révéler de ce qui s’est passé, de la présence de Cédric dans le convoi, du sort réel des Jakobsen. Mais non de ne pas lui parler, n’est-ce pas ? Il secoue la tête, vaguement amusé de lui-même : il aura tenu une journée et demie.

« Oh, ma dame, dit-il avec douceur, comment pourrais-je vous laisser ainsi ? »

La stupeur arrête net les sanglots prêts à éclater ; la jeune fille le dévisage de nouveau, les yeux agrandis.

« Vous êtes mon geôlier, réplique-t-elle enfin, d’un ton buté quoique sans conviction.

— Votre serviteur, ma dame.

— Celui de Briann ! »

Bien, elle retrouve un peu de mordant.

« Il n’aimerait pas vous savoir ainsi chagrine. »

Elle réussit à émettre un petit rire méprisant.

« Vraiment ? Laisserez-vous donc la porte ouverte en partant ? »

Il secoue la tête en souriant : « Non. Mais toutes les portes n’ont pas à être fermées, ma dame. »

Il l’a vraiment surprise cette fois, assez pour qu’elle se remette à réfléchir. Elle le considère plus attentivement, les sourcils un peu froncés. Il soutient son regard sans broncher… Oui, une lueur calculatrice s’est allumée dans les yeux pers.

« Et que pouvez-vous me dire sur ce qui se passe au-delà de celles qui sont fermées ? »

Il doit retenir un sourire. Une formulation que ne désavouerait pas Briann – le sait-elle ? Elle se reprend vite. Il l’a bien jaugée. Cette jeune fille a été la dame d’Angresay en tout sauf en titre pendant l’absence de Cédric, et sans doute aussi au début de la maladie de Carolus, alors que Cédric se trouvait encore auprès de Gwyon à Nantes. Elle a été éduquée pour le devenir. Elle a du caractère, sous son apparente douceur ; elle s’est enfuie lorsqu’elle a appris le rôle de Briann dans la mort supposée de Cédric.

« La vie continue à Angresay, ma dame. »

Elle hoche la tête, sans manifester sa déception autrement que par un léger soupir. Elle examine à loisir le contenu du plateau – rôti de lapereau au navet, truite farcie de champignons, pâté de foie, coupe de poires et de mûres. Il joue bien volontiers le jeu de l’attente : il lui verse un gobelet de vin clairet tandis qu’elle prend une des tranches de pain pour y déposer à la cuillère un morceau de pâté. Les mains croisées dans le dos, il la regarde mastiquer sans hâte plusieurs bouchées. Puis elle lève de nouveau les yeux vers lui.

« Vous ne pouvez donc rien pour moi.

— Je puis vous écouter. »

Un haussement de sourcils, une petite moue sceptique. Va-t-elle répliquer avec hauteur qu’un serviteur ne saurait être un confident ? Mais non, elle garde le silence. Prend quelques gorgées de vin. Puis elle tend une main pour effleurer la poupée.

« C’était un cadeau d’Alyson. L’épouse de Briann.

— Votre sœur. »

Un rapide coup d’œil. « Lorsqu’elle a été promise à Briann, elle a exigé que je vienne vivre avec elle à Angresay. La nouvelle épouse de notre oncle voulait m’envoyer dans un couvent. J’avais neuf ans. »

Il incline la tête : « Oui. »

Elle ne s’étonne pas outre mesure qu’il soit au courant, mais il explique néanmoins : « La vieille Margit est un puits de savoir. »

Il espérait lui tirer un sourire, il y est presque parvenu. Mais elle se rembrunit.

« C’est Alyson qui m’avait élevée. J’ai eu peur pourtant qu’elle ne me renvoie, lorsqu’elle a été enceinte de son propre enfant. »

Elle tend de nouveau un doigt pour caresser la poupée. « Elle me l’a offerte alors. Elle avait taillé et cousu tous les habits. Elle m’a dit que nous coudrions ensemble les habits de l’enfant. Cédric… » Sa voix s’enroue. « Cédric avait fabriqué le reste. »

Il prend une des mains de la poupée, en admire le travail – on voit même le relief des bagues aux doigts menus et le bracelet qui orne l’un des poignets.

« À neuf ans aussi », dit-il, d’un ton juste assez interrogateur.

Après un petit silence, la voix un peu plus butée, Annaïg consent : « Avec l’aide de Briann. Cédric a peint le visage et le reste des détails, une fois sculptés. »

Il se contente de reposer la main sur la poitrine de la poupée, en essayant d’imaginer Briann à dix-sept ans. Un jeune Briann sculpteur de bois, habile de ses mains. Amoureux, et aimé. Adulé aussi de son jeune frère et de cette fillette arrivée dans les bagages de sa promise. Il n’y parvient pas. Mais Annaïg, elle, s’en souvient sans doute trop bien. Après un moment, elle reprend à mi-voix : « Quatre mois plus tard, elle est morte. Et tout s’est brisé. »

Il n’y a rien à dire à cela. Il laisse le silence se prolonger – il sent qu’elle ne parlera pas davantage, mais peut-être était-ce suffisant, pour cette fois. Il ne sait jusqu’à quel point elle a calculé ces confidences pour se gagner sa sympathie – peut-être pas autant qu’il le suppose. Mais du moins lui sera-ce un sujet de distraction. Il faut seulement espérer que son emprisonnement ne durera pas trop longtemps.

La jeune fille se redresse en repoussant le plateau.

« Je n’ai pas très faim, dit-elle, mais sans aspérité, une simple constatation. Laissez-moi seulement le pain, le pâté et les fruits. »

Il obtempère ; les fruits sont dans une coupelle en bois verni, sans danger ; il peut les laisser. Au moment où il arrive à la porte, elle dit : « Savez-vous jouer au fidchell, Guillem ? »

Il se retourne en masquant sa satisfaction : « Je ne connais pas ce jeu, ma dame.

— Il y en a un dans un des coffres, si je me rappelle bien. Quand vous reviendrez, nous nous y essaierons. C’est un jeu de stratégie qui ressemble un peu aux échecs, m’a-t-on dit.

— Merci, ma dame, je serais curieux de l’apprendre », dit-il avec une petite courbette. Puis il sort. M’a-t-on dit. L’intonation s’était assombrie. Un autre souvenir de Briann, sans doute. Mais à cela il ne peut rien.