Arwèn suit Énid en resserrant sur elle la cape de cérémonie : le soleil est levé depuis un moment, mais la matinée est encore fraîche. Elles passent par l’arrière des maisons. Elle doit apparaître sur les marches du temple, il ne conviendrait pas qu’on voie la Moïrag arriver par la place comme n’importe qui.
Gwidelle et une bonne vingtaine des prêtresses du Sanctuaire sont tapies dans la salle du temple. Il y a aussi une dizaine d’acolytes musclés, de ceux qu’on a pris l’habitude de voir accompagner les prêtresses depuis plusieurs années. Prêts à intervenir. Pas contre les Géminites, évidemment, les prêtresses croient pouvoir s’en défendre elles-mêmes. Mais si la foule devient houleuse – comme lors des derniers Choix.
Gwidelle la salue avec la politesse de circonstance – elle salue la Moïrag, dans le temple de la Déesse – et n’essaie pas de lui reprocher sa décision de laisser les visiteurs s’adresser aux villageois. Il est trop tard, de toute manière. Son expression est encore plus désapprobatrice que d’ordinaire, cependant. Arwèn l’ignore. Les humeurs de sa fille lui indiffèrent depuis longtemps. Cette vieille femme revêche, sa fille. Même après tout ce temps, c’est étrange, lorsqu’elle y pense.
Dissimulée en deçà de l’embrasure de la grande porte, elle jette un regard sur la foule qui s’assemble : la nouvelle s’est répandue depuis la veille ; on a négligé les travaux des champs. Un ordre de la Moïrag est un ordre, même si elle ne dispose pas de son pouvoir et que c’est la période des semailles.
Les quatre visiteurs sont déjà là au pied des marches. L’atmosphère générale est difficile à évaluer, mais on semble plus curieux qu’inquiet. Qu’est-ce qu’Énid ou Gowyna ont bien pu dire ? Le fait que les visiteurs soient des Géminites ne signifie sans doute pas grand-chose pour la plupart des villageois. La Moïrag a ordonné qu’on laisse des visiteurs s’adresser au village, voilà ce qu’on sait, rien de plus. Seule Énid et les prêtresses ont une idée de leur pouvoir. Et Énid est inquiète. Elle le dissimule bien – mais pas pour qui la connaît depuis longtemps.
Le chef du village se tient au premier rang, les bras croisés, l’air sombre. Le vieil Elrig sait-il ce que ces visiteurs ont déclaré vouloir accomplir ici ? Énid ne l’a sûrement pas dit. Gowyna, peut-être. Dans ce cas, tout le village est déjà au courant. Et on n’a pas apporté les fourches ni les piques. Le calcul de ces Géminites n’est peut-être pas si fou. Ils savent certainement qu’un des fils d’Elrig dort depuis quatre décennies dans le souterrain. Son aîné. Celui qu’il a essayé de soustraire autrefois à la voracité de Morrigan. Sans doute une raison pour eux de venir ici et non directement au Sanctuaire. Un affrontement plus restreint – et plus personnel. Le fils d’Elrig n’est pas le seul au village à avoir été Choisi par la Déesse.
Elle pose les mains sur son ventre arrondi. Son rôle ici se bornera à des déclarations adéquatement solennelles, et à observer. La Déesse ne va certainement pas intervenir à travers sa Moïrag enceinte, alors qu’elle dispose d’une dizaine de ses plus puissantes prêtresses ! Morrigan veut seulement évaluer le pouvoir de ces “talentés” ; elle doit être bien certaine que ces trois-là ne pourront pas éveiller les Dormeurs. Certaine qu’ils s’y épuiseront, et qu’ainsi affaiblis, ils ne pourront plus résister à ses prêtresses.
Faut-il s’en réjouir ou s’en désoler ?
Un toussotement de Gwidelle dans son dos. Il est temps d’être la Voix de la Déesse, à défaut de Ses Mains. Elle s’avance dans la lumière matinale. Le brouhaha des conversations s’accentue un peu, retombe. Elle promène son regard sur la foule, puis revient aux visiteurs. Le jeune Martinius, très pâle, est accroché des deux mains à la croix qui pend sur sa poitrine. Lucian est calme – une gloire blonde dans le soleil. Képha, sévère, tête découverte aussi, semble regarder au loin. Quant à la Mère Séfra, elle a tiré son capuchon, et son visage est dans l’ombre.
Arwèn étend les bras – un geste plus symbolique que nécessaire, car le silence est presque total. Mais elle a revêtu les habits cérémoniels, et le mouvement fait tinter les bracelets à ses poignets : il faut bien rappeler aux villageois qu’ils sont sous la protection de la Déesse, comme elle-même.
« Vous êtes venus de loin pour nous parler », laisse-t-elle tomber avec l’intonation habituelle à Morrigan envers les humains, une indulgence légèrement méprisante. « Qu’avez-vous à nous dire ?
— Nous avons d’abord une question : combien de Dormeurs reposent dans le souterrain du temple ? »
C’est Lucian qui a pris la parole, aimablement innocent. Une vague étonnée passe dans l’assistance – on ignorait, évidemment, qu’il fût au courant. Pourquoi le demande-t-il ? Il savait la veille le nombre exact des Élus suspendus là. Mais il s’est tourné vers le vieil Elrig : il parle au village – au chef du village.
Il sait ce qu’il fait.
« Il y en a dix-huit », dit Énid à la place d’Elrig, qui allait répondre et qui se raidit.
« Combien d’autres peut-il en contenir ? »
Toujours la même expression innocente. La prêtresse en est-elle dupe ?
« Beaucoup ! réplique-t-elle avec défi.
— Votre Déesse en a donc bien besoin ? »
Énid a compris trop tard le piège. Mais elle se rattrape assez bien : « La Déesse est généreuse et accorde à beaucoup d’Élus de vivre dans son Royaume, laisse-t-elle tomber d’un ton hautain.
— Qu’arriverait-il si elle était plus clémente encore et les laissait vivre parmi vous ? »
Énid est prise au dépourvu, elle hésite un très bref instant : « Il ne nous appartient pas de questionner les Choix de la Déesse. »
L’échappatoire habituelle. Que trop de villageois ont entendue ici, au moment du Choix. Une erreur. Le vieil Elrig fronce les sourcils et fait un pas dans la direction de Lucian, mais il n’ose pourtant pas parler. Il est temps d’intervenir.
« Qu’arriverait-il donc, d’après toi ? »
Lucian se tourne vers elle : « Tu le sais, Moïrag. Morrigan se nourrit du pouvoir des Élus endormis. Ils sont ses esclaves et leur âme immortelle s’y épuise.
— Sacrilège ! » s’écrie Énid, comme il fallait s’y attendre.
La foule reprend, mais le chœur n’est ni très unanime ni très convaincu. Et les lèvres d’Elrig n’ont pas bougé.
« Si Morrigan ne pouvait se nourrir des Élus qu’elle dévore », poursuit Lucian en s’adressant de nouveau à la foule, mais plus spécialement au vieil homme vers qui il s’est de nouveau tourné, « elle perdrait le pouvoir qu’elle a ainsi usurpé au fil des siècles et redeviendrait ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Une créature issue de la substance divine et qui a cru ne jamais devoir y retourner.
— Sacrilège ! » répète Énid, mais elle semble plus abasourdie que scandalisée cette fois.
La foule reste silencieuse, peut-être déconcertée aussi par le discours de Lucian. Une créature, la Déesse ? Tous les dieux ont une longue généalogie et Morrigan ne fait pas exception, même si elle est surtout un aspect de Brigit, une fille de Dana. Mais dans cette région qui est son domaine sur terre, on a pris l’habitude de la considérer comme incréée – et, surtout, éternelle. Pourquoi – et comment – devrait-elle retourner à “la substance divine” ?
Les villageois ne sont nullement enclins à s’engager dans un débat théologique, cependant ; Elrig s’avance d’un autre pas vers Lucian : « Vous pouvez nous rendre les Dormeurs ? dit-il d’un ton abrupt.
— Oui.
— Prouvez-le. Rendez-moi mon fils Cian. »
Lucian se tourne vers la Mère Séfra comme pour lui demander son approbation – ou son aide ?
Elle rejette son capuchon en arrière. Un murmure parcourt la foule depuis les premiers rangs lorsqu’on voit son visage, ses yeux, sa différence. Ses traits sont empreints d’une sérénité radieuse.
« Que tout soit accompli », dit-elle, fort et clair, en latin. Elle le répète, en brezhonec.
Les prêtresses se sont avancées. Leur pouvoir doit être ouvert. Arwèn les sent tendues à ses côtés. Mais un rapide coup d’œil lui montre aussi leur désarroi grandissant. Lucian se tient en face d’elle, la tête levée vers elle, mais il ne la voit pas. Son regard la traverse. Elle connaît ce regard. Il est dans l’Autre Monde. Il cherche les Dormeurs.
Pendant un moment, rien ne se passe. Arwèn se rend compte que, comme la foule, elle retient son souffle. Puis il y a un mouvement derrière elle, quelques exclamations étouffées, un bruit de chute. Elle se retourne. Gwidelle s’est évanouie, deux acolytes la soutiennent. Certaines prêtresses vacillent, d’autres les soutiennent, ou se tiennent à elles. Mais, surtout, elles s’écartent toutes, livides.
Une silhouette est apparue à l’entrée du temple, vêtue d’une tunique de lin d’un blanc éclatant dans le soleil. Un jeune homme aux cheveux sombres, qui avance d’un pas hésitant et saccadé. Cian. Tel que le jour où il a été Choisi, quarante ans plus tôt, mais pâle, si pâle. Comme… transparent. Et ce regard effaré…
La foule a reculé, d’un seul mouvement. Le vieil Elrig n’a pas bougé. Pétrifié, il regarde son fils descendre l’escalier du temple avec maladresse, une marche à la fois. Le jeune homme s’arrête dans l’espace qui s’est dégagé. Il tourne la tête, à droite, à gauche, comme s’il ne comprenait pas où il se trouve. Encore un pas, deux. Il est devant Elrig, qui le fixe avec une sorte d’incrédulité plus épouvantée que joyeuse.
Le jeune homme tend une main, comme pour le toucher. Et s’effondre dans les bras que tend de justesse le vieil homme.
Un cri sourd s’est élevé de la foule. Elrig agenouillé a couché son fils sur le sol, il lui touche le visage, la poitrine, il le secoue. Il se retourne vers Lucian : « Qu’est-ce qu’il a ? Soignez-le !
— Morrigan a trop usé de son essence, dit Lucian avec une gravité triste. Les liens de son esprit et de sa chair sont presque dénoués. »
Le vieillard fronce les sourcils : « Que veux-tu dire ? Tu ne l’as éveillé que pour le laisser… mourir ?
— Nous l’avons éveillé pour le libérer de Morrigan et donner une chance à son âme immortelle de rejoindre la lumière divine. Les Dormeurs les plus récents ont une chance de survivre, mais ne retrouveront jamais leurs forces, ni tout leur esprit. Morrigan les a trop usés, eux aussi.
— Ils veulent les tuer ! » s’écrie Énid d’une voix stridente. Elle a réagi trop vite : Morrigan doit lui avoir dicté ces paroles, et sans ménagement : la prêtresse vacille, le visage couvert de sueur.
« C’est Morrigan qui tue peu à peu leur âme », réplique Lucian avec calme, tandis que des mouvements divers agitent la foule.
Puis une femme tend le bras avec un cri aigu, désignant la porte du temple où d’autres silhouettes sont en train de sortir de l’ombre, en clignant des yeux dans la lumière du soleil. Les prêtresses et les acolytes n’essaient pas de les arrêter, ils sont tous trop foudroyés de stupeur terrifiée. Des jeunes gens, des jeunes filles dans leur tunique blanche d’Élus, parfois en lambeaux. Certains sont moins pâles que d’autres – Arwèn les reconnaît : ceux qu’elle a Choisis au cours des dernières années.
« Annaid ! » s’écrie une voix dans la foule. Sorèn, la femme du forgeron, fend la foule pour se précipiter vers la jeune fille blonde qui arrive au bas des marches.
C’est comme un signal : plusieurs autres s’élancent, les acolytes reprennent un peu leurs esprits et essaient de s’interposer, on les bouscule, on étreint les jeunes gens, on les embrasse. Ils se laissent faire. Ils ne répondent pas aux étreintes, aux paroles hachées de sanglots qu’on leur adresse. Ils ne semblent pas comprendre ce qui se passe. Certains, comme Cian, sont sans force, on les porte au bas des marches, on les soutient, on entoure Lucian et les deux autres Géminites, on implore.
Arwèn contemple la scène. Son cœur bat à tout rompre, ses jambes tremblent, elle a les doigts glacés. Elle n’arrive pas à penser. Elle est toute sensation – le bleu du ciel, les formes vaporeuses des nuages qui s’effilochent en altitude, la chaleur du soleil, l’odeur de la paille et du fumier piétinés sur la place, la blondeur lumineuse de Lucian et de Képha, le meuglement d’une vache, quelque part à la périphérie du village. Les voix, excitées, terrifiées, désolées, les prêtresses, les acolytes, les villageois.
L’immobilité minérale de la Mère Séfra, dont le regard est perdu au loin.
Et qui bouge. Qui se tourne vers elle. Dont les lèvres bougent.
« Pardonne-moi, Arwèn. »
Elle l’entend. Comment peut-elle l’entendre, dans le vacarme ? Mais elle l’entend. Séfra ajoute, en regardant Lucian et Képha, et avec une ombre de tristesse dans la voix : « Vous ne verrez pas ceci, mais vous le ferez en souvenir de nous. »
Et puis il y a cette lumière qui l’aveugle. La présence furieuse et affolée d’Énid en elle. Énid ? Son pouvoir ! Énid ouvre son pouvoir ! Et une douleur fulgurante la plie en deux, les mains sur le ventre, et Morrigan l’envahit, tandis que l’enfant se tord en elle et meurt en silence.