On commence à sonner les matines. Il ne fait pas jour encore. La petite chapelle du château est remplie d’ombres – seules sont allumées les deux grosses chandelles placées de part et d’autre de l’autel. Au pied du bloc de granit, étendu de tout son long face contre pierre, Briann n’a pas bougé depuis la veille, lorsqu’il s’y est couché, les bras en croix, après s’être confessé et avoir communié au dernier office du soir. Guillem sait qu’il n’a pas dormi : le murmure sans cesse répété n’a jamais cessé. Mais il a eu beau tendre l’oreille, il n’a pas reconnu la prière – elle est en grec, il en reconnaît les sonorités, mais le grec tel qu’on le parle à Byzance et qu’il ignore. Ce ne peut être une prière géminite – même si les Byzantins ne sont pas des Géminites orthodoxes. La traduction byzantine d’une prière christienne ? Curieux.
Au dernier coup de la cloche des matines, et alors que la porte de côté s’ouvre sur l’abbé Moustiers et ses deux enfants de chœur et celle du fond sur les premiers fidèles du matin, Briann se relève, sur un genou d’abord, pour rester un instant tête basse, une main en appui sur sa cuisse. Il doit être complètement ankylosé après ces heures passées sur la pierre froide. Guillem se retient d’aller l’aider. Puis Briann se met sur ses pieds et tourne les talons, après s’être signé. Est-ce le moment de lui apprendre l’évasion d’Isaac ? On n’a pas osé le déranger pour l’en informer, évidemment – on en a prévenu Guillem, un murmure effrayé. Peut-être vaut-il mieux attendre. Ou ne rien dire du tout ?
Briann tire de sa bourse de ceinture deux enveloppes cachetées : « Fais expédier ceci à l’instant. »
Guillem prend les lettres ; l’une est adressée au duc, l’autre à Guéhennoc.
« Expédier ? Ne dois-je pas les leur remettre en main propre ? Ils sont ici. Du moins Gwyon et l’évêque.
— Tu les expédies à Nantes. Tu as encore de ce somnifère que tu m’administrais en Hongrie ? » lance le baron, sans le regarder, tout en passant à grands pas entre les bancs de la chapelle, sans un regard non plus vers ceux qui s’y installent pour la messe et sans répondre à leurs salutations.
Guillem ne peut retenir un tressaillement, mais le baron enchaîne : « J’aurai besoin de dormir, à présent. Tu me réveilleras si quelqu’un se présente au duel. Sinon, à la onzième heure. »
Guillem hoche la tête. Le baron croit-il ne pas pouvoir s’endormir même après ces heures passées dans la chapelle ? Se doute-t-il de ce qui l’attend ?
Mais peut-être ne veut-il se présenter dans la cour que le plus tard possible, pour ne pas voir Rébecca sur le bûcher où elle aura été attachée dès la dixième heure. Rébecca qui doit avoir pensé qu’il serait son champion. Mais Maugaret aura sa sorcière brûlée, à défaut d’acculer le baron d’Angresay à une résistance fatale ; il a habilement manœuvré – même si Briann n’a pas choisi de défendre Rébecca jusqu’au bout comme il l’espérait sans doute.
Il jette un bref regard au baron : profil de pierre, lèvres durement serrées. Pas même une protestation de principe, la veille, au procès. Il soupire, mais cela ne desserre pas l’étau d’incertitude et de regret qui lui broie le cœur. S’est-il donc trompé, tout ce temps ? En découvrant que Briann était un mékabel, puis Rébecca, a-t-il voulu voir un destin dans ce qui n’était qu’une coïncidence, si improbable fût-elle ? Et n’est-il pas alors responsable en partie de ce qui se passe ici ? Ne serait-ce que pour avoir choisi de vivre, après avoir accepté de survivre, à Akko ? S’il n’avait pas été là pour aider Rébecca à sauver la petite Ermeline…
On a édifié la plateforme du bûcher à grands coups de maillets et de marteaux, la veille, dans l’après-midi. Elle se dresse à gauche du long bâtiment des dépendances, pas trop loin du puits et de la Tour Fondue. On n’y a pas encore apporté les fagots et les branches d’arbres – il s’est mis à pleuvoir dru vers la fin de l’après-midi, si la pluie s’est arrêtée en milieu de soirée. On a aussi édifié en hâte une tribune rudimentaire entre la chapelle et la rampe menant à la cour haute, et l’on a tendu des cordes pour délimiter l’espace rectangulaire où aura lieu le combat, dans la cour basse. Un cordon de soldats en uniforme noir le double déjà.
Briann quitte la chapelle et contourne la tribune sans un coup d’œil du côté du bûcher mais, une fois qu’il l’a dépassée, il tourne la tête pour examiner la lice de fortune dans la lueur des torchères fouettées par le vent. L’espace dégagé dans la cour basse est orienté est-ouest, à peu près perpendiculaire aux affleurements rocheux qui vont de la poterne du pont-levis à la petite poterne nord et qui le traversent en son milieu. Cela jouera dans la stratégie du combat, si le ciel reste dégagé, avec du soleil. Briann est-il en train d’en élaborer une ? Pense-t-il qu’un champion se présentera pour Rébecca ?
Sait-il lequel ?
Et la question qui n’a cessé de tourmenter Guillem pendant toute la nuit : l’espère-t-il ?
Mais pour quelle issue ? Maugaret a décrété que ce serait un combat à mort et nul n’a protesté.
« C’est l’heure », murmure Guillem en secouant l’épaule de Briann. Il l’a laissé dormir un peu plus longtemps, mais un homme de Maugaret est déjà revenu par deux fois s’enquérir.
Le baron grogne en se redressant. Le somnifère était juste assez léger pour lui éviter un réveil pénible, mais trop pour lui éviter de rêver. Il s’est agité dans son sommeil en balbutiant des paroles incompréhensibles, mais dont l’intonation était celle de supplications, et d’injures : les mêmes cauchemars qu’en Hongrie et depuis. Il se frotte la figure et fronce les sourcils en voyant le jeune Renaud au pied de son lit, prêt à l’équiper : « Va », grogne-t-il avec un geste de la main. « Guillem s’en chargera. »
Puis il se lève pour aller se soulager dans le petit cabinet, tandis que Guillem évite le regard ulcéré du garçon.
Briann revient en ôtant sa chemise de nuit. Ses côtes sont moins apparentes qu’avant, mais il est encore un peu trop maigre pour sa taille. Et les cicatrices des coups de fouet sont toujours bien visibles sur le dos, rouges et luisantes.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demande le baron d’un ton abrupt.
Il désigne les pièces d’armure que son écuyer a apportées. C’est l’ensemble complet. Plus protecteur que l’autre, mais plus lourd.
« Non, l’armure habituelle, Guillem. Dépêche. »
Guillem obtempère et va chercher les pièces d’équipement. Il se sent les doigts gourds. Il n’a pas dormi du tout, lui. Il a du sable dans les yeux. Et cette pierre, dans la poitrine.
Tandis qu’il ajuste les courroies de la cuirasse dans le dos, Briann demande d’un ton détaché, comme rêveur : « Isaac s’est-il échappé ? »
C’est à peine une question. Guillem s’est figé. Il se force à finir de boucler la courroie qu’il tenait. Comment le saurait-il ?
Il attend un instant, le temps de lisser sa voix : « Oui, dit-il avec son intonation la plus neutre. Je n’ai pas cru séant de vous déranger pour cela.
— Qui l’ai aidé ?
— Le petit Bosc. Il s’est enfui avec lui. »
Briann hoche vaguement la tête.
Au bout d’un moment, alors que Guillem s’assure du bon attachement des genouillères, le baron reprend la parole, toujours sur le même ton distant : « Les lettres ont été expédiées ? »
C’est à cela qu’il pense, au moment d’un possible combat ? Qu’y a-t-il dans ces lettres ? Ses dernières volontés ?
« Oui.
— Il y en a une copie dans mon écritoire. En cas de besoin. »
Guillem, déconcerté par la remarque, n’espère pas de réponse à la question qui lui vient mais la pose quand même, inquiet, sans relever la tête de sa tâche : « En sera-t-il besoin ? »
La voix de Briann tombe, avec une lointaine ironie : « Comment le saurais-je ? Dieu sera juge. »
Guillem se relève. Il en a fini avec le harnachement et va pour se détourner.
Le baron lui prend brusquement le bras. Son expression a changé, incertaine, douloureuse.
« J’ai une faveur à te demander. »
Guillem reste un instant décontenancé. « Demandez, messire », dit-il enfin, comme Briann ne poursuit pas.
Le regard fiévreux des yeux ambrés fouille le sien, tandis que les traits du baron se crispent.
« S’il en est besoin… » murmure-t-il d’une voix rauque. Il s’interrompt. Sa bouche s’ouvre et se ferme. Il déglutit. « Ne la laisse pas brûler », termine-t-il, presque inaudible.
Guillem ne peut réprimer son mouvement de recul, mais le baron le retient d’une poigne écrasante, en répétant, plus fort : « Ne la laisse pas brûler ! Jure-le-moi ! »
Guillem porte la main malgré lui au poignard qui pend à son côté. Il dévisage le baron, écartelé entre une horreur et un soulagement également douloureux. Il sait qu’il va jurer. Il devra tuer Rébecca, s’il en est besoin. Il ne s’est pas totalement trompé sur ses mékabellim, après tout. Leurs destins étaient liés.
Il aurait préféré que ce fût d’une autre manière.