« Il est peut-être plutôt allé à Elvenn, marmonne De Molac pour la dixième fois. Il y aurait de l’aide. Le domestique des Jakobsen…
— S’il est à Elvenn, Leguével le trouvera, réplique Cédric.
— Pourquoi serait-il parti vers les landes ? s’entête le capitaine.
— Parce qu’il espérera que nul ne le suivra dans la Forêt Maudite. »
Il remet son cheval au galop. Le capitaine revient à sa hauteur. « Il ne peut être allé bien loin à pied, de nuit ?
— Le souterrain du cachot rejoint celui que j’avais emprunté. Il y a des issues disposées à intervalles réguliers. Il peut être sorti par là et avoir volé une monture. Et l’on ne sait pas depuis combien de temps il s’est échappé. Il a sûrement plusieurs heures d’avance sur nous. »
Ils ont laissé derrière eux la plupart des champs cultivés ; on est encore sur la route de Trédyon, mais elle devient plus accidentée et la forêt s’épaissit autour d’eux. Le ciel est chargé de nuages plus gris que blancs, avec de pâles échappées de ciel clair, et il fait sombre entre les futaies. Puis Cédric tire sur ses rênes : il reconnaît la clairière et le chemin de bûcherons, l’ancien raccourci vers Trédyon – qui longe les pierres bleues en contournant la Forêt Maudite.
« Par là ! »
Il pique des deux, et on le suit.
Il faut bientôt mettre pied à terre et marcher en file, le sentier est devenu plus étroit depuis que les rebelles de Le Floch’ ont cessé de l’entretenir. Et il y a des branches fraîchement cassées.
« Vous aviez raison, mon Seigneur, s’exclame De Molac, il est passé par là ! »
Il presse le pas. Mais il peut entendre, aux sons derrière lui, qu’à part De Molac, on a plutôt ralenti.
Et puis les deux premières pierres levées se dressent à un détour de chaque côté du sentier, avec leurs traits usés qui évoquent vaguement des figures humaines. Le bleu dont on les a enduites au printemps a pâli, après trois saisons – et un début pluvieux de nouveau printemps. Mais elles sont là, immémoriales et sévères.
« Je sais où il doit être, dit Cédric en se retournant vers ses hommes. À notre ancien campement. Une demi-lieue tout au plus. »
Les soldats échangent des regards. Ils n’ont pas l’air très enthousiastes. Il n’y a pas un seul homme de Le Floch’ parmi eux. Quelques murmures s’élèvent.
« Mon seigneur… », dit l’un d’eux, un vieux au visage raviné, « … c’est la Forêt Maudite. »
Plusieurs se signent derrière lui.
« Et alors ?
— Messire Briann, mon seigneur… Dieu sait ce qu’il en est advenu… »
Cédric dévisage le soldat qui danse d’un pied sur l’autre, l’air plus effrayé que penaud. La Malédiction de la Sorcière est censée métamorphoser les imprudents en féroces bêtes sauvages qui errent à jamais dans les bois.
« J’ai vécu pendant plusieurs mois dans ce camp avec les rebelles ! » gronde-t-il avec férocité.
Le soldat semble encore plus effrayé – de lui ou de la malédiction, c’est difficile à dire. « Mais on dit… il paraît…
— Quoi ?
— … qu’il y avait un sage avec vous », souffle le soldat.
Un sage. C’est le terme dont on use dans la région pour désigner les druides clandestins. On ne dirait jamais “un sorcier” – cela risquerait de porter malheur.
Cédric croise les bras pour toiser le soldat, mais l’homme a baissé la tête et ne le regarde pas. Une des retombées de la guérison “miraculeuse” de sa blessure, évidemment. Aussi bien.
« Allons, s’exclame De Molac, êtes-vous des hommes ou des enfants pour croire à ces sornettes ?
— Restez avec eux, Capitaine », dit Cédric avec un dédain indulgent. « De toute manière », ajoute-t-il sombrement entre ses dents, « ceci est entre mon frère et moi. Surveillez ce chemin et les alentours. »
Il tire sur les rênes, et sa monture le suit docilement entre les pierres bleues.
« Mon seigneur, dit De Molac derrière lui, laissez-moi au moins vous accompagner ! »
Il se retourne vers lui avec vivacité. « Croyez-vous donc que je n’en viendrai pas à bout par moi-même ? » gronde-t-il.
L’autre recule. « Non, mon seigneur, bien sûr, mais…
— Alors, restez là avec les hommes. »
La végétation commence à reprendre ses droits dans l’espace autrefois dégagé par les rebelles ; les herbes et les petits buissons recouvrent presque par endroits les monticules amassés à l’écart quand on avait dépierré avant de monter tentes et huttes. Certaines cabanes commencent à s’affaisser, d’autres tiennent bon. Cédric continue son chemin. Ce n’est pas là qu’il trouvera Briann. Il doit être près de l’embouchure du tunnel, plus au nord, dans la nécropole, comme il avait appelé ce tumulte de pierres – un cimetière très ancien. Une escapade d’une journée par le souterrain, aller et retour, qui leur avait valu la colère de Carolus. Mais il fallait explorer ce nouvel embranchement, n’est-ce pas, après l’avoir découvert sous Angresay ? Deux entrées différentes ! Ne serait-ce pas utile ? Et puis, ils n’en avaient parlé à personne ! « Tu ne devais déjà pas lui parler du premier souterrain ! » avait dit Carolus, l’œil étincelant, en fixant Briann. Et puis sa colère avait cédé la place à une étrange tristesse, et il les avait renvoyés sans un mot de plus.
Cédric secoue la tête en écartant une branche de sapin. Briann est perdu, il va se perdre, tu dois le ramener. L’écho du cri de Carolus résonne encore dans sa mémoire. Il a tenu la parole donnée à leur père, Briann est revenu à Angresay. Et maintenant Briann est perdu pour de bon et va se perdre à jamais.
Mais les dernières paroles de leur père, il les entend aussi : mon pauvre Cédric… Rappelle-toi de me pardonner…
Il reconnaît le chaos de rochers et ses cascades. Gonflé par les pluies, le ruisseau s’élargit ici en aval pour former une boucle plus large. Crues et décrues ont ménagé des bords fertiles, couverts d’une herbe déjà verte, même en ce début frileux de printemps. Des aulnes les entourent. Une silhouette sombre est assise au pied d’un des arbres, se déplie en se levant à son approche.
Cédric s’immobilise, avec un choc intérieur. Plus maigre, plus creusé, et cette cicatrice rougeâtre qui lui barre le côté gauche de la figure… mais c’est quand même le visage du Briann qui est parti pour la Croisade : il a rasé barbe et moustache, et taillé ses boucles noires en une courte crinière hirsute.
Il ne porte ni haubert ni cuirasse. Avec un sourire narquois, il lève une épée à l’allure antique, large lame, courte poignée et garde étroite.
« Allons, petit frère, faisons cela selon les règles. »
La tête bourdonnante, Cédric dégaine à son tour.
Ils dansent un instant. Il est touché plusieurs fois, des estafilades sans gravité. Briann a contrôlé le combat pendant tout le jugement de Dieu, Cédric comprend jusqu’à quel point, maintenant ! Encore heureux qu’il s’en soit rendu compte au bon moment, en évitant le coup mortel que Briann lui offrait. Pas de coups offerts, ici. Il effleure tout au plus par endroits l’habit noir.
Briann rompt l’engagement en reculant de plusieurs pas, salue de son épée avec un sourire tordu.
« Cela devrait suffire. »
Il s’entaille légèrement un bras, vient frotter de sang l’épée de Cédric, et son surcot.
« Ce n’était pas nécessaire, marmonne Cédric en rengainant.
— Si. Où as-tu trouvé le cadavre ? »
Il y a pensé aussi ? Mais Cédric s’efforce de rester impassible : « Un ivrogne tué dans une bagarre à Ploërmel, il y a trois jours. Il a ta stature et ta coloration. »
Un coup de chance. Leguével avait même voulu y voir un signe du ciel.
« Et ils le croiront ? On voudra vérifier, tu le sais.
— Ils verront ce qu’il en restera lorsque les bêtes de la forêt s’en seront occupées. »
Il tourne les talons pour se diriger vers la fosse peu profonde. Les branchages qui la recouvrent ont déjà été dérangés ; il écarte ceux qui restent pour découvrir le cadavre, maîtrise son haut-le-cœur quand la puanteur de la décomposition le frappe, ignore les asticots qui pullulent déjà. Le corps porte quelques traces de dents affamées. Les habits de Briann étaient un peu trop grands pour lui, mais ça n’aura pas d’importance.
Briann considère le mort un moment, les bras croisés. Puis il ôte sa médaille de sainte Gawraine : « Passe-la-lui. »
Cédric se mord les lèvres, ôte la sienne : « Non. Margit m’en donnera une autre. »
Briann remet sa propre médaille avec un mince sourire, en haussant les épaules. Cédric s’agenouille pour effectuer la macabre besogne. Il se relève en s’époussetant machinalement. « Ton autre collier, alors, tant qu’à faire. »
Briann porte la main au collier de pierres colorées qui lui enserre le cou. « Non, dit-il, brusquement assombri, celui-là, je le garde. »
Cédric renifle en contemplant le cadavre. La médaille accroche un reflet de soleil puis les nuages reviennent.
« Elles nous ont protégés, en fin de compte, ces médailles », ne peut-il s’empêcher de murmurer.
Briann hausse de nouveau les épaules avec un petit rictus sardonique. Il examine toujours le cadavre d’un œil critique.
« Passe-lui ceci », dit-il en ôtant le large anneau de son annulaire droit.
Cédric hésite, abasourdi : son alliance ? Il souffle : « Tu es sûr ? »
Le rictus de Briann devient plus prononcé : « Comment pourrais-je m’en séparer si j’étais vivant ? »
Cédric s’agenouille de nouveau et passe l’anneau au doigt du mort. Après s’être relevé avec deux poignées de terre, il en frotte son habit, puis pousse le reste sur la fosse. Il va jeter les branchages dans le ruisseau qui les emporte, avant de revenir vers la fosse. Après réflexion, il tire son épée et la salit de terre qu’il essuie mal sur son surcot.
Quand il relève la tête, il constate que Briann a sorti du sous-bois le cheval et le mulet que Le Floch’ y a dissimulés, et qu’il s’est changé ; il porte désormais des habits de pèlerin sous une cape de grossière laine brune.
Cédric se dirige vers lui, le cœur brusquement serré.
« Qu’est ceci ? » dit Briann, les sourcils froncés, en désignant le paquet oblong attaché sur le dessus du paquetage.
Il le sait bien, Cédric se carre sur ses pieds. « Maristel. Il voulait que tu l’aies.
— Elle t’appartient. C’est toi, Angresay, désormais. Je suis mort.
— Non », dit Cédric, têtu. Il essaie un sourire : « Et puis, j’ai celle qui lui ressemble, celle que tu t’étais fait fabriquer. Elle est au château. »
Briann le dévisage un instant, se détourne : « À ta guise.
— Il y a une bourse, aussi.
— Pas trop d’or, j’espère ? »
Cédric ne répond pas à l’ironie ; il y a plus important : « Rien de trop suspect, mais cela devrait te tenir un certain temps. Pour le reste… »
Il va tirer du paquetage la cassette d’Alyson et la tend à Briann.
Briann se fige. Puis il fait jouer la fermeture et ouvre le couvercle.
En espérant qu’il contrôle toujours bien sa voix, Cédric remarque : « Tu auras besoin de davantage d’argent sur la route. »
Briann lui jette un rapide regard. « Annaïg est au courant ? »
Cédric se mord la lèvre. « Elle le sera dès que Leguével sera rentré d’Elvenn où il ne t’aura pas trouvé. »
Briann hoche la tête avec lenteur, les yeux toujours fixés sur les bijoux. « Guillem ? »
Cédric est un peu surpris tout de même. Quelle que soit la nature du Judéen, quoi qu’en sache ou ignore Briann, les liens entre ces deux-là sont plus forts qu’il ne le pensait : « Il t’attendra au Puy. Je l’ai prévenu juste avant son départ. »
Un autre silence.
« Qui a amené les bêtes et le cadavre ? Le Floch’ ? »
Cédric acquiesce sans commenter, de nouveau surpris et agacé qu’il ait si aisément deviné.
« Et si tu n’avais pas eu de cadavre sous la main ? »
Cédric fait une petite moue – en remerciant une fois de plus le ciel de ne pas avoir eu à affronter ce problème : « Il y a toujours quelqu’un qui meurt quelque part. Et les cadavres se décomposent vite. »
Avec son petit sourire tordu, Briann le détaille des pieds à la tête en s’attardant sur l’habit taché de sang et de terre : « Tu arranges bien tes histoires, toi aussi, on dirait. »
Cédric lui rend son regard avec une brève irritation, choisit la même ironie : « J’ai dû apprendre vite. »
Briann pousse un léger soupir en baissant de nouveau son regard sur le coffret. Il y prend soudain un médaillon. L’irritation de Cédric s’efface : le médaillon d’Annelore, celui qu’Alyson avait ouvert pour montrer à Rébecca le petit bouton de rose séché et, en dessous, un portrait de fillette brune. Briann le repose, continue de fouiller dans les bijoux. En tire une fine bague d’argent sertie d’une émeraude, qu’il tend à Cédric : « Alyson désirait l’offrir à Annaïg pour son mariage. »
La gorge subitement serrée, Cédric prend la bague et la glisse dans son escarcelle. Il relève la tête. Rencontre le regard brûlant des yeux ambrés.
Et soudain, il est dans les bras de Briann et Briann dans ses bras. Il l’a retrouvé, il l’a retrouvé, et c’est pour le perdre à jamais !
La voix rauque murmure à son oreille : « Je t’aime, petit frère, depuis toujours, et pour toujours. »
Briann se dégage – il y a des larmes aussi dans ses yeux. Il se détourne pour aller prendre les rênes du mulet.
Cédric le contemple, éperdu. Il s’en va. Il ne pourra jamais revenir. Briann d’Angresay est mort.
Il s’entend balbutier : « Nous donneras-tu de tes nouvelles ? »
Briann monte en selle, baisse sur lui un regard lucide et triste : il ne lui mentira pas. Mais il dit tout de même, avec douceur : « J’essaierai, quand ce ne sera plus dangereux pour vous d’en recevoir. Garde-toi, et prends bien soin d’eux tous. »
Cédric le regarde s’éloigner à travers les aulnes.
Puis il s’essuie les joues d’un revers de manche et va reprendre sa monture. Il repasse dans la clairière des cabanes, s’engage dans le sentier. À un détour, il entend des voix : ses hommes sont venus à sa rencontre, apeurés, mais quand même, ils ont traversé la frontière des pierres bleues. Braves gens. Il se raidit.
« Vous êtes blessé, mon seigneur ! » s’écrie De Molac quand ils arrivent à sa hauteur.
« Davantage son sang que le mien. » Il retient un sourire ironique : c’est même presque la vérité.
Un bref silence passe dans la troupe, avec des regards approbateurs et admiratifs.
« Nous allons le chercher.
— Non. » Il prend délibérément un ton féroce. « Je l’ai déjà enseveli. Une tombe peu profonde, il ne mérite pas davantage. Qu’il reste maudit dans la Forêt Maudite et que les bêtes s’en chargent ! »
Cette fois, le silence est à la fois consterné et respectueux ; quelques hommes se signent. Ils repartent, laissent derrière eux les deux gardiennes de pierre bleue, remontent à cheval pour aller reprendre la route d’Angresay.
En silence. Nul n’ose poser de questions. Nul n’osera. Il ne doit pas se forcer pour avoir un air sombre. Une paix étrange, pourtant, roule par moments sur son chagrin. Il n’y avait aucune autre issue possible.
Le voilà devenu menteur lui aussi, pourtant, et il y a entraîné autrui – Leguével, Le Floch’, Guillem… Annaïg, bientôt. Elle sera sans doute irritée de ne pas avoir été mise au courant plus tôt, mais il fallait la protéger – s’assurer, à sa sincère réaction, que nul ne la soupçonnerait. Tout comme Guillem ne devait point être soupçonné. Elle comprendra, elle lui pardonnera. La justice est rétablie, d’une certaine manière, même s’ils ne seront pas nombreux à le savoir. Le duc s’en doutera-t-il ? Peut-être ne demandera-t-il même pas qu’on exhume le cadavre. Les envoyés du roi, du pape, peut-être. Ou non. Ils auront leur traître mort, désormais. L’évêque demandera sans doute une pénitence – après tout, le voilà devenu, lui, fratricide, même s’il aura surtout, aux yeux de tous, exécuté un traître ; il finira la chapelle à Trédyon. L’histoire de Briann – non, l’invention de Pérec ! – retournée contre lui. Mensonges sur mensonges. Les véritables assassins du roi, John Lackland et son pape, ne seront jamais châtiés.
Mais c’était la bonne action. Et si c’est au prix de détours et de mensonges, tant pis. Un mal pour un bien.
Quelquefois, il le faut. Le monde est imparfait. Dieu jugera, si vraiment Il est Juge plus qu’Amour. Et si c’est la Divinité des Géminites, n’appréciera-t-Elle pas de voir rétablie ici une sorte d’équilibre, sinon d’harmonie ?