Ce fut tout. Quand je vis que les gens avaient épuisé toute l’énergie et toute la violence qui les emplissaient, colère et peur me quittèrent, ne me laissant qu’un arrière-goût amer, un goût désagréable devant les choses telles qu’elles s’étaient passées… Une fureur absurde avait abouti à l’incendie d’une étable, à la mort de chats, de jeunes bœufs et d’une paire de chiens de chasse. Et tout mon courage ne m’avait servi qu’à faire flamber un parc de stationnement et à tirer une volée de plomb dans l’aile d’une voiture.
Le lendemain après-midi, je remarquai qu’Oliver s’était remis au travail. Je le vis farfouiller dans le tas de décombres fumants de ce qui avait été une étable. Je voyais passer et repasser sa silhouette de vieillard sur le sol calciné et piétiné. Il semblait faire un tri dans les ruines ; il semblait faire de petits tas au râteau.
Je reçus un coup de fil de Stuart Albertson, l’homme qui allait être élu gouverneur. Je le prévins sans ambages :
— Ce téléphone n’est pas un téléphone privé.
— Ce que je vais dire, Mrs Tolliver, peut être entendu de la nation tout entière.
— Oh ! fis-je, je vois.
— J’espère que vous ne pensez pas que ce qui s’est passé hier soir a été organisé par un parti politique ?
— Non.
— Votre mari et moi étions des adversaires politiques – je n’en disconviens pas –, mais ce genre de violences me répugne, comme il répugne à tout citoyen respectueux des lois.
Il est en train de lire, me dis-je. Il a une déclaration toute prête et il essaye de lui donner le ton de la conversation…
— Voyons, Mr Albertson, je suis bien certaine que vous n’avez pas trempé dans cette histoire de la nuit dernière.
— J’ai pris la liberté – en l’absence de votre mari – de demander à la police de l’État de faire surveiller la route devant chez vous. Avez-vous aperçu la voiture ?
— Non, je n’ai guère regardé que l’étable.
— Ah ! eh bien ! cela vous réconfortera peut-être d’apprendre qu’il y a deux policiers au bas de la colline.
— Je n’ai pas peur, dis-je. Je sais ce que j’ai à faire, je suis capable de me débrouiller.
— Mais un peu de réconfort, cependant…
Devant son insistance, je renonçai.
— Vous avez raison.
Brusquement, il en vint au fait.
— Ce malheureux incident ne fait pas honneur aux habitants de notre État, même s’il n’est que l’œuvre d’une petite, toute petite minorité.
— Sans doute.
— La nouvelle ne devra pas paraître dans la presse. Il ne faudrait pas qu’elle se répande davantage.
— Est-il en votre pouvoir de l’empêcher ?
— Les journaux locaux m’ont informé qu’ils n’y feraient aucune allusion. Quant aux personnes… euh… directement en cause… elles seraient inculpées d’incendie volontaire… comprenez-vous ?
— Vous aimeriez que j’oublie toute l’affaire ?
— Oublier… non, bien entendu. Mais il est préférable de ne pas divulguer certaines choses…
— Il ne faut pas que j’en informe la presse, dis-je. C’est ce que vous voulez dire ?
Puis une autre idée me vint à l’esprit.
— Mon mari s’est-il mis en rapport avec vous ? Est-ce que John aurait passé un marché avec vous ?
— Ma chère Mrs Tolliver…
Il semblait si choqué que je compris que j’avais deviné juste. Je me demandai sur quoi misait John cette fois ; non que cela m’intéressât spécialement, mais il y avait de quoi l’admirer. Il était coriace. Peut-être arriverait-il à sauver quelque chose des ruines de sa carrière politique, comme le vieil Oliver sauvait ce qu’il pouvait des décombres de l’étable. John était un politicien-né, averti. Il s’en tirerait peut-être…
— Cela ne me regarde pas, dis-je. Comme vous le savez, nous nous sommes séparés.
— Vous allez divorcer, évidemment ?
Un petit quelque chose dans la rapidité avec laquelle il venait d’acquiescer… un petit quelque chose… Oui, si on regardait les choses sous un certain angle, John n’était pas réellement coupable. C’était ma faute, rien que ma faute. John avait été entraîné là-dedans en toute innocence… À présent, je voyais comment il raisonnait. Seulement, pourrait-il vendre cette histoire à ses électeurs ? Cela prendrait des années, mais John était patient. Il allait tenter sa chance. Bien sûr qu’il allait tenter sa chance. Sans moi cette fois.
— Puis-je vous charger de lui dire quelque chose de ma part, Mr Albertson, si vous le voyez ?
— Mais, chère madame, je ne pense pas le rencontrer.
— Si vous le voyez, dites-lui que je ne veux que ce qui m’appartient.
— Nous nous sommes bien écartés de notre sujet…
— En effet. Je pensais tout haut, je le crains.
Je regardai le récepteur comme j’aurais regardé un visage.
— Merci de votre sollicitude.
Je n’attendis pas qu’il me dise au revoir. Je raccrochai.
Quelques heures plus tard, ce fut le tour d’un journal d’Atlanta de me téléphoner.
— Des étables, il en brûle tout le temps, dis-je. C’est un risque du métier.
— Comment a débuté l’incendie ?
— Je l’ignore. Elle a brûlé, voilà tout.
— Et le bétail ?
— Non, nous l’avons fait sortir.
— Des blessés ?
— Bien sûr que non.
— Il y a eu deux cas de blessures causées par des armes à feu la nuit dernière, à l’hôpital du comté.
Ainsi, mon tir au jugé avait eu son effet. Ce n’était pas si important de viser, après tout.
Je souris à mon informateur invisible.
— Il y a toujours des blessures causées par des armes à feu par ici, si je me souviens bien. Tout le monde chasse.
— On a démoli vos barrières.
— Eh bien ! sapristi, fis-je, vous avez de bons yeux… Ce sont des ivrognes de mes amis qui ont fait quelques dégâts.
— Et ces voitures brûlées dans un champ ?
— Vraiment ? J’étais dans la maison. Je ne suis pas sortie de plusieurs jours. Je n’ai sans doute même pas pensé à regarder par la fenêtre.
Une chose en amène une autre. Les domestiques revinrent, les plus braves au bout de deux jours, les plus timorés quand je les eus envoyés chercher. Je leur dis à tous, la cuisinière exceptée, de se mettre en quête d’une autre place. Je n’avais pas l’intention de mener plus longtemps ce train de vie. Dans l’intervalle, je leur interdis de réparer quoi que ce fût. Ils durent se contenter de balayer les débris de verre. On ne redressa pas les barrières, on ne remplaça pas les vitres manquantes. Les Howland ont le culte du souvenir.
Une chose en amène une autre. Vite. J’envoyai Abby et Mary Lee en pension à La Nouvelle-Orléans, cette pension que leur père leur avait trouvée. Elles furent contentes de partir ; elles s’ennuyaient à mourir maintenant que la vie n’était plus la même à la maison. Leurs poneys ne les amusaient même plus. Elles avaient envie de s’en aller, et moi j’avais envie de les voir partir. Elles étaient assez grandes pour comprendre et se souvenir, et je voulais éviter cela. Seuls restèrent Johnny et Marge ; ils étaient trop jeunes pour rien remarquer.
Une chose en amène une autre. Je téléphonai chez les parents de John et j’y laissai un message pour lui. Je disais simplement que mon avocat se mettrait en rapport avec lui pour un arrangement à l’amiable et qu’ensuite je désirais qu’il aille en Alabama pour obtenir rapidement le divorce. S’il était trop occupé pour cela, je m’y rendrais moi-même. Cela ne prenait que vingt-quatre heures.
J’étais certaine qu’il irait. Son orgueil l’y contraindrait.
Puis je m’assurai les services d’un avocat du nom d’Edward Delatte. C’était le plus jeune frère de cette étudiante dont l’enlèvement avait failli mettre fin à mon séjour à l’université. Je pensai soudain à lui, et plus j’y réfléchissais, plus il me paraissait indiqué pour moi. C’était un catholique qui résidait dans le sud de l’État, il ne connaissait personne dans le comté et pourrait passer outre à l’opinion des gens. Je lui téléphonai donc.
La secrétaire à qui je donnai mon nom me reconnut avec un petit hoquet de surprise.
— Oui, Mrs Tolliver, me dit-elle vivement. Oui, M’ame, tout de suite.
Mon nom était partout connu dans l’État, bien sûr. Et celui de William Howland… Pourtant mon grand-père s’était toujours désintéressé de la politique et n’avait ambitionné que de vivre en paix sur ses terres.
Puis j’eus Edward Delatte au bout du fil, et sa voix nette et claire me rappela brusquement pourquoi je lui téléphonais.
— Oui, Mrs Tolliver, dit-il. Puis-je d’abord vous dire que je suis vraiment navré ?
— Mr Delatte…
La politesse ne m’intéressait plus. Je ne désirais que m’expliquer, aussi vite et aussi clairement que possible.
— … J’ai besoin d’un avocat… pour deux raisons. Je voudrais obtenir le divorce. Puis il me faut de l’aide pour administrer les propriétés de mon grand-père.
— Je vois, dit-il. Je vois.
— J’aimerais que vous veniez me voir.
— Oui, bien sûr, dit-il. Je viendrai.
Et deux jours plus tard, il était assis dans mon salon. C’était un petit homme fluet à la calvitie naissante, ses cheveux noirs laissant entrevoir un crâne rose.
— Je n’ai qu’une précision à vous donner, lui dis-je. Je tiens à rentrer en possession de tout ce que j’ai apporté en me mariant. Absolument tout.
— Mais bien sûr, dit-il en hochant doucement la tête. Je suis certain que Mr Tolliver n’y fera pas d’objection.
— John conservait dans son bureau en ville tous les papiers concernant la propriété. Mais c’est tout ce que je sais, je le crains. Je ne pense pas pouvoir vous aider beaucoup.
Mr Delatte dit posément :
— Je suis certain que nous nous débrouillerons.
Nous nous rendîmes en voiture à Madison City, le premier d’une infinité de voyages. Il faisait froid, le premier vrai froid de la saison, et les rues étaient vides – les gens restaient recroquevillés près de leurs poêles. Le vent soufflait fort, et des débris divers et des boules de foin couraient entre les bâtiments. Les briques rouges du palais de justice étaient tachées d’humidité ; au grand jour le toit d’ardoises paraissait sale et couvert de moisissures. Le pavillon hissé devant le bureau de poste s’était entortillé autour de sa drisse ; il claquait et voletait à mi-mât, comme un drapeau en berne.
Il faisait bon dans le bureau de John, le chauffage s’étant mis en marche automatiquement.
— Comme c’est agréable ! dit Mr Delatte.
— John traitait ici toutes les affaires de la propriété, lui expliquai-je. Celles de la plupart de ses clients et tout ce qui avait trait à son activité politique, il s’y consacrait à son bureau chez nous.
Mr Delatte dit :
— Voilà qui nous facilitera la tâche.
— Je peux vous donner la combinaison du coffre-fort.
— Splendide ! Je vais me mettre tout de suite au travail.
Ce qu’il fit. Il y passa le reste de la matinée, la soirée et toute la journée suivante, qui était un dimanche. Ce dernier jour, dans l’après-midi, je le déposai là et j’emmenai les enfants en promenade. Quand je revins dans le crépuscule d’hiver, je le trouvai qui m’attendait.
— Mrs Tolliver, dit-il (et dans sa voix perçait une véritable nuance de respect), je ne doute pas que vous le sachiez, mais votre grand-père était un homme extrêmement riche.
— Je crois avoir vu l’inventaire de ses biens, mais je n’en ai pas retenu grand-chose.
— Si j’étais journaliste et que j’aie le droit de parler à tort et à travers, je dirais que votre grand-père possédait à lui seul tout le comté – les plus beaux bois, la moitié des pâturages, la plus grande partie du cheptel. Voyons, il était même propriétaire de bon nombre d’immeubles en ville. L’hôtel, par exemple, un de ses oncles le lui a laissé il y a une vingtaine d’années.
— Les Howland ont toujours su amasser des biens, comme les écureuils des noisettes.
— Je le vois bien.
Il sourit gentiment.
— Je suis originaire d’une grande cité, ajouta-t-il en guise d’explication. J’oublie toujours qu’une petite ville peut fort bien appartenir à un seul homme. Cela ne manque jamais de me surprendre… Qu’y a-t-il ?
— Excusez-moi.
Je l’avais regardé avec de grands yeux, mais absolument sans le voir.
— Je réfléchissais.
— Ai-je dit quelque chose qui… ?
— Mais non !
Je lui rendis son sourire.
— Je crois que vos remarques vont m’être extrêmement utiles. Vous m’avez donné une idée merveilleuse. Je vous assure.
Mr Delatte venait travailler tous les week-ends et un jour par semaine, faisant furieusement la navette, s’occupant à la fois de sa clientèle et de mes affaires. Il logeait dans notre chambre d’amis – je le lui avais suggéré, c’était plus confortable que l’hôtel, et j’étais heureuse de sa compagnie. Cela m’amusait aussi de penser aux commérages en ville.
Ce fut une longue et fastidieuse affaire, cette séparation de mes biens d’avec ceux de John. Pendant des semaines, je peinai à la suite de Mr Delatte, la tête douloureuse, pleine d’un tourbillon de notions nouvelles, de mots étrangers. Mais je tins bon, parce que je désirais savoir quelque chose. Ce que ni mon grand-père ni John ne m’avaient jamais dit. Je voulais savoir avec précision ce que je possédais, ce que des générations de William Howland avaient acquis.
Mr Delatte parvint enfin au bout de ses peines. Il bourra de papiers sa serviette et s’en fut voir John. Quelques jours encore, et le divorce fut prononcé. Le chapitre était clos.
Et j’attendis, sans oublier. J’avais un plan, il avait surgi du fouillis des chiffres que j’avais étudiés au cours du dernier mois. Je savais maintenant ce que je ferais. J’aurais même pu commencer tout de suite. Mais je tenais à ce que tout le monde comprît bien ce qui arrivait, et qui était responsable. J’attendis et laissai le temps s’écouler lentement.
Mr Delatte continuait à se montrer patient et travailleur. Il était si gentil, si délicat ; il était semblable à une feuille brune et craquante. S’il s’aperçut que les gens de Madison City se montraient cassants avec lui, se conduisaient de façon étrange ou le regardaient fixement, il n’en manifesta rien.
— Les livres sont tenus à la perfection, me dit-il.
— Je sais que John était très méticuleux.
— Mrs Tolliver, dit-il, et son doux regard sombre vacilla un instant, si je puis me permettre une remarque personnelle en passant, cela se tassera, vous savez. Toute cette affaire. Les gens oublieront.
Je le regardai :
— C’est bien ce qui vous trompe !
La véhémence de ma voix l’alarma.
— Je ne voulais pas me montrer indiscret.
— Moi, je ne peux pas oublier.
— Ah ! fit-il, eh bien ?…
— On verra, dis-je. Attendez seulement un peu.
Au début, quand j’allais en ville avec Edward Delatte, les gens nous tournèrent le dos. Au bout d’un mois, ils cessèrent de se détourner ; ils se contentaient de baisser les yeux. Et un peu plus tard, ils se mirent à me regarder en face.
— Bonjour, disais-je tranquillement.
On ne me répondit pas. Puis on le fit. Les gens étaient curieux, vraiment dévorés de curiosité. Cela même qui leur répugnait les attirait. Ils se rengorgeaient et dansaient en tous sens comme des coqs de combat. Et vous saviez que tôt ou tard, comme des coqs, ils n’y tiendraient plus. Ils bondiraient.
C’est bien ce qui se passa. Cela prit environ trois mois. Mrs Otto Holloway m’invita à prendre le thé pour faire la connaissance de sa petite-fille qui était à l’université et viendrait passer les vacances de printemps ici.
Depuis aussi longtemps que je m’en souvenais, les Holloway habitaient la grande maison grise, d’aspect victorien, peu après le square de la ville (lui était l’unique médecin de Madison City, et cela depuis que Harry Armstrong avait pris sa retraite). Ce matin-là, un samedi, je partis de bonne heure avec Edward Delatte. Nous rangeâmes la voiture dans la cour du bureau qui avait été celui de John et qui était désormais le mien. C’est drôle, mais il semblait que je n’arrivais jamais à me rappeler qu’il n’appartenait qu’à moi seule. J’étais libre, mais je ne me sentais pas libre…
C’était un matin frisquet. Nous entrâmes par la porte de derrière qu’avait toujours utilisée John, et nous passâmes directement dans le bureau proprement dit, en parlant de riens, de petits détails d’affaires. Une belle matinée pour travailler, pour régler les questions en suspens.
— Mr Delatte, dis-je brusquement, je désire qu’on ferme l’Hôtel Washington.
— Si je ne me trompe, il a toujours été d’un bon rapport.
J’hésitai et, dans l’intervalle de silence, j’entendis le crépitement de la machine à écrire de ma nouvelle secrétaire, dans l’autre pièce.
— J’ai bien assez d’argent. Je désire qu’on ferme l’hôtel.
— La décision vous appartient, bien entendu.
— Je voudrais que cela se fasse tout de suite. Ce matin.
Il parut horrifié, mais ne dit rien. Il ne disait jamais rien.
— Quant aux personnes qui y séjournent en ce moment, elles peuvent y rester aussi longtemps qu’elles l’avaient projeté cette fois, jusqu’à ce qu’elles aient terminé ce qui les amenait en ville.
Il avait fait disparaître de son visage toute trace de surprise.
— Dois-je m’en occuper tout de suite ?
— Oui, je vous en prie. Et je désire qu’on barricade l’entrée avec des planches. Des grosses planches. Qu’on les cloue directement en haut de l’escalier.
Je me mis à la fenêtre pour regarder Mr Delatte qui se dirigeait vers l’hôtel. J’attendis longtemps, et enfin je vis le portier traîner une grosse planche devant l’entrée. Elle était trop lourde pour qu’il pût la manier tout seul, et Mr Delatte dut l’aider à la mettre en place et à la fixer avec des clous. Et moi j’allai m’asseoir et j’écoutai les coups de marteau jusqu’au dernier.
C’était un peu trop tôt pour la réception chez les Holloway, de sorte que je pris le Reader’s Digest et le lus d’un bout à l’autre en attendant l’heure. Puis j’enfilai mon manteau et j’allai à pied, sans me presser, chez les Holloway, dans la rue qui faisait le coin.
Il y aurait foule. On voyait des voitures à l’arrêt au bord des deux trottoirs, sur toute la longueur de la rue. Tant mieux, me dis-je. Il me faut beaucoup de monde. Je posai fermement un pied devant l’autre, je tendais et relâchais les muscles de mes jambes en marchant.
Je savais d’avance ce que serait ce thé. Une jeune femme que je ne connaissais pas, avec des fleurs sur l’épaule, et d’autres femmes que je connaissais toutes. La maison sentirait le cake aux fruits et les glaïeuls roses, et il y aurait des assiettes de sandwiches et de petits-fours. Les baptistes convaincues siroteraient leur thé, les autres ne tarderaient pas à être un peu éméchées et à se confier des secrets par-dessus de petits verres de sherry ou de grogs, puisque la journée était fraîche.
J’avais assisté à tant de réceptions de ce genre, me dis-je en gravissant les marches de l’entrée. John tenait à ce que je m’y rende, et moi, je faisais toujours tout ce qu’il voulait.
— Abigail, ma chère…
Mrs Holloway m’interpella gaiement sur le seuil.
Près d’elle, émergeant à peine de son manteau généreusement garni de fourrure, se tenait Jean Bannister, la femme de mon cousin Reggie. Je leur souris à toutes deux.
— Comme c’est gentil à vous d’être venue, me dit Mrs Holloway.
— Il me tardait d’être là.
J’entrai et fermai la porte derrière moi.
— Comment allez-vous, Jean ?
— Mais vous avez maigri, Abigail, me dit Mrs Holloway.
— Vraiment ? Cela fait des mois que je ne me suis pas pesée, je le crains. John avait une balance, mais j’ignore où elle est maintenant. Peut-être l’a-t-il emportée.
— Oh oui, bien sûr, John…
— John, mon ex-mari, oui.
Mes paroles rendirent un son discordant dans le tintement des rires et des voix.
— Il faut que je vous présente ma petite-fille, dit Mrs Holloway. Oh Seigneur, voilà qu’elle s’est faufilée à l’autre bout de la pièce.
— Cela ne fait rien, dis-je, je me débrouillerai pour traverser tout à l’heure.
— On ne peut vraiment pas circuler dans la pièce tant il y a de monde, n’est-ce pas ? dit Mrs Holloway. J’aurais dû limiter mes invitations.
— Mais vous avez beaucoup d’amies.
Nous laissâmes toutes deux notre regard errer à l’autre bout de la pièce. On ne voyait que robes de soie imprimées – dans l’enfilade des deux salons et de la salle à manger, et même dehors aussi, sur la véranda.
— Je me demande combien de personnes sont apparentées à moi ?
— La plupart, j’imagine.
— Voyons un peu, rien que pour le plaisir. Vous, vous ne m’êtes rien, n’est-ce pas ? Et ce n’est qu’après les études de votre mari que vous êtes venue vous installer ici, je crois.
— Bien avant votre temps, ma chère.
— Et Jean, voyons, vous venez de Montgomery, mais votre mari est un cousin à moi. Voyons combien de cousines plus ou moins éloignées je vais me trouver… Il y a Emily Frazer, Louise Allen, Clarissa Harding, Flora Creech…
— Miséricorde ! m’interrompit Mrs Holloway, qui semblait trouver ma liste un peu inquiétante. Miséricorde !
— Et je vais vous dire encore une chose bizarre. Cela fait des mois que je ne les ai vues ni les unes ni les autres. C’est drôle, n’est-ce pas ? On a beau être parentes…
— N’est-ce pas ? répéta Mrs Holloway. N’est-ce pas bizarre ? Voulez-vous un peu de sherry ?
Et, me posant une main ferme sur le bras, elle me poussa dans la pièce bondée.
Pendant un certain temps, ce fut un thé comme les autres. On parlait maladies, mariages, et des enfants entrés à telle école, dans telle classe. Pendant un certain temps.
Je ne dis rien. Moi, je pouvais attendre. Mais je savais bien qu’elles ne le pourraient pas. J’avais raison.
Ce fut Mrs Holloway qui finit par en venir au fait.
— Seigneur, dit-elle, c’est affreux ce que nous avons appris, l’incendie de votre étable.
— Oui, dis-je, en effet.
— Je veux dire, fit-elle, que c’était tout ce qu’on fait de plus moderne en matière d’étable, n’est-ce pas ?
— Elle contenait des installations très coûteuses. Je ne pourrais dire exactement lesquelles.
— Comme c’est terrible !
Brusquement, un grand calme se fit dans la pièce. Seule la petite-fille bavardait dans un coin. Je reconnus sa voix délicate, sa diction travaillée. Dans le lourd silence, cette jeune voix légère hésita. Et la jeune fille lança un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule et s’arrêta au milieu d’une phrase.
— C’est épouvantable, répéta Mrs Holloway. Avez-vous une idée de ce qui a provoqué l’incendie ?
Je regardai le visage lisse et rose perché sur des épaules rondes et des seins lourds sanglés dans de la soie fleurie.
— Si je les ai reconnus ? demandai-je. Ils ne portaient pas de masques. Je pense qu’ils étaient trop pressés pour prendre la peine d’en mettre.
Mrs Locke, dont le mari était un des propriétaires du drugstore, pouffa d’un rire nerveux.
— Les pauvres Blancs seront la mort du Sud, Seigneur, Seigneur !
— Il n’y avait pas que des pauvres Blancs, dis-je. Qui d’entre vous peut dire que son mari était chez lui ce soir-là ?
Un silence suffoqué, et Mrs Holloway dit :
— Enfin, c’est une affaire épouvantable, mais elle est finie maintenant.
Tandis qu’elle se retournait vers sa théière d’argent, je coupai :
— Elle n’est pas finie. C’est mon tour maintenant.
Un instant, j’entrevis le visage de la petite-fille.
— Excusez-moi, lui dis-je. Je gâche votre réception, mais en fait, ce n’est pas en votre honneur qu’on la donne.
Elle ouvrit brusquement la bouche, mais rien n’en sortit, pas un son. Je lui souris.
— Vraiment, votre grand-mère aurait dû vous expliquer…
Je pris une profonde inspiration.
— Écoutez-moi bien toutes, maintenant, et dites-le à vos maris. Transmettez-leur le message de ma part. Les Howland sont les premiers à s’être installés ici, à l’époque où il y avait encore des Indiens, où on devait se barricader contre eux et lâcher ses chiens la nuit, et où, le jour, on vaquait à ses occupations sans se séparer de son fusil. Ce pays est resté le pays des Howland. Je le reprends.
Elles pouffèrent toutes de rire ; et l’odeur de cake aux fruits était suffocante.
— Il n’y a pas grand-chose ici qui n’ai pas appartenu à Will Howland, d’une façon ou d’une autre. Seulement, vous l’avez oublié. Mais regardez bien maintenant, et vous verrez que tout va décliner ; vous verrez Madison City redevenir ce qu’elle était il y a trente ans. Peut-être que mon fils lui rendra son essor, mais pas moi.
Un ricanement nerveux encore. Comprenaient-elles ce que je disais ? Est-ce que cela pénétrait en elles malgré l’euphorie du sherry ? Ou faudrait-il attendre un peu ? Ne comprendraient-elles qu’après mon départ ? J’allais les obliger à comprendre. Et tout de suite.
— Je viens de fermer l’hôtel, dis-je. C’est un début. N’avez-vous pas entendu le marteau qui en scellait la porte ? Êtes-vous passées devant en voiture sans rien remarquer ?
J’aperçus le visage de Jean Bannister. Il paraissait glacé, figé. Elle comprend, me dis-je. C’est la plus intelligente de toutes, alors elle comprend et elle tâche de s’empêcher de le croire. Parce qu’elle a un coûteux manteau neuf et que l’affaire de camionnage de son mari commence tout juste à rapporter.
Fascinée, j’examinai son visage. Grands yeux gris très écartés, cheveux blonds, lisses. Elle sent la peur la prendre au ventre, me dis-je ; elle sent le bout de ses doigts commencer à frémir. Elle ressent exactement ce que j’ai ressenti…
— L’étable est détruite avec toutes ses installations. Je ne la reconstruirai pas. Je ne payerai même personne pour en emporter les cendres. J’ai déjà vendu mes bêtes, excepté les poneys des enfants, mais je suppose que vous le savez. Sans mon bétail, que vont devenir les abattoirs et la fabrique de conserves ? Personne d’autre que moi ne peut les occuper suffisamment. Et la fabrique de crèmes glacées… d’où en venait le lait ?
Je m’approchai d’une fenêtre pour l’ouvrir ; la pièce était étouffante. Du coin de l’œil, j’aperçus Louise Allen qui commençait à se mordiller fébrilement un doigt. Les abattoirs appartenaient à son mari et à son frère.
Et ce tremblement dans ta poitrine, me dis-je, il va se changer en un poids permanent, en boulet à traîner…
Il y eut des pas et un frou-frou derrière moi, alors que Mrs Holloway se frayait un chemin dans la foule pour se placer à mes côtés. Elle semblait sur le point de dire quelque chose, mais elle n’en fit rien et je n’entendis que le craquement des baleines de son corset à l’ancienne mode. Je ne la regardai même pas.
— Quant au commerce du bois, c’est la grande affaire, par ici ; et la moitié des bois m’appartiennent.
Dehors, dans la rue, trois chiens passèrent en procession solennelle et je les regardai disparaître.
— Pour ça, il y a des contrats, ce qui explique que je ne peux rien faire pour l’instant, mais les contrats ont une fin… Les Howland ont la folie dans le sang, à ce qu’on disait autrefois… Tout cela va me coûter cher, mais je le ferai. Je pense que j’ai assez d’argent pour vivre.
J’avais gardé à la main mon verre de sherry. Je le posai avec précaution sur l’appui de la fenêtre.
— Vous allez voir ça. Ce n’était pas Will Howland que vous avez incendié, mais votre propre maison.
On n’entendit pas un son, tandis que je sortais, pas même le bruit d’une haleine, rien que mes talons martelant les lames du parquet. Je cherchai mon manteau parmi ceux qui s’empilaient sur les chaises du hall. La femme de chambre, petit moustique en robe noire et tablier blanc garni d’une ruche, m’épiait par la fente de la porte de la cuisine. Je lui fis un signe de tête, et elle se recula brusquement hors de vue. Je crus l’entendre bourdonner. Je m’en allai, lentement, majestueusement. Je ne sentais pas le ciment du trottoir sous mes pas, je marchais sur le vide, je flottais. Espèces de salauds, me disais-je, espèces de salauds, tous !…
Et je dis à mon grand-père qui semblait marcher près de moi, mais un tout petit peu en retrait, de sorte que je ne le voyais pas :
— Je trouve que tu devrais rire.
— Je ne ris pas, dit-il.
— Tu verras que je le ferai.
— J’avoue que je n’en doute pas.
— Il me fallait faire quelque chose.
Je l’entendis soupirer, aussi nettement que j’entendais la petite brise qui agitait les feuilles sèches.
— C’était nécessaire, dit-il.
— Cela, je l’ai fait pour toi, dis-je. Ce que je vais faire maintenant ne te plaira pas ; mais c’est pour moi.
— Je sais, dit-il, et la petite brise d’hiver soupira encore une fois pour lui.
J’entrai dans le bureau qui avait été celui de John. Deux des tables des secrétaires restaient vides. Miss Lucy et Mrs Carson avaient suivi John. Il n’y avait plus qu’une dactylo, une nouvelle que j’avais engagée moi-même – une fille fluette, couleur de souris, au vilain teint. C’était la fille de la prostituée de la ville, et elle ne connaissait pas son père. Elle était aigrie, laide, mais active. Je lui faisais confiance. Elle ne m’aimait pas, mais puisque je la payais, elle aimait encore moins les autres.
Je lui fis un signe de tête ; elle agita légèrement la sienne de bas en haut sans interrompre son rythme furieux au clavier. Je passai dans le bureau proprement dit. Mr Delatte achevait son travail ; il sourit de son sourire falot.
— Voudriez-vous me rendre un service ? lui demandai-je. Voudriez-vous téléphoner à un certain docteur Mallory à Oakland, en Californie. J’ignore son prénom, mais c’est un radiologue, aussi vous n’aurez aucune peine à le trouver. Et voudriez-vous lui demander l’adresse et le numéro de téléphone de son gendre ?
Avec un regard soudain pénétrant malgré ses yeux doux et timides, Mr Delatte demanda :
— Qui est son gendre ?
— Robert Howland.
Il hésita, puis décrocha le téléphone. Pendant qu’il faisait ce que je lui avais dit, j’ouvris la porte sur la cour et j’en calai le battant. Je revins sur mes pas vers le gros bureau de chêne jaune. J’en vidai les tiroirs, tous, minutieusement, lançant papiers, élastiques, trombones et enveloppes sur des chaises vides. Puis je m’arc-boutai sur le meuble et commençai à le pousser vers la porte. Mr Delatte tourna le regard vers moi – il avait d’abord fait mine de ne pas remarquer ce que je faisais.
— Si vous vouliez bien attendre une seconde, je vous aiderais.
Le bureau n’avait pas de roulettes mais il se déplaçait facilement, sans doute parce que le parquet ciré et sans tapis était très glissant.
— Non merci, dis-je, j’y arriverai.
Je poussai le bureau vers la porte ouverte – son passage laissa de longues traînées blanches sur le parquet – jusqu’à ce que la petite dénivellation du seuil m’empêchât d’aller plus loin. Je mesurai du regard la largeur de la porte – elle était suffisante. Je plaçai les mains sous le meuble, à une extrémité, et tentai de le soulever. Il ne bougea pas et je me fis mal aux reins, mais il était surtout très lourd du haut et je parvins enfin à le soulever suffisamment pour le faire basculer sous son propre poids. Il passa la porte, roula dans l’escalier et s’arrêta dans la cour pavée. Je le laissai là. Il obstruait le passage, mais on pourrait toujours utiliser la porte de la façade. Et de toute façon, je n’aurais pu le bouger d’un pouce maintenant. J’avais dû me donner un tour de reins. Je posai les mains au bas de mon dos et je me balançai doucement en examinant les entailles que j’avais faites dans les montants de la porte.
— Je crois qu’il y a quelques dégâts, dis-je à Mr Delatte. Mais il y a bien longtemps que je voulais faire ça.
J’avais beau me frictionner et m’étirer, mon dos ne semblait pas aller mieux – il faudrait que je m’y résigne –, je renonçai et j’allai fermer la porte. Mr Delatte était assis près du téléphone. Il semblait ne rien s’être passé d’étrange.
— J’ai le numéro, dit-il. Voulez-vous que je me retire ?
— Non, lui dis-je, ne prenez pas cette peine.
Le visage vide de toute expression, comme celui des fidèles à l’église, il me passa le morceau de papier. J’y vis deux numéros à Seattle.
Mr Delatte dit :
— L’un est le numéro de son bureau, l’autre de son domicile.
Samedi – il serait chez lui… C’était tellement simple. Tellement, tellement simple. Il me répondit lui-même. Je reconnus sa voix.
— Je t’avais dit que je te retrouverais, Robert, lui dis-je. Te souviens-tu de moi ? Est-ce que tu m’attends ?
Pas un mot ne lui échappa. Rien qu’un bref halètement rauque quand il raccrocha.
— Oh ! Robert, dis-je sans qu’il pût m’entendre, cela ne sert à rien. Je te rappellerai. Encore et encore et encore.
Je me rejetai en arrière sur ma chaise et je me mis à rire. Je ris à en avoir mal au ventre. Je ris, et enfin je posai ma tête sur le dessus arrondi du téléphone et je me mis à pleurer. Je me rendis compte que des personnes entraient, se penchaient sur moi, me regardaient, secouaient la tête et s’éloignaient. Sur la pointe des pieds, comme à un enterrement. Cela m’était bien égal, cette fois. J’avais mon propre univers retentissant de sanglots et j’y étais bien enfermée.
Regarde les couleurs, me dis-je, pourquoi y en a-t-il tant ? C’est la première fois qu’il y en a tant. Les larmes sont des prismes, à la lumière.
Je continuai à pleurer pour finir par glisser au bas de ma chaise. Et je pleurai encore par terre, recroquevillée comme un fœtus sur le plancher froid.