Les soirs de novembre sont calmes, silencieux, secs. Les arbres dénudés par le gel et l’herbe décolorée luisent dans le demi-jour. Dans les champs dépouillés par l’hiver, les affleurements de granit ressortent, tout blancs. Les ossements de la terre, comme les appellent les vieilles gens. Au fond de la faille la plus profonde – au sud-ouest, du côté où le soleil, compact et rouge, s’est couché un peu plus tôt –, la Providence reflète un rien de lumière grise. La rivière est basse à cette époque de l’année où les pluies sont rares. Elle réfléchit le ciel, faiblement, tel un vieux miroir.
Les soirs de novembre sont si calmes, inexorables. Celui-ci, par exemple. Il n’y a pas de brume ; on voit à des kilomètres à la ronde. À l’est et au nord, sur les crêtes, chaque arbre se détache nettement. Il n’y a même pas trace de fumée là-haut, alors que plus tôt dans la saison le vent charriait d’affreuses traînées de cendres provenant d’incendies de forêt dans les Smokies. Et dans cette faille où coule la Providence, pas le moindre brouillard. Tout est clair et distinct. Sauf que la lumière s’estompe peu à peu, sans bruit.
Le mois dernier deux engoulevents criaient toute la nuit autour de la maison. Je n’aurais jamais pensé que leurs cris me manqueraient, mais ils me manquent. Maintenant.
Derrière moi la maison est calme, où mes enfants s’apprêtent pour le dîner – un dîner servi de bonne heure, puisque seuls les deux plus jeunes sont ici. Mes filles aînées sont en pension à La Nouvelle-Orléans. On ne le sait pas encore dans le comté, mais on le saura, tout se sait toujours. « Ça, c’est bien les Howland ! dira-t-on. Toujours à faire des folies, à prendre de grands airs ! Se sont cassé les dents la dernière fois, pourtant, cassé net… »
J’ai l’impression d’être enracinée ici, morte. D’être comme les affleurements de granit, les ossements de la terre, décharnés, éternels.
J’allume la lampe de la véranda. Et puisque je suis sortie exprès pour cela, j’arrose les géraniums. J’asperge la rangée serrée de grosses fleurs rouges et blanches avec le grand arrosoir de zinc que j’ai à la main. On m’a toujours dit que les géraniums supportent mieux le froid nocturne quand ils ont les racines humides. Ceux-ci, qui poussent à l’abri du toit de la véranda et contre le mur tiède de la maison, résistent jusqu’au cœur de l’hiver.
Je verse l’eau sans penser à ce que je fais et j’éclabousse le plancher de la véranda. Je regarde au loin le jardin, le jardin de devant. Même dans ce demi-jour, on voit que la pelouse a été saccagée, le gazon arraché. On dirait un peu une mer houleuse. La barrière de piquets a complètement disparu ; il ne reste plus que la molle cascade des branches du rosier Cherokee qui s’y appuyait autrefois.
Je ne remplacerai pas cette barrière. Je tiens à ne pas oublier.
Là, dans le soir immaculé, cela ne me paraît pas bizarre de me battre contre toute une ville, contre tout un comté. Je suis seule, oui, bien sûr que je suis seule, mais je n’ai pas spécialement peur. La maison était déjà vide et solitaire auparavant – simplement je ne m’en rendais pas compte –, ce n’est pas pire maintenant. Je sais que je rendrai coup pour coup. Je détruirai autant que j’ai perdu.
C’est un moyen de vivre, vous savez. C’est un moyen de conserver un cœur battant à l’abri de la voûte de vos côtes. Et à moi, cela suffit pour l’instant.
Quelques gros papillons de nuit blanchâtres tournoient autour de la lampe de la véranda et des blattes au ventre gras retombent sur le dos et se débattent avec impuissance sur le plancher. Je me demande comment elles ont résisté au gel. Elles ont dû éclore bien au chaud sous la maison ou entre les bardeaux. Une chouette passe sans bruit au coin de la véranda, fuyant la lumière.
Je m’enroule étroitement dans mon cardigan, je m’appuie à la balustrade de la véranda et je regarde venir la nuit. Non qu’elle vienne d’une direction définie – ce n’est pas ce genre de nuit-là –, elle s’insinue de partout, comme grandit une tache sur une éponge. Il n’y a pas encore de vent ; il se lèvera plus tard. Comme toujours.
J’entends le cri bref d’un lapin : la chouette a trouvé de quoi dîner.
Je me tiens sur la véranda de la maison bâtie par mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père ; par la porte ouverte, j’entends mes enfants trottiner dans le couloir. Marge, le bébé, rit pendant que Johnny la taquine : « Si, tu l’es, tu l’es, tu l’es ! » Les mots portent loin dans l’air immobile et paisible, et puis une porte les coupe net.
J’ai été enfant dans cette maison, moi aussi, autrefois ; j’ai couru dans les couloirs, monté et descendu les escaliers. Elle n’était pas aussi jolie que maintenant – c’était avant la guerre, avant que mon grand-père n’ait fait fortune – mais c’est la même maison. La leur, la mienne. Je sens derrière moi le poids des générations qui me poussent dans le cycle incessant de la naissance et de la mort. J’ai été jadis l’enfant qui monte se coucher, qui s’encourage dans un chuchotement à affronter les créatures de la nuit. Ma mère a dormi dans le grand lit à baldaquin de la chambre du midi. Et mon grand-père s’est tenu là où je me tiens maintenant, exactement à cet endroit… Et ceux qui ont vécu avant lui aussi. Ils se sont assis sur la véranda, ont contemplé les champs au loin, se sont détendus, une fois tombée la chaleur du jour, en laissant leur regard errer sur les douces courbes des champs, atteindre les bois sombres. À cette époque, les bois étaient beaucoup plus proches.
Ils sont morts, tous. Je suis prise inextricablement dans leurs actes. Il semble que leurs vies aient laissé des fils invisibles dans la maison, dans la ville, dans le comté. Des fils dans lesquels j’ai trébuché et me suis laissé prendre au piège.
La chouette lance son appel frémissant, de très loin maintenant. L’espace d’un instant, je crois voir sa forme mouvante se détacher sur le ciel au-dessus de la Providence. Je reste là dans la nuit noire, à prêter l’oreille aux voix qui grondent dans ma tête et à observer le défilé de ceux qui passent et se bousculent devant mes yeux. Mon grand-père. Ma mère. Margaret. Les enfants de Margaret : Robert, Nina, Crissy.
Cela fait des années que je n’ai pas eu de nouvelles de Crissy ni de Nina. J’ignore où elles sont à présent. J’ignore ce qu’elles font. Je ne sais même pas si elles sont encore en vie. Mais quant à Robert, je l’ai revu. Il est revenu, railleur, plein de haine. Il sort de la foule de tous ceux qui peuplent ma tête et vient se planter près de moi sur la véranda. Non pas le jeune garçon avec lequel j’ai été élevée ni l’enfant que j’ai connu, mais l’homme que j’ai vu il y a juste trois mois.
Il a mon âge, à peu de chose près, et pourtant il a l’air d’un vieillard, avec cette main qu’il se passe sur la bouche, ces paupières qui battent rapidement. Mais il est vivant. Et quand il m’arrive d’être sincère envers moi-même comme je le suis ce soir, vivant, je sais que je regrette qu’il le soit.