Il mit sa couverture à l’avant de son skiff, la disposant soigneusement dans la partie la plus sèche, par-dessus son ciré plié. Sur la couverture, il déposa ses provisions. Il lui faudrait trouver quelque chose à manger en route, sans quoi il serait vite affamé. Il emportait une tranche de lard bouilli, une grosse miche de pain de maïs et quelques pommes verdâtres de son verger. Elles étaient extrêmement acides et faisaient merveille pour vous rafraîchir la bouche et vous débarrasser les dents de la graisse du lard. Il avait aussi une petite gourde d’eau et quelques bonbons qu’il avait trouvés dans le placard de la cuisine. C’était la première fois qu’il en voyait là, mais sans doute était-ce un reste laissé par un enfant venu pour le mariage.
Il plaça son fusil près de lui et s’élança de l’avant. Pendant environ une heure, il rama dans le courant paresseux du petit cours d’eau, se courbant sans forcer sur les rames, économisant son souffle pour la traversée de la Providence. Lorsqu’il en approcha, il sentit l’eau se durcir contre ses avirons. Il les rentra – remarquant vaguement l’eau trouble qui s’en égouttait et tombait au fond de l’embarcation – et il sortit sa perche. Le ruisseau devenait vraiment rapide, empruntant du courant à la rivière gonflée par l’hiver. À la perche, ce serait plus facile de manœuvrer le bateau dans l’étroit passage ouvert au milieu de l’enchevêtrement des buissons et des arbres.
De la rivière, on ne voyait pas déboucher le ruisseau tant les saules, les hêtres pleureurs, les micocouliers et les sureaux s’entremêlaient à fleur d’eau. Quand on arrivait par le ruisseau, il était plus facile de s’y reconnaître. Le courant vous indiquait le chemin. William lança sa perche par-dessus le plat-bord, remarquant avec satisfaction qu’il l’avait bien choisie ; elle était légère et lisse sous la main, et bien équilibrée malgré la traverse qui la terminait. Toutes les perches étaient ainsi équipées ; cela les empêchait de trop s’enfoncer dans les fonds bourbeux. William poussait son embarcation à travers les tourbillons d’eau trouble, évitant les bois flottillants, les arbres abattus et les fouillis de lianes les plus inextricables. Il allait lentement, maniant sa perche avec précaution pour éviter d’affleurer ou de cogner les branchages au-dessus de lui. Il n’avait pas envie de recevoir un mocassin d’eau sur la tête.
Il déboucha sur la rivière, et l’embarcation vira brusquement dans le courant. William fut déséquilibré par un coup brusque au bout de sa perche, tandis que la traverse labourait le fond. Il hissa la perche hors de l’eau en maudissant son étourderie. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas traversé la rivière à cet endroit qu’il avait perdu tout savoir-faire ; la lenteur de ses réflexes avait failli lui coûter un plongeon.
Reprenant ses avirons, il traversa la rivière en cherchant le goulet qui marquait l’entrée des marais de Honey Island. Il n’était pas venu là depuis son adolescence ; les inondations avaient changé les contours de la rive au point qu’il ne la reconnaissait plus. Il se souvint qu’il repérait jadis l’entrée des marais à un cyprès solitaire qui poussait là, seul dans un bouquet de chênes noirs. Il lui faudrait le retrouver.
L’arbre devait être beaucoup plus bas sur la rivière, se dit-il. Il avait presque renoncé à le trouver quand enfin il l’aperçut. Le cyprès était mort – depuis des années –, mais la tige brune du tronc émergeait encore des chênes. William fit pivoter le skiff, plaçant la proue à contre-courant, et rama pour immobiliser l’embarcation tandis qu’il examinait l’arbre. Il repéra l’entrée du marais, piqua droit dessus et cogna maladroitement une branche aux feuilles vaporeuses qui pendait bas sur l’eau. Une forme noire s’abattit en travers de la proue et se coula dans l’eau. De soulagement, William jura tout bas et, se servant d’un seul aviron comme d’une pagaie, il se dégagea des arbres pour pénétrer dans le chenal d’eau claire.
Il détestait les serpents, et pourtant dans son enfance il les avait chassés, les saisissant par la queue et les faisant claquer comme on fait claquer un fouet, pour leur disloquer les vertèbres cervicales. Il en vendait les peaux à son père pour vingt-cinq cents pièce, et puis un beau jour sa mère avait découvert la chose et défendu qu’on lui donne rien pour les serpents venimeux. Alors il avait cessé d’en attraper…
Il rama un peu, puis reprit sa perche. Ces chenaux étaient souvent très profonds… Après avoir cherché en vain à toucher le fond, il se servit de la perche comme d’une godille. La faisant aller et venir, il avançait à une allure régulière.
Vers midi, il avait pénétré très avant dans le marais. Le chenal serpentait entre des cyprès immergés et des tertres couverts d’arbres feuillus et de palmiers nains qui bruissaient sous la brise légère. Comme il n’y avait pas de courant à cet endroit-là, William cala son skiff contre un genou de cyprès et mangea la moitié du lard qu’il avait apporté et un morceau de pain de maïs. Il but son eau tiédie par le soleil et observa les oiseaux : bruants, moqueurs, deux ou trois pélicans, des aigrettes et les grands hérons bleus.
Il avançait lentement sur l’eau huileuse et trouble. Au loin devant lui – s’il levait les yeux –, l’eau terne empruntait un peu d’éclat au ciel et paraissait d’une limpidité étincelante. Des alligators occupés à se chauffer au soleil se laissaient tomber lourdement dans l’eau et disparaissaient. Des tortues qui prenaient le soleil sur des troncs d’arbres flottants rentraient la tête dans leur carapace. Sur l’un des tertres qu’il longeait, William remarqua un gommier de belle taille à l’écorce lacérée. Ce devait être l’œuvre d’un ours. Il y avait sans doute des abeilles dans l’arbre.
Vers la fin de l’après-midi il consulta sa boussole, car le ciel s’était couvert de nuages ; à part les méandres hasardeux des chenaux, il n’y avait ni piste ni points de repère. Une fois, lorsqu’il était gamin, il avait erré là deux jours durant, pris sous une lourde couverture de nuages et de brouillard qui l’empêchait de s’orienter. Il avait dû attendre que le ciel se dégage. La deuxième nuit, il avait somnolé, et quand il avait ouvert les yeux, il avait vu un ciel lumineux, tout parsemé d’étoiles. Avant le jour, il avait quitté les marais, où il n’était plus jamais retourné sans boussole…
Il sortit du chenal pour se frayer un chemin parmi les cyprès. L’eau était moins profonde, la perche touchait le fond, de telle sorte qu’on pouvait avancer plus rapidement. William s’apprêtait à marquer son passage – il brandissait déjà sa machette pour faire la première encoche – quand il hésita. À supposer qu’il trouvât l’alambic, ce n’était pas une raison pour en indiquer le chemin à tout un chacun. Il se servirait seulement de la boussole.
Les cyprès poussaient, drus et couverts de mousse. L’eau dans laquelle trempaient leurs racines était de ce brun opaque impénétrable de l’eau des marais. À un moment où il se reposait, William repêcha un bâton qui flottait et gratta le fond. Un chapelet de bulles monta à la surface.
Cela n’avait rien d’étonnant. Tant de gaz se formait au fond, tant de plantes et d’animaux s’y décomposaient que les bulles émergeaient souvent d’elles-mêmes. Parfois l’eau semblait bouillonner des centaines de bulles minuscules qui venaient crever à la surface.
C’était là aussi, se rappela William, qu’on voyait des feux follets courir sur l’eau ; bleus et palpitants, ils se faufilaient entre les arbres. Du gaz qui brûlait, sans doute…
Le marais aux cyprès se changea en une vaste étendue de laîches, d’herbe aux crocodiles et de pommes de terre aux canards. William la traversa, piquant droit sur les tertres couverts de chênes et de noyers blancs qu’il apercevait plus loin. Il passa la nuit sur le plus haut, dans son skiff qu’il avait tiré sur le sable sec. Il n’y avait pas trop de moustiques, mais il ne dormit quand même pas très bien. Il avait perdu l’habitude des bruits des marais. Plainte aiguë des insectes, vol lourd des chauves-souris et des chouettes. Lorsqu’un alligator se mit soudain à rugir, il se redressa même brusquement et saisit son fusil. Puis il tendit l’oreille – c’était à un bon kilomètre de là ; dans le silence, le bruit avait paru plus proche. Néanmoins, tout au long de la nuit, il se réveilla à chaque rugissement. Au matin, avant même l’aube, le premier bruit qu’il surprit fut encore celui des alligators. Le claquement brusque – presque aussi sonore qu’un coup de fusil – des vastes mâchoires se refermant sur leur proie.
William ouvrit son paquet de bonbons, les trouva mous et spongieux, mais les mangea quand même. Il vida sa gourde, puis la mit de côté. Si la soif le prenait, il pourrait toujours boire l’eau du marais. Certaines personnes ne la supportaient pas ; elle leur donnait des vomissements ; mais quant à lui, il n’en avait jamais été particulièrement incommodé. Elle avait très mauvais goût, mais elle vous désaltérait si l’on avait soif.
Le second jour, vers midi, il arriva au grand lac d’eau claire qu’il avait découvert jadis. Un lac au milieu des marais stagnants, bordé d’une frange de buissons, d’arbres feuillus et de plages de sable. Des sources coulant tout au fond l’alimentaient sans doute et son bassin devait avoir un fond de grès. Dans cette région, il y avait quantité de lacs de ce genre.
William recueillit de l’eau au creux de sa main pour la goûter. Elle était bonne et fraîche. Il se pencha par-dessus bord, se lava le visage et chercha à voir le fond. La surface éblouissante de soleil l’aveuglait, il scrutait une eau aussi impénétrable qu’un miroir. Gamin, il avait fait un rapide plongeon dans ces profondeurs aveugles, esquivant les tortues qui cherchaient à mordre…
Des tortues, il ne semblait plus guère y en avoir. Il regarda soigneusement. Étaient-elles toutes mortes, ou bien se cachaient-elles simplement sous la surface étincelante de l’eau ? Non, il ne s’aventurerait pas à prendre un bain – il était trop vieux et la journée trop fraîche.
William restait absolument immobile, à observer quelques courtes plumes blanches qui passaient au fil de l’eau, tandis que de petits poissons les mordillaient inutilement par en dessous.
Les marais avaient toujours sur lui un effet engourdissant. Il avançait lentement, se contentant d’observer la vie animale qui foisonnait autour de lui… Mais il était venu là pour quelque chose. Il avait fait un pari avec Calvin Robertson. Non, ce n’était pas exactement un pari… Et la mine d’Harry Armstrong – William rit sous cape à ce souvenir – tandis qu’il se tenait devant lui, à jongler avec cette caisse pleine de poules en transpirant comme un cheval… Harry n’avait jamais eu beaucoup de chance dans la vie, se dit William. D’abord son père avait fait faillite, et maintenant, voilà que sa femme souffrait d’on ne savait quelle maladie féminine…
À l’autre bout du lac, une panthère noire surgit du fouillis de verdure d’un tertre et s’approcha lentement, à pas feutrés, du bord de l’eau. Le vent venait de ce côté-là et la bête était à un bon quart de kilomètre plus loin, remarqua William, ce qui expliquait qu’elle ne s’était pas aperçue de sa présence. Il demeura parfaitement immobile, respirant à peine. Ces panthères-là, on n’en voyait plus beaucoup. On avait accordé des primes à ceux qui les tuaient et on avait fini par les décimer. On ne les entendait plus hurler la nuit, sauf dans le marais.
William observa la forme maigre et sombre qui arpentait la petite plage de sable. La panthère semblait inquiète. Elle trempa les pattes de devant dans l’eau comme pour atteindre quelque chose, puis elle y renonça et regagna les couverts.
William se secoua, plaça ses avirons dans les tolets et traversa le lac vide et silencieux sur lequel chaque coup de rame retentissait d’un bruit énorme.
Il approcha avec précaution – les panthères passaient pour s’attaquer à l’homme, surtout quand elles avaient des petits dans les parages. Les feuillages ne bougeaient pas – il n’y avait même pas un souffle de vent dans la chaleur de midi –, et William aborda directement sur la plage. Il comprit ce qui se passait. Un petit cadavre d’animal gisait dans l’eau peu profonde. William le poussa du bout de sa rame et des petits poissons nécrophages s’enfuirent par douzaines. Une loutre ; écorchée, en plus. Pas étonnant que la panthère eût agi si bizarrement. La viande fraîche l’attirait, l’odeur de l’homme lui disait de s’éloigner.
William envoya dans l’eau profonde le cadavre d’un rouge grisâtre. Que les poissons le fassent donc disparaître ! Il sourit à part lui. Les Robertson n’auraient pu lui indiquer plus clairement la piste. Ils commençaient à faire preuve de négligence. Quant à lui, la chance commençait à lui sourire. La carcasse était tombée dans l’eau peu profonde et la panthère lui avait permis de la trouver.
Il se mit à réfléchir. Un alambic exigeait un terrain solide, de l’eau fraîche et d’épais taillis pour masquer la fumée qui montait des feux.
Voyons, où pouvait-on trouver cela ? Vers le nord, d’où il venait, il n’y avait pas assez de couverts. Ces tertres, tous, n’étaient jamais que des amas de débris. Ils n’offraient pas suffisamment de terrain solide. À l’ouest, c’étaient surtout des étendues herbeuses et des cyprières sans guère d’espaces secs. En allant vers le sud, on se rapprochait trop des colonies de Cobs Landing et de Stilltoe. C’était vers l’est qu’il trouverait les Robertson. Pas ailleurs. Mais du côté de l’est s’étendait encore une vaste surface à explorer.
— Encore un tout petit peu, se dit-il à voix haute. C’est une question de chance.
Ce fut pure chance. Il n’avait guère progressé que de quelques kilomètres quand une petite brise se leva – et cette brise lui apportait, claire comme le jour, l’odeur des résidus de distillerie. Elle lui offrait comme une grande route qu’il n’avait plus qu’à suivre, l’odeur s’intensifiant à mesure qu’il se frayait un chemin parmi l’épaisse végétation du marais. Dans le labyrinthe des troncs de cyprès et l’enchevêtrement des lianes, il n’y voyait pas à vingt mètres. Il n’aperçut l’île qu’au moment d’y aborder. Jusque-là, il n’y avait rien eu d’autre que des cyprès, de l’eau brunâtre, l’agitation et le clapotis des petites créatures qui détalaient à son approche. Puis tout à coup, il se trouva devant la pente abrupte d’un tertre couvert de palmiers nains.
Il immobilisa son bateau et cria :
— Hé, il y a quelqu’un ici ?
Le marais alentour s’anima brusquement. Épouvantés, aigrettes, hérons, étourneaux et grives prirent leur envol avec des cris aigus. Un de ces grands oiseaux noirs et bruyants que l’on appelle des oiseaux du bon Dieu s’envola même de la cime pointue d’un cyprès.
— Hé ! lança encore William. C’est Will Howland.
Il attendit et, faute de réponse, répéta :
— Will Howland.
Il attendit encore. Il n’avait pas envie qu’on lui tire dessus par mégarde.
— Hé, les Robertson, vous êtes là ?
Il échoua son embarcation sur une petite plage de débris qui portait l’empreinte de maints autres échouages. L’odeur de distillerie était suffocante, mais William eut peine à découvrir l’alambic tant il était bien caché. Et à sa vue, il fut déçu ; il n’était pas particulièrement gros. Tout le whisky vendu par les Robertson ne pouvait provenir de là. Mais, se dit William, peut-être en ont-ils plusieurs autres dispersés parmi les tertres. « Plus l’alambic est petit, meilleur est le whisky », avait-il toujours entendu dire. Et aussi, pensa-t-il encore en riant tout bas, si les Robertson perdaient un alambic, leur commerce ne serait pas ruiné…
Ça, du moins, c’était du bon travail de professionnel, rien à voir avec les installations de fortune que l’on apercevait sur les collines couvertes de pins. À lui seul le cuivre avait dû coûter une jolie somme aux Robertson… William examina l’appareil en tous sens, avec admiration, et n’y trouva rien à redire. Les filtres étaient des barils de chêne remplis de charbon de bois. Le whisky vieillissait selon les règles dans des tonnelets de chêne. Il y en avait toute une rangée un peu plus loin, dont la moitié semblaient pleins. William découvrit aussi que les serpentins étaient rafraîchis par un ruisselet d’eau coulant d’un conduit. Il le suivit jusqu’au centre du tertre – une petite source. Malin, ça, se dit William, de placer l’alambic un peu plus bas pour que l’eau coule d’elle-même. Tandis qu’il revenait sur ses pas, il aperçut du bois soigneusement empilé en deux tas. On ne l’avait pas coupé sur le tertre même. Ici les Robertson ne touchaient à rien, pour que rien n’attirât l’attention. Ils devaient apporter leur bois en skiff, et d’une distance considérable. William s’empara d’une bûche : du pin, et bien sec. Les gars connaissaient leur affaire.
Le feu de l’alambic venait à peine d’être rechargé. Peut-être les Robertson l’avaient-ils vu venir et s’étaient-ils éloignés furtivement. Ou peut-être faisaient-ils la tournée de leurs autres appareils…
Sous l’abri au toit de feuilles de palmier nain, une caisse contenait une douzaine de bouteilles pleines. William les extirpa de la caisse et les disposa en zigzag, de telle façon qu’on ne pourrait manquer de les voir tout de suite. Puis il prit dans le feu un morceau de bois calciné et traça laborieusement sur une planchette : W. Howland. Ce n’était pas trop explicite, mais cela suffirait. Après tout, les Robertson devaient s’attendre à sa visite…
Il était très fatigué à présent, et il avait faim aussi. Cherchant quelque chose à se mettre sous la dent, il fit deux découvertes : d’abord une boîte de haricots qu’il ouvrit avec son couteau et mangea sur-le-champ, puis quatre peaux de loutre soigneusement étendues sur des cadres faits de branches et de baguettes. L’une des peaux était encore toute fraîche.
Il se mit à rire. Les infatigables Robertson, en plus de leur alcool illégal, faisaient un peu de braconnage par-dessus le marché.
Il lui fallait prendre le chemin du retour. Il avait déjà mis plus longtemps qu’il ne l’avait pensé. Cela lui avait paru plus dur aussi. Il n’était plus jeune, avoua-t-il plaisamment à un grand chêne, et il se ressentait de cet effort.
Il remplit sa gourde d’eau, remplit aussi de whisky une petite bouteille vide. Les Robertson pouvaient bien lui faire ce cadeau… Avec des gestes las, il réintégra son skiff et prit sa perche, non sans sentir un élancement dans le dos et les muscles du torse. Il s’éloigna du tertre et consulta sa boussole. Il sortirait du marais dans les parages de New Church, et de là rentrerait à pied s’il ne trouvait personne pour le ramener en voiture.
Il avançait régulièrement à la perche en direction de l’ouest, et le soleil couchant lui tombait droit dans les yeux. Il enfonça sa casquette et plissa les paupières tant qu’il put, mais la réverbération ne lui donnait pas moins mal à la tête. Il s’arrêta pour boire quelques gorgées de whisky. Puis il reprit sa marche, maniant la perche pendant des kilomètres dans l’eau où trempaient des cyprès chargés de mousse, où les alligators s’écartaient de sa proue en clapotant, où les mocassins nageaient le long de l’embarcation en le fixant de leur regard brillant et plein d’intelligence. Les mocassins, il cherchait à les frapper du bout de sa perche. De temps à autre il en touchait un, mais la perche était lourde ; il ne tarda pas à renoncer à cet effort supplémentaire. Au coucher du soleil, il traversait le marécage herbeux, se frayant son chemin à la perche dans un chenal de belle taille. Quand le soleil eut disparu, un nuage de moustiques s’éleva des herbes – laîches, pulmonaires, herbe aux canards –, si épais qu’il obscurcit le ciel. William sentit tout son corps se mettre à brûler. Pas seulement les mains, le visage et le cou ; pas seulement la peau à nu, mais son corps tout entier, tandis que les minuscules bestioles se glissaient sous ses vêtements. Il lâcha sa perche pour les avirons et se mit à souquer dessus frénétiquement dans l’espoir de sortir du nuage. Rien n’y fit ; ou bien le nuage était immense, couvrant le marécage entier, ou bien il avançait en même temps que l’embarcation. William renonça à échapper aux moucherons et lança son skiff sur la rive. En toute hâte, il se dépouilla de ses vêtements, grimaçant de douleur, tandis que les aiguillons le transperçaient plus fort que jamais. Il recueillit de la boue noire à pleines mains et s’enduisit tout le corps et la tête d’une couche aussi épaisse que possible. Il se noua un mouchoir sur la bouche, le nez et les oreilles. Quand la boue fut presque sèche, il remit ses vêtements, les laissant pendre négligemment sur lui de façon à ne pas abîmer sa carapace protectrice.
Puis il reprit sa perche. La boue empestait la pourriture, l’eau stagnante et les racines mortes, mais elle était efficace contre les moucherons. William avala encore quelques gorgées de whisky pour supporter plus facilement l’odeur.
À l’idée du spectacle qu’il offrait, il étouffa un petit rire. Un gros bonhomme chauve barbouillé de boue comme un Indien, avec des yeux bleus enfoncés dans ce masque noir…
Il traversa le marécage à ciel ouvert, puis un petit lac. Celui-ci semblait être alimenté par des sources sulfureuses, car l’odeur du soufre planait lourdement au-dessus de l’eau quasi immobile. En même temps que s’effaçait la dernière lueur du crépuscule, une lune ronde se leva, lourde et jaune, derrière William. L’ombre du rameur et l’ombre du skiff s’étiraient de plus en plus sur l’eau, tel un élastique. Aussitôt que se fut levée la lune, les chats sauvages partirent en chasse au loin. William entendit deux ou trois rugissements de panthère et quelques hurlements qu’il attribua à des lynx. Tandis que les oiseaux aquatiques se nichaient pour la nuit, les alligators s’attaquaient à eux et on entendait les claquements retentissants de leurs énormes mâchoires.
Après le lac, se fiant à sa boussole, William pénétra de nouveau dans les marais. Le beau clair de lune, presque entièrement masqué par les guirlandes serrées de mousse, n’était plus qu’une faible lueur sous les grands arbres. William continuait à manier sa perche, à s’orienter, à manœuvrer pour éviter les amas de cyprès tombés, dont les genoux surgissaient de l’eau, si nombreux que l’embarcation ne pouvait passer entre eux. De temps à autre, dérangées par son passage, des rainettes se laissaient tomber dans l’eau où elles barbotaient doucement. William acheva son pain de maïs et prit une bouchée de lard. Corrompue par le soleil, la viande commençait à prendre un drôle de goût.
Il y avait maintenant des millions de moustiques, même si on ne les voyait pas dans le clair de lune tamisé. William les entendait bourdonner et les sentait qui lui effleuraient le visage et les mains. Ceux-là ne le piquaient guère – peut-être la boue séchée le protégeait-elle, ou bien peut-être n’était-ce pas la saison où ils avaient besoin de sang.
Il avait terriblement sommeil, mais il ne voulait pas faire halte à cet endroit. Il y avait trop de serpents dans les hauteurs et à moins de faire un feu il ne manquerait pas d’en recevoir un sur la tête. Il se rappela que jadis les hommes qui circulaient dans les marais plaçaient toujours un petit brasero allumé dans la proue de leur skiff ou de leur pirogue. Ainsi ils avaient toujours du feu sous la main pour se protéger. Quant à lui, il lui faudrait poursuivre sa route jusqu’à ce qu’il ait trouvé un tertre.
Il finit par en découvrir un. De sa machette, il déblaya un petit espace parmi les palmiers nains et il planta solidement la proue de son embarcation dans la rive. Ses jambes engourdies par des heures d’immobilité dans le skiff se dérobaient sous lui, tandis qu’il ramassait du bois mort. Il poussa du pied un palmier nain desséché et mit au jour un serpent à sonnette. Il sentit la longue forme lui glisser sous le pied, il entendit le rapide crissement des écailles de la queue, mais, dans le noir, il ne vit rien jusqu’au moment où le serpent essaya de le mordre. Mais il portait des bottes très montantes et les crochets cherchèrent en vain à en percer le cuir épais. En quelques coups rapides, il tua le reptile, dont il envoya de côté, du bout du pied, la longue forme frémissante. Quand il eut rassemblé assez de bois et allumé son feu, il examina la tache de venin laiteux sur sa botte. Il la nettoya avec une feuille. Il dressa un grand feu donnant beaucoup de fumée et s’installa dans son skiff. Il ne dormirait pas, mais somnolerait un peu jusqu’à l’aube.
Le lendemain après-midi, par-delà le frémissement de l’herbe des marais qui ondoyait sous le vent, il distingua une rangée d’arbres qui n’étaient manifestement pas ceux d’un tertre. Il pagaya avec ardeur dans leur direction. Avant même d’atteindre la frange des herbes, il sentit la poussée du courant sur son skiff. Entre le marécage et les arbres, il devait y avoir une rivière au flot rapide, et ce ne pouvait être que le bras est de la Providence. Il était donc sorti du marais… Dans sa lassitude, il se laissa doucement porter par le courant. Il gardait les yeux fixés sur l’eau brune, épaisse, sirupeuse et grasse, pour les reposer de la lumière éblouissante de l’après-midi. Ce faisant, il se rappela tout à coup le mot qu’employait sa grand-mère créole pour ces étroits chenaux dans les marécages : des traînasses. Il n’avait pas pensé à elle depuis des années, mais il la revit tout à coup : une femme mince, taciturne, au nez en bec d’aigle… Jusqu’à la fin de sa vie, elle avait employé un langage guindé et solennel, elle n’avait jamais su manier l’anglais avec aisance. Mais elle n’avait fait aucun effort pour apprendre le français à ses enfants ni à ses petits-enfants. Elle n’avait pas souhaité aller en France non plus, bien qu’elle ait eu plus d’argent qu’il n’en fallait pour se permettre le voyage. Simplement, elle n’avait pas semblé se soucier de son dépaysement. Elle n’avait pas semblé souffrir de rester inconfortablement perchée au bord de son univers quotidien…
William oublia de nouveau sa grand-mère pour se concentrer sur la tâche de faire passer son skiff sur la rivière, de la lui faire traverser sans encombre, d’éviter les souches, les bancs de sable et de veiller tout particulièrement aux tourbillons. Cette partie de la rivière, profonde, au cours toujours rapide, était parsemée de dangereux remous. Il leur suffisait d’une seconde pour éventrer un bateau, l’aspirer dans leurs profondeurs. Et ce n’était pas tout. Il fallait prendre garde aussi à tout ce qu’ils happaient dans leurs remous… William, au bord du marais, hésitait, balayant soigneusement du regard la rivière. Il ne vit qu’un seul tourbillon légèrement en amont par rapport à lui. Il paraissait plutôt petit. Puis il aperçut une souche, une vieille, qui naviguait très bas sur l’eau boueuse. Il enfonça sa perche dans le chenal pour immobiliser son embarcation. La souche allait droit sur le tourbillon. Pendant qu’il l’observait, elle fut prise dans le premier cercle extérieur, se mit à tourner lentement sur elle-même. Sa vitesse augmenta à mesure qu’elle approchait du centre, vite, de plus en plus vite, jusqu’au moment où elle disparut dans le cône, lentement, sans bruit, comme se déroule une séquence de film muet. William, appuyé à sa perche, porta le regard plus bas sur la rivière ; il attendait. La souche réapparut à cinquante mètres en aval, creva violemment la surface, pointe en l’air. Elle fut projetée à environ un mètre au-dessus de l’eau et parcourut ainsi cinq ou six mètres avant de retomber lourdement dans la rivière.
William se hâta de traverser. Il semblait n’y avoir aucune maison dans les parages ; il décida donc de tirer son skiff sur la rive et de le laisser là. Il prit sa machette et tailla une série de V sur les plats-bords, de part et d’autre de la proue. Cela permettrait de reconnaître le bateau lorsqu’il l’enverrait chercher.
Il regarda la bouteille vide gisant au fond du skiff. Elle paraissait bien petite pour tout l’effort, toute la souffrance des trois derniers jours, pour les tourments infligés par les moustiques et les moucherons. Un pari idiot, pour commencer, se dit-il. J’aurais dû avoir un peu plus de bon sens.
Il avait fait un pari, il l’avait tenu, il avait gagné. Mais c’était quand même une sacrée folie. Voilà ce que c’est que d’être un Howland, se dit-il. Ils ont toujours été un peu fous.
Il ramassa la bouteille vide et la jeta au loin dans la rivière.
Il ne savait pas exactement où il était – quelque part dans les parages de New Church, croyait-il. Il n’avait donc plus qu’à franchir les crêtes pour se retrouver chez lui, dans son pré derrière la maison. Il plia sa couverture et la jeta sur son épaule. Il passa la bretelle de son fusil sur la couverture, remonta son pantalon et se résigna à une longue marche. Quelques heures plus tard, après avoir escaladé et redescendu deux crêtes, il s’aperçut que la nuit tombait et qu’il était très fatigué. Dans le skiff, il n’avait fait que de petits sommes peu profonds et peu reposants. Il choisit un endroit bien sec dans un bosquet de pins jonché d’un épais tapis d’aiguilles ; il s’enroula dans sa couverture et s’endormit.
Il s’éveilla à la première aube, la fausse aube. Il demeura étendu, les mains sous la tête, attendant le vrai jour, écoutant les oiseaux, les insectes, le bruissement des aiguilles de pin. Et de très loin, porté par le vent, lui vint un bruit d’eau courante. Il se leva, s’étira ; le soleil, apparaissant au sommet de la crête qui l’interceptait, l’aveugla de ses rayons. Il avait très soif et, malgré les pommes aigrelettes, il se sentait la bouche pâteuse. Il tendit encore l’oreille au bruit d’eau courante, le retrouva, en repéra la direction avant que les oiseaux ne l’eussent noyé dans leurs gazouillis.
Il passa la bretelle de son fusil sur le coussin formé par la couverture et se mit en marche vers ce bruit, en se frottant vivement la barbe, d’où montait un petit crépitement dans la fraîcheur du matin. Il passa devant un cimetière pour Noirs, aux arbres chargés de bouteilles bleues remplies de sable et de gourdes où nichaient les hirondelles ; aux tombes, tumulus à moitié effacés, décorées de débris de tasses, coupes, assiettes, tous en verre, tous virant au bleu lavande après des années d’exposition au soleil. Il longea les fondations à peine visibles de ce qui avait dû être une église, et dont on avait complètement pillé les restes. Le bruit de l’eau courante, clair et distinct, venait de l’autre côté.
William pressa le pas, arriva au bord de l’eau. Il vit qu’on avait édifié un baptistère en travers du ruisseau, à une centaine de mètres de l’église. Il y avait là une cascade naturelle que les fidèles avaient bordée et endiguée de briques pour en faire une piscine à l’usage du culte. Il y avait évidemment un trou d’écoulement au fond, mais le baptistère n’avait pas été utilisé de longtemps (de même que l’église dont il dépendait) et le tuyau avait dû s’engorger. L’eau se déversait maintenant par-dessus les bords du bassin.
Il décida d’aller en amont. Là, l’eau serait plus fraîche – on ne pouvait savoir quels débris s’étaient accumulés dans le baptistère et pourrissaient dans l’eau. William aperçut une sorte de sentier, pas bien net mais quand même visible. Il évitait les accidents de terrain et s’écartait du ruisseau en un grand arc de cercle. Il le suivit. Lorsqu’il se crut suffisamment loin, il coupa droit vers le ruisseau. Il était maintenant très en amont du baptistère. Il but et se trempa la tête dans l’eau fraîche, jusqu’à ce que la souffrance et la lassitude du jour et de la nuit précédents se fussent effacées. Il se lava le visage et le cou pour en faire disparaître toute trace de la boue du marais. Il plongeait la tête dans le ruisseau, l’en sortait, comme le font les canards, laissant l’eau lui ruisseler sur le cou, ou bien gardant la tête immergée, il sentait le lent courant de l’eau, en goûtait la saveur de feuillage. Enfin, se rejetant en arrière, il s’assit sur ses talons, s’essuya le visage avec les mains, se peigna les cheveux avec les doigts.
Tout en se reposant, il examinait le ruisseau du côté du baptistère. De là, il voyait bien le bassin – rien de fantaisiste, mais un simple élargissement en briques du lit naturel du ruisseau. L’eau y était d’un brun grisâtre, opaque à cause de l’amoncellement de feuilles, et des amas de branches mortes et de petits troncs d’arbres s’accrochaient à la rive. William balaya du regard le cours d’eau jusqu’au baptistère, vit les saules grêles, les feuilles brillantes des myrtes des marais, les buissons de houx garnis de baies rouges, les ciriers aux fruits jaunes. Et ses yeux firent deux fois le tour du bassin avant d’apercevoir la femme. Tant elle était couleur de terre.
Elle était agenouillée au bord du ruisseau, juste au-dessus du baptistère, lavant du linge. Elle avait une robe brune, les cheveux et la peau noirs. Ce fut un éclair du tissu jaune vif qu’elle avait entre les mains qui attira l’attention de William.
Elle ne l’avait pas entendu. Elle continuait tranquillement à soulever, à plier, à tordre le linge et à l’empiler à côté d’elle sur une pierre propre.
Une soudaine querelle de moqueurs effaça tout bruit de lessive. William se demanda un instant si la femme était bien réelle – si, puisqu’on ne l’entendait pas, elle n’était pas plutôt un effet du brouillard matinal qui s’enroulait entre les arbres derrière elle.
Tout en l’observant, William songeait à ces histoires qu’on lui racontait il y avait des années et des années. À la légende d’Alberta, cette grande femme noire qui habitait là-haut sur les collines et qui buvait tout le long du jour avec son homme Stanley Albert Thompson, en attendant le carillon de l’énorme montre en or de l’homme qui sonnait à chaque heure. Alberta n’avait rien à faire, sauf laver le linge de son compagnon. Parfois, on voyait une sorte d’écume au bord des ruisseaux, alors les femmes ne manquaient jamais de dire : « Alberta a fait sa lessive ici. »
Une grande femme noire, aussi libre et désinvolte qu’une Blanche. La plupart du temps, elle errait à l’aventure avec Albert Stanley Thompson sur les hauts sommets des Smokies, mais quelquefois il leur arrivait de descendre tous deux dans le Sud. Quelquefois. Par les hivers noirs où tout craquait et étincelait de gel, il faisait trop froid à leur goût dans les collines, alors, riant et buvant, ils allaient flâner un peu dans le Sud. Au loin, dans les bois, on les entendait ; on les entendait rire, ou bien on entendait carillonner la montre. Et il y avait toujours quelqu’un pour découvrir l’endroit où ils avaient dormi, où les aiguilles de pin étaient écrasées et bouleversées par la violence avec laquelle ils s’étaient manifesté leur amour. Et ces minces rubans de fumée sur les crêtes – c’étaient leurs feux ; ils faisaient un peu de cuisine ce jour-là. Parfois aussi, lorsqu’ils étaient excités ou qu’ils s’ennuyaient, ils lançaient des pierres – on entendait les éboulis gronder sur des kilomètres –, et Alberta savait lancer les pierres comme un homme. Quand ils étaient fatigués de ce jeu, ils s’éloignaient, laissant les collines lacérées, éventrées par la chute des pierres. Ah, oui, Alberta et Stanley laissaient toujours des traces de leur passage, que l’on déchiffrait facilement le lendemain – ou la semaine suivante.
La négresse penchée au bord du ruisseau se mit debout et William vit qu’elle était grande, elle aussi, très grande. À ses mouvements, on la devinait jeune, et elle était souple malgré sa corpulence. Elle étira ses reins engourdis, mains sur les hanches. Haussa les épaules, puis les laissa s’affaisser en se passant les mains sur les fesses. Leva la tête en se lissant les paupières et les joues.
On n’entendait que les cris rauques des oiseaux, leur remue-ménage et leurs querelles lors desquelles volaient les plumes, le ruisselis de l’eau, le bruissement des feuillages frémissants. William, l’esprit encore plein de la légende d’Alberta, alla vers la femme. Il s’attendait d’un instant à l’autre à entendre carillonner la montre.
La jeune femme ne le regardait pas ; tournée vers le baptistère, elle regardait les arbres étagés au loin sur la pente, et dont la frondaison masquait la vue de l’église calcinée et du cimetière. Des guêpes surgirent, se posèrent sur la petite pile de linge à ses pieds et sautillèrent en tous sens sur leurs pattes écartées afin de trouver un bon endroit où sucer l’humidité du linge.
La femme ne l’entendait pas venir. Malgré sa corpulence, William avait conservé toute son habileté de chasseur pour se déplacer sans bruit même en terrain accidenté. Enfin, quand il ne fut plus qu’à cinq ou six mètres d’elle, il fit craquer délibérément une petite branche sous sa botte.
La jeune femme se retourna. Non pas vivement, non pas en sursaut comme il s’y était attendu. Elle se retourna lentement, avec curiosité. Les grands yeux bruns, qui ne reflétaient aucune frayeur, mais seulement de la surprise, l’examinèrent.
Elle n’était pas jolie, William le vit tout de suite. Elle avait le teint trop sombre, le visage trop long. Et c’était une Freejack. Son origine indienne se voyait à ses hautes pommettes.
— J’étais un peu plus haut là-bas, dit enfin William.
Elle ne répondit pas. Le visage où se mêlaient les races était empreint d’une expression d’attente patiente.
— Ça fait un bout de temps que je marche, et je me croyais perdu. Où est-on ici ?
— New Church, dit-elle.
Elle n’avait la voix ni trop grave ni trop aiguë. Ni douce, ni dure. Lorsqu’elle avait fini de parler, on se demandait si on avait réellement entendu quelque chose. On ne pouvait se rappeler le son de cette voix. Quand elle s’était tue, il lui avait semblé que l’espace autour d’elle s’était refermé, en avait effacé toute trace dans l’air.
— Je n’étais pas si loin que ça, dit-il. Ce ruisseau a un nom ?
— Non, dit-elle.
Elle ne disait pas : Non, monsieur, comme on s’y serait attendu d’une Noire. William s’étonna :
— Est-ce que tu es d’ici ?
Cette fois, elle hocha la tête à la façon des Noirs, avec humilité.
— D’ici même.
— Chez qui est-on ?
— Chez Abner Carmichael.
William secoua la tête.
— Il y a beaucoup de gens dont je n’ai jamais entendu parler, dans ce comté.
— C’est lui qui a la maison flottante.
Alors William hocha la tête.
— Je vois qui c’est.
Un vieux bonhomme qui habitait dans les bas-fonds et qui avait bâti sa maison un peu comme un bateau. À chaque printemps, au plus fort de la crue de la Providence et quand tous les ruisseaux débordaient, le terrain sur lequel elle se dressait était inondé. Et chaque année, avec sa famille (une grande famille, pas seulement la sienne propre, mais des cousins, des frères et des sœurs, tous rassemblés), il allait camper plus haut en terrain sec jusqu’à ce que l’eau se soit retirée. Il s’était bâti une maison étanche et solide comme un bateau, posée sur des fondations d’argile et de pierre qui se désagrégeaient sous l’influence et la poussée de l’eau, libérant la maison qui flottait et restait à peu près sèche dans l’inondation. Il l’ancrait aussi, comme on ancre un bateau. Ce n’était pas une bien grande maison ; il pouvait l’entourer de gros cordages, qu’il avait rapportés de Mobile (où il avait travaillé jadis sur les quais, pour se faire un peu d’argent liquide). Il ceinturait la maison de ces cordages – directement, comme pour attacher les murs ensemble, puis il en fixait d’autres pour l’amarrer sommairement à des arbres de tous côtés. Quand l’eau baissait, il retrouvait la maison à sa place. Aidé des hommes de sa famille, il bâtissait de nouvelles fondations sur lesquelles il la hissait. Les femmes en lavaient l’intérieur à grande eau pour la débarrasser de la boue et des animaux crevés qui y étaient restés pris au piège. Et ensuite tous s’installaient pour les dix mois suivants.
— J’ai entendu parler de lui, dit William. Tu es sa fille ?
— Sa petite-fille.
Il sourit de la promptitude avec laquelle elle avait corrigé.
— Bien sûr que tu n’es pas assez vieille pour être autre chose que sa petite-fille.
— J’ai dix-huit ans, dit-elle.
William se contenta de sourire en hochant la tête.
Elle ajouta :
— Je m’appelle Margaret.
Ce fut ainsi que cela commença. Ce fut ainsi qu’il découvrit Margaret lavant du linge dans un ruisseau qui n’avait pas de nom. Elle devait passer avec lui toutes les années qu’il avait encore à vivre, les trente années suivantes.
Vivant avec mon grand-père, elle vécut avec nous, nous tous, les Howland, et sa vie se mêla à la nôtre. Elle avait le visage noir, et le nôtre était blanc, mais nous étions tous liés. Liées sa vie et celle de mon grand-père. Et la nôtre.