D’abord il n’y avait que le froid et les nuits retentissant de craquements, de frôlements. C’étaient là ses premiers souvenirs.

Ensuite elle se rappelait la forme des lames du parquet et l’aspect veiné et sale du dessous des tables. Et elle avait le souvenir qu’on lui marchait dessus, qu’on la renversait, qu’elle était pincée par les patins des fauteuils à bascule. Et même le souvenir du poids de ses couches pendant par-derrière.

Drôle, pourtant, de se rappeler tout cela et d’être incapable de se souvenir du visage de sa mère – rien qu’une vague forme noire et un nom. Parfois Margaret se demandait comment elle avait fait pour oublier aussi complètement un visage. Voyons, elle se rappelait pourtant les mains de sa mère – tenant le manche rouillé, graisseux d’une poêle de fonte devant le fourneau, écaillant et vidant un poisson-chat sur les marches de la cuisine… Elle se rappelait aussi qu’un jour sa mère s’était tenue sur le seuil de la véranda. Elle, Margaret, toute petite encore, était installée derrière un rempart de chaises couchées sur le côté, dans un coin de la véranda sans balustrade, et le monde, fait tout entier de bois, de marais et d’un ciel étincelant, s’étendait au-delà. Levant les yeux, elle avait vu sa mère debout au bord de la véranda, silhouette sombre se détachant sur ce monde lumineux. Et elle n’avait jamais oublié cette image. La petite silhouette nettement découpée, aux pieds nus sortant de la jupe longue presque jusqu’aux chevilles.

Des mains et une silhouette à contre-jour, voilà ce qui s’était fixé à jamais dans son esprit. Sa mère… une femme inflexible, solitaire, méprisée. Une réprouvée, mais de son plein gré. Recueillie par sa famille parce qu’elle n’avait nulle part où aller, et comptée pour rien. Vivant dans la maison, dans la petite maison qui flottait comme un bateau quand venaient les pluies de printemps et que l’eau noyait les marais. Vivant là, mais sans y être. Attendant. Toute une longue jeunesse passée dans l’attente. Qui aurait cru qu’un corps aussi menu pût contenir autant d’obstination ?

Cette volonté butée, cet invariable signe de dénégation. Il reviendra… Il a dit qu’il reviendrait.

Une jeunesse d’attente. Avec un enfant, d’abord un bébé, puis une fillette qui grandissait jour après jour, ressemblant à sa mère, ressemblant tellement à sa mère. Sans rien qui révélât qu’elle avait du sang blanc dans les veines. Absolument rien.

Un bébé noir, aux cheveux crépus, aux membres noueux… une fillette noire de New Church… Une femme faite, noire et anguleuse, de haute taille. La haute stature de son père, mais rien de sa couleur.

Quand Margaret atteignit trois ou quatre ans, sa mère se mit à lui barbouiller le visage avec du petit-lait ; à la faire asseoir au soleil après lui avoir mouillé les cheveux, dans l’espoir que cela les décolorerait, à l’envoyer quémander à la sorcière du village quelque charme pour que son sang blanc se manifeste enfin, apparaisse en surface.

Margaret avait huit ans quand sa mère partit. Et on n’entendit plus jamais parler d’elle. Elle était allée dans le Sud, à Mobile, croyait-on. À la recherche de quelqu’un. Elle laissa sa fille, Margaret, chez son grand-père, chez Abner Carmichael, pour qu’elle soit élevée avec tous les autres enfants ; mais elle n’en fut que plus solitaire.

Margaret dut attendre d’avoir onze ans environ avant d’oser poser des questions sur son père. Elle voyait de quelle façon on parlait d’elle, voyait comme on passait outre à sa présence. À la fin elle rassembla tout son courage, et son arrière-grand-mère lui dit tout ce qu’il y avait à savoir. Une demi-douzaine de phrases, pas plus.

Cela remontait à l’époque où l’État avait décidé de construire une nouvelle route allant de la capitale au bord du golfe. Cette route avait porté malheur à tout le monde. Le tronçon qui traversait le comté de Wade fut construit ce même été où les vers détruisirent le coton et où on connut la faim après avoir vu anéanti le travail de toute une année. D’après les uns, en creusant la tranchée de la route, on avait fait sortir les vers qui dormaient dans la terre. D’après les autres, les vers n’étaient pas du tout la cause du malheur, mais on avait enfreint quelque vieille loi oubliée et c’est de cela qu’il fallait voir le châtiment. Et c’était vrai que lorsque les ouvriers de la route s’étaient frayé leur chemin à coups de mines dans la colline MacCaren, ils avaient bouleversé un cimetière indien, si vieux que personne n’en connaissait même l’existence. Pendant un certain temps, au moindre coup de pelle, crânes, calebasses et têtes de flèches avaient roulé au grand jour où ils n’auraient jamais dû réapparaître. On racontait que ces Indiens morts erraient en gémissant les nuits sans lune, enrageant d’avoir été ainsi tirés de leur lit et condamnés à courir les bois de pins humides. Personne ne sortait la nuit ; un lambeau de brume, on ne savait jamais ce que ce pouvait être, ni ce que pouvait signifier un cri de crapaud-buffle. On sursautait au moindre coassement de rainette et les coureurs de crêtes eux-mêmes, les bootleggers, restaient chez eux le soir et jetaient un ou deux morceaux de bois supplémentaires dans le feu pour qu’il ne fasse pas trop sombre dans la pièce. Personne ne chassait ; seuls les chiens couraient après les renards, les lynx et les lapins. Et un peu partout dans les maisons du voisinage on surprit des manifestations de magie : piliers de véranda marqués, bouteilles tombant du haut d’un arbre, cercles de pierres maléfiques. Des gens qui croyaient les avoir oubliées retrouvèrent d’anciennes formules ou autres pour se protéger de la magie.

C’était à cette époque que Margaret était née. Elle avait pour père un des géomètres de la nouvelle route, lequel avait passé deux semaines à New Church cet été-là. Il vivait sous la tente avec un autre Blanc et dirigeait le travail des premières équipes d’ouvriers. Au bout d’une quinzaine de jours, le chantier de la route s’étant trop déplacé vers le sud, les deux hommes replièrent leur tente, la fourrèrent à l’arrière de leur camionnette et s’en allèrent camper plus loin. L’un d’entre eux dit à une jeune fille noire qu’il l’enverrait chercher.

Très probablement, il ne pensa plus à sa promesse. Très probablement, il ne se la rappela même pas. Mais la jeune fille y pensait, elle. Sa mère eut beau crier et tempêter, la traiter d’idiote, ses paroles glissaient sur elle sans la toucher. De même que les paroles des hommes qui l’auraient volontiers épousée, des hommes qui la connaissaient depuis toujours, de braves garçons de New Church. Elle était jolie et menue, et ils l’auraient épousée malgré la petite fille qu’elle avait mise au monde durant cette terrible saison où les fantômes des Indiens erraient sur les collines.

Elle préféra attendre. Lorsqu’elle en eut assez, elle partit. Seule.

C’était là l’histoire que la vieille femme avait racontée à Margaret. Lui avait racontée en termes brefs et prosaïques. Quand elle eut terminé, elle soupira, tira sur la boule de tabac à chiquer qu’elle avait sous la lèvre, tourna les talons et s’éloigna. Elle avait du travail ; on était déjà au milieu de l’été et les plants de tomates réclamaient des soins. C’était une femme très pauvre qui n’arrivait jamais à faire pousser assez de tomates pour garnir tous les rayons de son garde-manger en prévision de l’hiver.

Margaret la regarda s’éloigner, regarda les talons jaunis de corne s’enfoncer à chaque pas dans la poussière de la cour de terre battue. Puis elle partit à son tour. Sans être consciente de ce qu’elle faisait, changeant simplement de place. Elle monta dans le skiff le plus petit, celui que les gamins prenaient d’habitude, traversa la rivière à la perche et pénétra dans le marais. Elle pesait de tout son poids sur la perche, faisant glisser l’embarcation sur l’eau peu profonde, contournant les cyprès tandis que les poissons sautaient hors de l’eau à son passage et que les oiseaux, furieux d’être dérangés, prenaient leur vol. Elle franchit un large fossé, se servant de la perche comme d’une godille dans l’eau calme, couleur de plomb et givrée d’écume. Enfin, hors d’haleine, elle s’arrêta, la proue de son skiff calée contre le genou pointu et à moitié décomposé d’un cyprès. Elle rentra la perche dans l’embarcation et s’assit, tout le corps secoué à chaque fois qu’elle reprenait son souffle. Les corbeaux revinrent se percher au sommet des cyprès et les ortolans de riz rouge et noir reparurent. Les libellules – les mam’zelles, comme les appelaient les vieilles gens – s’élançaient à la surface de l’eau, chassant les moustiques frémissants, tandis que poissons, tortues et grenouilles tentaient de les saisir au passage.

Margaret regarda les genoux des cyprès, nus et visqueux, l’eau calme, figée, du marais. Elle en scruta les profondeurs et aperçut la tache claire d’un nid de brème. Puis elle regarda son propre reflet sur l’eau, déformé et verni par le soleil qui brillait dans les hauteurs. Elle regarda ses bras et ses mains : maigres, sillonnés de muscles et de tendons. Les os ressortant clairement, la charpente d’os sur laquelle était tendue la peau.

La peau noire. Elle l’examina, la pinça entre deux doigts, la frotta. Elle était noire, sans plus. Le sang qui lui venait de son père, où était-il donc ? Il devait être quelque part, puisque son père le lui avait donné. À l’intérieur, peut-être. À l’intérieur, elle était blanche et blonde comme lui… Voyons, le sang de son père… peut-être était-ce de ce sang qu’étaient faits son foie, son cœur, ses poumons. Mais tout cela ne changeait rien. Et peut-être son père lui avait-il donné aussi ses os, la charpente sur laquelle était tendue cette peau qui lui venait de sa mère.

Margaret observa un mocassin qui s’éloignait lentement dans l’eau et se coulait sur une branche pendante. On les appelait parfois des congos, ces serpents, parce qu’ils étaient noirs.

Elle avait toujours songé à son corps comme à un objet solide, fait d’une seule pièce. Maintenant elle savait qu’il n’était pas ainsi. Elle était noire à l’extérieur, mais à l’intérieur il y avait le sang que lui avait donné son père.

Elle réfléchit soigneusement à cela. Et son corps lui sembla se dilater, se gonfler, grossir comme un ballon. Elle songea à toute la distance qui séparait les deux parts de sa personne, la blanche et la noire. Et elle eut l’impression que ces deux moitiés allaient s’écarter, se séparer, l’exposant au grand jour comme une noix sortie de sa coquille. Elle posa la tête sur ses genoux et lutta contre cet arrachement, si fort que des larmes de souffrance lui ruisselèrent sur le visage et que sa robe rose et tachée fut imbibée de sel. Elle s’étreignit à pleins bras pour demeurer entière ; et ses côtes frémissaient et tressautaient sous ses doigts.

Une rainette lui tomba dans le cou. Elle sentit l’effleurement des petites ventouses des pattes. Elle n’osa pas lever les yeux.

Elle avait une écorchure au genou, une vieille, à moitié fermée. Elle desserra une de ses mains et gratta vivement la croûte. Puis elle s’étreignit de nouveau à pleins bras et tourna la tête de façon à avoir un œil tout près de la goutte de sang qui suintait. Elle examina le liquide rouge sombre qui jaillissait, puis enfin coulait sur sa peau noire. Du sang blanc, c’était donc ça… Elle tira la langue et lécha le bord. Et le goût du sang blanc, c’était donc ça…

Elle ne détourna pas les yeux jusqu’à ce que le sang eût perdu son aspect vitreux et se fût coagulé en traînées sombres. Alors elle se redressa, desserra son étreinte, lentement, avec précaution. Les deux moitiés de son corps semblaient tenir ensemble.

Elle regarda autour d’elle avec curiosité, comme si elle n’était encore jamais venue là, s’étonna de trouver l’endroit familier. Oui, là-bas, un peu plus loin, c’était un coin à tortues ; on en voyait une petite qui se prélassait au soleil sur un tronc d’arbre tombé. Plus loin, après l’autre chenal que l’on apercevait vaguement à travers l’enchevêtrement des lianes, des cyprès et des arbres morts, il y avait un repaire d’alligators. Mais de là, on ne pouvait en sentir l’odeur douceâtre, écœurante.

Elle revoyait le passé. Et tout lui semblait enfin à sa place. Sauf qu’elle était différente, elle. Non, pas même différente ; elle était toujours la même ; simplement elle n’avait pas su jusque-là ce qu’elle était.

Margaret gardait les yeux fixés sur la proue éraflée de l’embarcation. Il n’avait jamais eu l’intention de revenir, son père. Bien sûr que non ! Sa mère s’était montrée stupide. Et c’était pour cela que dans sa famille il n’y avait jamais eu pour elle, Margaret, que des haussements d’épaules et des visages détournés, plus ce petit geste qui signifiait que vous n’aviez pas toute votre tête.

Voyons, la cousine Francine était mariée depuis dix ans quand son mari était parti travailler sur les quais à La Nouvelle-Orléans. Au bout d’un an d’absence, et comme on n’avait pas de nouvelles de lui, elle avait renoncé à l’attendre et épousé un autre homme (il y avait trois ans de cela, et le premier mari n’était toujours pas revenu). Elle s’était dit qu’il devait être mort et que personne n’avait pensé à l’avertir. Ou qu’il s’était trouvé une autre femme à La Nouvelle-Orléans, une qui lui plaisait mieux, plus jeune et sans ces quatre enfants qu’elle avait, elle.

C’était là l’ordre des choses, qu’on le voulût ou non. Sa mère aurait dû prendre un autre homme et tout oublier. Après tout, rien ne la retenait. Aucun sang différent de celui des siens.

Margaret baissa les yeux sur ses mains, sur la peau noire sous laquelle coulait du sang blanc.

Pas comme moi, se dit-elle. Pas comme moi. Ma mère était d’une seule pièce. Pas comme moi.

Une poule d’eau se posa dans un arbre, juste au-dessus d’elle presque. Margaret remarqua machinalement le cou brun : une femelle. Des scinques montaient et descendaient à toute allure sur les troncs tombés… Margaret se dit : Si j’avais pris une ligne, j’aurais pu rapporter quelques brèmes.

Le soleil ne brillait plus sous le même angle. Il lui tombait maintenant droit dans les yeux. Deux ou trois heures avaient dû s’écouler. Il fallait rentrer.

 

 

La grand-mère avait fini de soigner ses tomates. Elle se reposait sur la véranda, dans le coin à l’ombre, la lèvre gonflée par une boulette toute fraîche de tabac à chiquer. Le petit Matthew, qui avait à peu près quatre ans, arrosait le jardin avec un petit seau et une calebasse. Rang après rang, il versait soigneusement l’eau sur chaque plant, en fredonnant un petit air. Quand ses deux seaux furent vides, il alla au trot ramasser la palanche, la plaça en travers de ses épaules, y accrocha les seaux et descendit vers la rivière.

Le plus jeune des enfants se chargeait toujours de l’arrosage, surveillé par l’œil noir et brillant de la vieille femme assise à l’ombre de la véranda. Il faisait très sec au printemps et les plants aux racines peu profondes avaient tendance à dépérir. Mais il y avait toujours quantité d’enfants autour de la maison d’Abner Carmichael, quantité d’enfants pour arroser.

Margaret songea à l’époque où elle avait fait cela, songea au poids de la palanche, lisse et graisseuse, sur ses épaules. La palanche était vieille, aussi vieille qu’Abner. Il l’avait confectionnée lui-même quand il était gosse, l’avait confectionnée avec adresse, et elle avait résisté au temps, noircie par la sueur et les mains grasses de ceux qui la portaient.

Margaret attendit que le petit Matthew eût surgi des saules et des acacias qui bordaient la rivière. Il se déplaçait beaucoup plus lentement maintenant, les deux seaux pleins se balançant de part et d’autre de sa petite personne, ses jambes maigres peinant sur le sentier en pente. Il s’arrêta en bordure du jardin, fléchit le genou et se débarrassa de la palanche en laissant les seaux posés sur le sol. L’un après l’autre, il les porta plus loin dans la rangée de plants pour continuer son arrosage.

Il transpirait. Margaret lui vit un visage luisant de sueur. Elle s’approcha, en posant soigneusement les pieds entre les buttes des haricots piqués de trois perches.

— Matt !

Il lui tira la langue.

— Ce rose, ça paraît tout bête dans ta figure noire, dit-elle sèchement. T’as pas de chapeau. Prends le mien.

Elle le lui plaqua sur la tête. Il fut trop surpris pour protester.

Elle revint sur ses pas et gravit les deux marches de la véranda. Sa vieille arrière-grand-mère lui dit :

— Tu lui as donné ton chapeau.

Margaret examina le visage de la vieille, là, dans le coin sombre et plein de toiles d’araignées de la véranda.

— Je te vois à peine, là au fond.

La grand-mère hocha la tête. Son bandeau garni de perles, à l’indienne, jeta un bref éclair.

— Pourquoi que tu lui as donné ?

— Il travaille, dit Margaret. Moi pas.

— Tu l’avais encore jamais fait.

— Ben non, reconnut Margaret.

La vieille pencha la tête pour tousser, une main pressée sur la bouche pour ne pas rejeter sa lippée de tabac à chiquer. Le bandeau de sa tête jeta un autre éclair, blanc et pourpre.

— D’où ça vient, ça ? demanda Margaret. Le bandeau ?

La vieille se redressa et réinstalla avec soin sa maigre personne dans le fauteuil. On la voyait s’étirer et remettre en place chacune de ses vertèbres. Enfin, elle appuya sa colonne vertébrale contre le dossier de bois et laissa échapper un petit soupir d’aise. Ses pieds nus, à la plante jaunâtre, s’étaient séparés au plus fort de la quinte de toux. Elle les rapprocha et les plaça convenablement, talons joints, orteils, aux ongles semblables à des cors jaunes, légèrement en dehors.

Margaret attendit.

— J’l’ai fait, dit la vieille.

Un automne, quand elle était petite, ils étaient tous allés chercher des palourdes et des moules sur les bancs de l’Homme mort, loin vers le nord. L’hiver suivant, ils avaient écrasé et poli les coquilles pour en faire des perles.

— Personne ne sait plus faire, dit-elle tout haut.

Ils avaient oublié presque tout ce que leur avaient appris leurs parents indiens. Personne ne faisait plus de perles, pas même les vieux. On gardait celles qu’on avait, on les portait et c’était tout. On ne savait probablement plus les fabriquer. Et personne n’avait appris, aucun des jeunes. La vieille femme soupira. Même les bancs avaient disparu. Les bancs de l’Homme mort, là où la rivière tourbillonnait et s’élargissait et où les pins poussaient dru sur chaque rive, si dru qu’il faisait toujours sombre sous leurs branches enchevêtrées, si dru que rien ne poussait sous l’épais tapis d’aiguilles, pas un brin d’herbe. La nuit, c’était un immense lit, un lit doux, parfumé et chaud, par les nuits de grand vent, à l’automne.

— T’es jamais allée sur ces collines, dit la vieille. Pas même une fois.

— Non.

L’air y était frais et léger en été. Rien de semblable à la touffeur irrespirable des basses terres. Même les arbres étaient différents. Les pins avaient des troncs plus gros et des aiguilles plus longues. Le sassafras était plus épais et meilleur ; on récoltait toujours des racines là-haut qu’on emportait pour faire du thé et des remèdes. Les noyers étaient plus hauts ; les faux noyers eux-mêmes promettaient davantage. Juste avant de se mettre en route pour le sud, une fois que la première forte gelée vous avait averti, on ramassait toujours des noix et des faînes – on ratissait les bois, en fait.

Personne ne le faisait plus. Et même les bancs n’existaient plus. Un peu plus bas, il y avait un barrage, maintenant ; toute la région était inondée, et la petite plage de sable avait disparu sous au moins vingt pieds d’eau.

Elle soupira, d’un soupir épuisé de vieille.

— T’as donné ton chapeau à Matt.

— Je vais rentrer, dit Margaret. Je vais me recoucher.

Un éclair des vieux yeux noirs fut la réponse, ces vieux yeux noirs voilés par leurs paupières comme ceux d’un oiseau.

— Je foënerai quelques grenouilles ce soir, dit Margaret. Je pense que t’en mangeras bien une cuisse ou deux.

Les paupières se fermèrent, puis se rouvrirent.

— Vieille femme… commença Margaret.

Mais elle oublia la suite et, au lieu de rester pour tâcher de se rappeler ce qu’elle avait voulu dire, elle tourna les talons et entra dans la maison. Elle ne déroula pas sa paillasse soigneusement rangée contre le mur ; elle grimpa dans un des quatre lits de fer qui encombraient la pièce et s’endormit presque aussitôt.

Elle ne dormit plus jamais par terre sur une paillasse, avec les autres enfants. Elle n’eut plus à le faire, car désormais, la nuit, elle ne se couchait pas. Et elle ne se réveillait plus en sursaut pour voir les masses informes, enveloppées de couvertures, pelotonnées sur le plancher, entre les pieds des quatre lits. Elle dormait toute la journée, confortablement couchée et passait ses nuits dehors. Personne ne le lui reprocha, personne ne s’en aperçut.

Durant les nuits les plus froides de l’hiver, quand il gelait très fort ou qu’il pleuvait, elle restait cependant à la maison. Alors elle veillait au coin du fourneau de la cuisine, l’alimentant de brindilles de bois, regardant fixement la surface de fonte noire et les fentes rougeoyantes. Par ces froides nuits d’hiver, tous les autres enfants se serraient dans le même lit, tous ceux qui parvenaient à y monter, corps empilés les uns sur les autres, jambes maigres contre jambes grasses, absorbant mutuellement leur chaleur. Il y avait des journaux disposés sous les matelas, d’autres encore entre les couvertures, et chaque fois qu’un enfant se retournait ou s’agitait, le silence de la nuit s’emplissait d’un bruit de papier froissé, d’un pétillement semblable à celui du feu.

Il y avait aussi le bruit des respirations, le bruit de l’air qui se déplaçait, entrait et sortait. Un bruit rapide et furtif comme d’écureuils sur le toit. Grinçant et ténu comme d’une roue qui tourne. Lourd et lent comme le dernier soupir d’un géant.

Margaret avait l’impression que la chambre se balançait, résonnait et tremblait sous l’effet de ce bruit. Comment ai-je pu dormir là auparavant, se demandait-elle, maintenant je ne le pourrais plus…

Oui, en hiver, les lits n’étaient que bosses informes, avec, çà et là, un coude ou un bras, des corps méconnaissables s’y entassant à la recherche d’un peu de chaleur.

Durant tout l’hiver, elle veilla ainsi au coin du feu, tandis qu’au-dehors le givre se formait comme une moisissure sur le sol, et que sur la route le gel solidifiait les ornières dont la boue gardait l’empreinte du dernier passant. Lorsque le soleil se levait, Margaret se glissait sans bruit hors de la maison. Elle avait découvert un arbre creux sur la pente, environ deux kilomètres plus loin. L’ouverture, tournée vers le sud, était en partie cachée par un arbre déraciné. Dans cet abri, elle allumait un petit feu qu’elle alimentait de débris de mousse et de brindilles jusqu’à ce que le soleil fût assez haut pour donner un peu de chaleur.

Elle aimait ces heures passées accroupie dans le tronc. Il faisait chaud, elle était seule ; et elle pouvait prêter l’oreille aux bruits des bois, ces bruits raréfiés par l’hiver. Et quand s’était tu l’égouttement de la glace de la nuit, elle cessait d’alimenter son feu, le regardait s’éteindre. Pas une seule fois elle ne foula aux pieds les braises – tout au fond de sa mémoire quelque chose la mettait en garde, lui disait qu’on ne doit jamais éteindre le feu de son foyer. Cela venait de très loin, d’une histoire entendue il y avait très longtemps… Elle n’y réfléchissait pas, n’interrogeait pas ni ne s’étonnait ; elle se contentait d’obéir. Comme elle obéissait en ne posant jamais un chapeau sur un lit, ou en sortant toujours de la maison par la même porte qu’elle y était entrée.

Une fois le feu éteint de lui-même, elle se levait, les genoux picotant et flageolant d’être restée trop longtemps accroupie. Elle s’ébrouait, se lissait les cheveux. Et elle regagnait la maison d’Abner Carmichael pour y prendre quelque nourriture. La plupart du temps, c’était du pain de maïs tartiné de graisse et du sirop de sorgho éventé et trop fluide. Parfois il y avait de la poitrine salée ou du lard froid. Et parfois rien du tout. Surtout à l’approche du printemps, quand les rayons du garde-manger étaient vides et que le fond du sac de farine grouillait de charançons. Margaret n’en souffrait pas – elle n’avait pas d’appétit –, et seuls les enfants grognaient lorsqu’ils n’avaient rien à manger jusqu’au soir. Margaret ne se souciait guère de la nourriture. Ce à quoi elle tenait le plus, elle l’avait à présent. Ces matins, le lit et la chambre lui appartenaient. Le lit vide dont le matelas rempli de mousse reposait sur un sommier de cordes à l’ancienne mode, dont les couvertures n’étaient que taches de couleurs fanées, passées. Il n’y avait pas d’oreillers et le lit sentait vaguement le pétrole dont on l’aspergeait une fois par mois contre la vermine. Il en montait aussi l’odeur des innombrables corps qui s’étaient étendus à même la toile rayée, la douce odeur surie de la vieille sueur et de l’amour. Margaret s’y pelotonnait, s’endormait d’un sommeil profond et sans rêves.