Vers la fin de cet hiver-là, l’arrière-grand-mère de Margaret fut frappée d’un malaise dans son fauteuil sur la véranda – au pâle soleil, cette fois. Sa tête s’affaissa sur sa poitrine et sa boulette de tabac à chiquer lui tomba des lèvres avec un petit bruit humide sur le plancher nu. Ses filles et petites-filles la transportèrent dans la maison et envoyèrent les enfants dans toutes les directions prévenir les hommes au travail. Quant à la vieille femme au corps ratatiné, brun-rouge, petit et sec comme une écale, dont la vie se retirait peu à peu, elles l’installèrent dans la chambre. La vieille avait les yeux ouverts mais ne voyait rien ; lorsqu’il fit noir et qu’on alluma la lampe à la tête du lit, elle ne se tourna même pas vers la lumière jaunâtre, ne cilla même pas. Sa poitrine plate et flétrie montait et descendait, frémissant à chaque fois d’un ronflement profond et rauque.
Margaret dormait lorsqu’on apporta son arrière-grand-mère pour l’étendre sur le lit étroit où elle passait la nuit depuis qu’elle était vieille. L’adolescente s’éveilla au bruit des râles, des murmures étouffés et des pas qui allaient et venaient sur le plancher. En hâte, elle roula à bas du lit et gagna la cuisine. Elle resta affalée dans un coin, mais sans dormir, pendant que la nuit s’épaississait et qu’enfin les étoiles commençaient d’apparaître, claires et glaciales.
Les enfants, petits-enfants et parents de la vieille arrivaient les uns après les autres. Ils s’assemblèrent sur la véranda, dont le plancher finit par s’incurver. Quand il fit trop froid pour rester dehors, ils s’entassèrent dans la cuisine, parlant à voix basse, faisant circuler de bouche en bouche un gallon de whisky. La maison tremblait et gémissait sous leur poids.
Bientôt le pasteur, petit bonhomme râblé qui répondait au nom de Robert Stokes, arriva en voiture. Chacun se tut pour prêter l’oreille au bref murmure de prières qui venait de la chambre, et y répondre aussi, par-ci par-là. Lorsque Robert Stokes réapparut et vint s’asseoir à la table, les conversations étouffées reprirent. Étant pasteur, il eut droit à du whisky coupé d’eau, dans un des rares verres disponibles. Il attendit avec la famille, guetta la mort avec la famille, en parlant récoltes, prix de bétail avec les hommes. L’air endormi, mais solennel, il hochait sa tête ronde et noire. Il n’était pas moins fatigué qu’eux tous, il cultivait la terre comme eux, et prêchait et veillait les morts à ses moments perdus. Pas jeune, avec ça ; on l’avait toujours vu là, prêchant le dimanche matin, visitant les malades et les mourants à toute heure de la nuit. Cela faisait plus de quarante ans qu’il avait bâti sa première maison avec l’aide de sa femme. Encore que ce ne fût pas réellement une maison, mais une simple cabane appuyée à quelques gros pins. Assez chaude et sèche pour eux, cependant, et qui ferait l’affaire tant qu’ils ne pourraient bâtir quelque chose de mieux. Ils avaient déjà choisi l’endroit rêvé, des pierres marquaient les fondations. C’était un joli coin, sur une petite hauteur, avec deux pacaniers et un grand cornouiller qui étincelait au mois de mars comme un vrai clair de lune. Quatre ans passèrent avant qu’ils puissent se mettre à l’œuvre, et ils se contentèrent de bâtir à l’ancienne mode, en planches plâtrées de mousse et de boue. Leurs grands-pères bâtissaient ainsi leurs maisons ; quand ils s’étaient dispersés vers le nord venant des bords du golfe, esclaves en fuite, peut-être, ou affranchis mourant de faim, cette technique s’était répandue. Il y avait eu autrefois un mot pour la désigner, mais c’était un mot oublié depuis longtemps.
Robert Stokes avait construit sa maison de cette manière, pièce par pièce, pendant des années.
Il avait eu de la chance aussi avec sa femme. Il avait choisi une gamine décharnée, une orpheline vivant chez des cousins qui la toléraient à peine. « Cousine de marmite », ainsi appelait-on les orphelines que l’on recueillait. Elles devaient faire presque tout le travail de la maison et léchaient la marmite une fois tout le monde rassasié. À l’époque de leur mariage, elle ne devait guère avoir plus de treize ans ; lui-même n’en avait que quinze, mais il avait déjà atteint son plein développement, ayant déjà sa silhouette râblée. La gamine décharnée grandit après le mariage, prenant une taille de près d’un mètre quatre-vingts. Elle n’avait eu que des fils, qu’elle avait mis au monde seule. Il ne lui était pas venu à l’esprit de demander à une femme de rester près d’elle quand son heure approchait. Peut-être croyait-elle que ce n’était pas une chose à demander. La première fois, elle était en train de sarcler son jardin, regardant si les pucerons ne s’attaquaient pas aux tomates et attachant les perches des haricots, quand les eaux à odeur ammoniacale lui ruisselèrent sur les cuisses, tachant le sol entre ses pieds nus. Au premier frémissement des muscles de son ventre, elle regagna la cabane, posant avec soin sa houe contre le mur. À l’intérieur, elle étendit une couverture sur le sol et s’accroupit, secouée de contractions ou haletant aux intervalles de répit. Lorsque son mari rentra le soir, tard parce qu’il travaillait aussi longtemps qu’il y avait encore un peu de lumière dans le ciel, le bébé tétait, la couverture tachée de sang était repliée dans un coin.
Malgré son âge, elle travaillait encore aux champs avec son mari et ses cinq fils encore en vie. Robert Stokes avait eu de la chance, le Seigneur s’était montré bon envers lui. C’était ce qu’il disait lui-même, assis à la table de la cuisine en compagnie de la famille d’une vieille femme mourante. Il avait une voix profonde, la plus belle voix du comté, et ses louanges à Dieu pour ce qu’il avait reçu en partage se mêlaient à ses prières pour l’âme de la vieille femme en train de lutter pour quitter le corps qu’elle habitait.
— Et maintenant écoutez bien ! dit-il tout à coup.
Chacun se tut, l’oreille tendue. Margaret n’entendit rien que le vent, le cliquetis des mules attachées dehors et leur piétinement sur le sol gelé. Le pasteur pointa l’index vers le plafond.
— Jésus et ses anges attendent d’emporter l’âme de votre sœur.
Tous levèrent les yeux vers le plafond taché de suie et marqué de gouttières. Margaret se tourna vers la fenêtre pour regarder le ciel d’hiver sombre et froid.
— Entendez leurs ailes, mes enfants, dit le pasteur.
— Oui, Seigneur, répondit quelqu’un.
Puis tout se tut, chacun tendant encore l’oreille. Cette fois on entendit deux râles puissants venus de la mourante. Chacun baissa les paupières, s’éclaircit la gorge et changea de place. Les uns passèrent sur la véranda, les autres se mirent en quête de la cruche d’alcool.
Tandis que l’assistance s’ébrouait et se dispersait, le pasteur aperçut Margaret qui se tenait dans le coin près de la fenêtre, d’où elle avait examiné le ciel à la recherche d’ailes bruissantes.
— J’sais pas qui tu es, mon enfant, dit-il avec bonté. J’t’ai encore jamais vue, mais j’ai comme l’idée que j’te connais.
Quelqu’un se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :
— C’est qu’le bébé de Sarah, le seul qu’elle a eu.
— Jésus, ayez pitié de nous ! dit-il en examinant encore Margaret.
Cette fois, c’était un regard de curiosité. Margaret se figea, sachant que le pasteur scrutait son visage et toute sa personne à la recherche d’un indice qui révélât qu’elle avait du sang blanc. Alors elle plongea ses grands yeux bruns dans ceux, petits, noirs et malins, qui brillaient dans les replis de ce visage grassouillet. Elle défiait le pasteur de poser une autre question, le défiait d’ajouter quoi que ce fût… Elle retint son souffle.
Il se détourna. D’autres personnes se glissèrent entre eux, les gens se dispersaient, et le pasteur disparut.
Margaret se reprit à respirer. Mais à présent l’air était lourd pour elle dans la pièce, trop chargé d’haleines fleurant le whisky. Il lui fallait sortir. À coups de coude, elle se fraya un chemin jusqu’au-dehors.
La nuit était très froide. Le sol luisait de givre. Des pieds y avaient laissé, comme ils l’auraient fait sur de la neige, des empreintes allant toutes, soit dans la direction des cabinets, soit vers la petite écurie qui hébergeait les mules des visiteurs. Margaret regarda les deux pistes et se demanda où aller. Il faisait trop froid pour se réfugier dans l’arbre creux ; même avec un feu, elle n’éviterait pas les gelures. Trop froid aussi sur la véranda. L’ébrouement d’une mule la décida. Elle alla dans l’écurie. Les animaux l’emplissaient à craquer, mais elle découvrit une crèche vide dans laquelle elle grimpa. Là, malgré les fentes et les trous des murs, l’air humide et chargé d’odeurs était tiède, et Margaret s’installa confortablement pour étudier à loisir les yeux sombres et liquides et les flancs de diverses couleurs qui l’entouraient. L’atmosphère âcre et lourde agissait un peu comme un anesthésique, et Margaret s’endormit les yeux ouverts, le regard fixé sur les formes claires ou sombres, bercée par le souffle des bêtes que coupait de temps à autre un ébrouement. Elle gardait conscience du temps qui passait, mais ne pouvait regarder dehors pour juger de l’heure aux étoiles. Elle n’entendit rien, ne remarqua rien jusqu’au moment où un cri partit de la maison.
Les animaux s’agitèrent un peu, essayèrent de se cabrer, faisant craquer leurs entraves. Il y eut un second cri, la longue lamentation, allant diminuant, d’une pleureuse. La vieille était morte.
Margaret se rejeta en arrière. Inutile de regagner la maison, ce n’était qu’une pauvre femme qui venait de mourir, usée par le passage des années. Inutile… Puis, tout à coup, dans le sombre espace vide qui surmontait la croupe d’une grosse mule, celle de sa cousine Zelda, Margaret vit son arrière-grand-mère. Elle la vit clairement, telle qu’elle s’asseyait toujours sur la véranda – un châle autour des épaules, la tête enserrée d’un bandeau. Sous les replis de peau brune, ses yeux de jais, furieux comme toujours, jetaient des éclairs. Elle leva la main, celle qui portait au revers une cicatrice rituelle en zigzag, et elle fit signe à Margaret de venir.
Margaret regarda fixement cette main, le dessin de la cicatrice, les veines saillantes comme des sarments sur un mur, les longs ongles, épais et jaunes comme de la corne.
— Rentre à la maison, dit la vieille à Margaret.
Elle avait une voix forte et assurée, exactement comme auparavant. Mais cela, se dit Margaret, c’est parce qu’il n’y a guère qu’une minute qu’elle est morte et que son âme n’a pas eu le temps de s’envoler, d’aller là où vont les âmes mortes, là-bas, vers le nord, sur les collines couvertes de pins ; là où l’on prétend qu’on les voit se promener parfois par les chaudes nuits d’été, prendre le frais comme si elles étaient encore vivantes.
— On a un tas de gens dans la maison, lui dit Margaret. Tu vois la cuisine, là-bas, il n’y a pas dix centimètres d’espace libre. Et la famille de ton frère n’est pas encore arrivée de Tchefuncta Creek.
Le fantôme tourna la tête pour jeter un regard par-dessus son épaule, vers la maison. Les perles pourpres et blanches du bandeau clignotèrent.
— Tu vois, dit Margaret. Je te l’avais dit.
La tête pivota vers Margaret et les yeux se posèrent de nouveau sur elle.
— Rentre à la maison, dit-elle. Enfant de la fille de ma fille. De ma chair et de mon sang.
Elle glissa plus bas et se fondit dans le gris des flancs de la mule.
Margaret regardait fixement l’endroit où elle l’avait vue, sentant dans ses veines l’appel de sa race, se sentant entraînée hors de la grange et vers la maison. Le sang de la vieille femme l’attirant à la cuisine, dans le groupe familial.
À contrecœur, Margaret traversa la cour vide, balayée chaque semaine avec un balai de branchage, et gelée maintenant au point de craquer sous les pas.
— La moitié de mon sang seulement, dit-elle tout haut, dans la nuit.
— Va avec ceux de mon sang, dit la voix de l’arrière-grand-mère, solennelle, mais plus faible cette fois. Vas-y.
Margaret leva les yeux vers le ciel clair, tacheté d’étoiles.
— Est-ce là que tu es ? demanda-t-elle. Là-haut ?
Elle s’arrêta pour fouiller du regard les profondeurs célestes, essayer de distinguer la silhouette de son arrière-grand-mère qui s’éloignait, s’éloignait de plus en plus, se faufilant parmi les étoiles.
Margaret soupira, fit un signe de tête vers son arrière-grand-mère et lui obéit. Elle entra dans la maison.
La chambre était à présent bruyante et débordante d’activité. Margaret jeta un coup d’œil par la porte. Toutes les femmes les plus âgées s’étaient réunies dans l’étroit espace entre les lits pour commencer la veillée mortuaire. Elles avaient apporté des chaises de bois au dossier droit, les alignant aussi serrées que possible. Et maintenant, assises les unes contre les autres, le torse raide, les mains croisées sur la poitrine, elles se balançaient d’avant en arrière à partir de la taille en se lamentant. C’était un long cri nasillard qui s’éteignait graduellement, puis qu’elles reprenaient, à chaque fois semblable au précédent. Non pas un chant : il n’avait ni musique ni rythme et on n’entendait pas deux voix à l’unisson. Ce n’était qu’une méchante barrière de sons destinée à écarter de la défunte les mauvais esprits.
Trois femmes plus jeunes étaient penchées sur le lit, faisant la toilette mortuaire, plaçant des pièces d’un demi-dollar sur les paupières de la morte. Elles chantaient un cantique familier : Aurai-je une couronne étoilée ? Elles le chantaient à mi-voix, et l’air se noyait dans les lamentations des pleureuses, mais elles en retrouvaient le fil et repartaient.
Margaret regagna la cuisine. Quelques personnes s’en allaient répandre la nouvelle, de sorte que la pièce n’était plus trop bondée. Robert Stokes était toujours assis à la table, seul à présent. On avait emporté toutes les chaises de bois dans la chambre pour les pleureuses, et seul le pasteur avait gardé la sienne. Les hommes étaient installés par terre, les uns à croupetons au milieu de la pièce, les autres le dos appuyé contre le mur, bavardant tranquillement ou regardant droit devant eux. Les enfants, affalés dans les coins, dormaient à poings fermés ; de temps à autre, l’un criait ou gémissait dans son sommeil. Les femmes, toutes celles qui ne veillaient pas dans la chambre, du moins, se pressaient au fond de la cuisine, près du fourneau à bois. Des marmites cliquetaient sur le dessus de fonte, et une douce odeur de ragoût d’écureuil se répandait avec la vapeur.
Tout le lendemain, les descendants de la vieille arrivèrent, cahotant derrière leurs patientes mules. La maison s’affaissait et gémissait sous leur poids. Jambons, rôtis froids et volailles qu’ils apportaient emplissaient le coin à l’ombre de la véranda où on les avait suspendus à l’abri des animaux. Quant à la défunte, une fois la toilette faite, on l’avait couchée dans son cercueil de sapin brut. Des bougies fichées dans des bouteilles bleues, disposées en triangle, brûlaient près de sa tête.
Quel bruit ils faisaient tous, se disait Margaret, recroquevillée dans l’angle le plus éloigné de la cuisine. Quel bruit, mais quel bruit !…
Elle coucha dans l’écurie cette nuit-là, attendant patiemment la fin. Au matin, elle attendit encore, sur la véranda, cette fois dans une petite flaque de soleil hivernal, qu’on eût cloué le cercueil et qu’on l’eût transporté dehors sur le chariot, pour le trajet de huit kilomètres jusqu’au cimetière.
Il y avait un orchestre maintenant, un orchestre de cinq instruments. Les musiciens paraissaient bien fatigués, car ils venaient de jouer dans un bal, plus loin, à River Mill, mais ils burent plusieurs rasades, coup sur coup, et prirent leur place derrière le chariot. La boue gelée craquait sous leurs pas, les mules s’ébrouaient et renâclaient, mais ils jouaient sans se troubler leurs airs les plus tristes : Couronnés de fleurs et l’Hymne funèbre de l’Ouest. Clairs et lugubres, les accents du trombone et des trompettes retentissaient dans l’air glacé du matin, et un battement lent et sourd montait du tambour. Tout le monde suivait à pied sur la route défoncée. La veille, les hommes étaient allés couper des branches de pin qu’ils avaient étendues aux endroits les plus boueux, pour que le chariot chargé du cercueil, l’orchestre et ceux des premiers rangs puissent passer sans patauger. Mais les branches s’enfonçaient de plus en plus dans la boue, et quand venait la fin du cortège les flaques étaient aussi profondes que jamais et de plus, hérissées de brindilles et de tiges de pin. Ceux qui fermaient la marche devaient se débrouiller, sauter ou bien grimper sur les petits talus, de part et d’autre de la route, non sans glisser et patiner sur les pierres gelées.
Margaret marchait en queue avec les plus jeunes enfants capables de suivre. Elle retroussait ses jupes et sautait les ornières. Les enfants jacassaient et grimpaient un peu partout. Et sans arrêt le tambour battait son rythme funèbre.
Le cimetière n’était qu’en partie clos par un simple fil de fer, mais les animaux ne s’y aventuraient jamais. Sous les immenses pins aux branches drues, aucun buisson et presque aucune herbe ne poussait. Le sol sablonneux restait propre et nu, à part la douce jonchée des aiguilles. Il n’y avait pas eu d’enterrement depuis un certain temps ; les tombes, effondrées, effacées par les pluies, n’étaient plus que de légers monticules. La plupart n’avaient pas de pierres ; quelques-unes conservaient, mais déjà près de s’écrouler, le panneau de bois en forme de sablier qui en tenait lieu. Deux ou trois avaient reçu un revêtement de ciment moulé dans un cadre de bois. Dans le ciment, sous une vitre, il y avait une photographie en couleurs du mort. Margaret se souvenait de l’une d’elles : un jeune homme se tenant raide, la main glissée dans sa veste. Une photographie de mariage servant pour la tombe…
Elle devait être là-bas, dans le coin est, cette photo, se dit Margaret. Pas besoin de regarder, je sais qu’elle est là, avec le nom et les dates gravés en dessous… Mais ça ne se fait plus, ça…
On se contentait désormais de délimiter la tombe avec des pierres blanches, de placer à la tête le panneau de bois en forme de sablier et de mettre en bonne place les cadeaux destinés au mort.
Chaque tombe en avait. Coupes et verres virant au violet sous le soleil, et animaux de porcelaine – chiens et chats, plus une ou deux poules couveuses. Et des assiettes. Quantité d’assiettes. La plupart, semblables à des champignons qui auraient poussé sur les tombes, se dressaient sur de petits cônes d’argile sablonneuse, hautes de cinq ou six centimètres. C’était la pluie qui avait créé ces formes, et ces assiettes juchées sur ces tiges sculptées par la pluie, on les appelait des « coupes de la Mort ». Et si on avait le malheur d’en toucher une, la Mort en personne vous pourchassait, montée sur son cheval blanc dont la longue queue, faite d’os de petits doigts, cliquetait au vent.
Il y avait une trace noire tout autour de la tombe ouverte. Pour se faciliter le travail, pour dégeler quelques centimètres de terre, les fossoyeurs avaient allumé un feu. Ils n’avaient pas dû très bien le surveiller, car les flammes s’étaient propagées, avaient franchi le fil de fer barbelé pour monter à l’assaut d’un jeune pin. De la suie et des cendres se soulevaient et planaient dans l’air sous les pas du cortège.
L’orchestre se tut ; seul le tambour continuait à battre lentement. Margaret sentit un frisson lui passer sur la nuque. On entendit ahaner les hommes qui portaient le cercueil, puis le grincement des cordes. Brusquement, le tambour se tut.
L’espace d’un instant, il n’y eut même pas un souffle de vent. Puis un bruit de pieds traînés s’éleva du côté de la tombe et les lamentations reprirent – une douzaine de voix, cette fois, haut perchées, dont les grands pins renvoyaient l’écho et qui ébranlaient les lianes enroulées très haut au-dessus des têtes. Quelqu’un avait sauté dans la tombe et on l’en tirait. Une femme qui ne savait pas pleurer comme les vieilles gémissait doucement, sur un rythme lent, réglé par son souffle. Le pasteur entonna un cantique de circonstance en ramassant une poignée de terre. Il la jeta dans la tombe, laissant les grains de sable couler entre ses doigts comme du sucre, savourant apparemment ce contact. Il s’écarta, fit un grand geste du bras. Alors, dans un grand bruit de pas traînants, chacun s’approcha pour jeter d’autres poignées de terre sur les planches de pin. « Jésus, pitié ! Jésus, pitié ! » chantait le pasteur, de sa plus belle voix. Margaret aperçut deux corbeaux noirs qui guettaient, tournoyaient bien haut dans le ciel clair. Que pensent-ils ? se demanda-t-elle. Que peuvent-ils bien penser ?
Deux ou trois hommes empoignèrent les pelles, et le trou s’emplit rapidement de terre qui chuchotait dans sa course. Le pasteur acheva son hymne et prononça quelques paroles d’une voix brève et douce. Margaret n’écouta pas. Le pasteur disait toujours la même chose aux enterrements. Puis tous se serrèrent la main et s’embrassèrent sur la joue. Les femmes les plus âgées et les musiciens montèrent dans le chariot pour le trajet de retour. Les chaînes de trait grincèrent tandis que les mules s’ébranlaient lourdement. Au passage, Margaret remarqua qu’Elfetha Harris, la plus jeune des petites-filles de la morte, était couverte de terre. Elle avait sauté dans la tombe. À présent, elle s’essuyait les yeux, l’air un peu moins triste à chaque tour de roues. Mais sauter dans la tombe, elle ne manquait jamais de le faire, se rappela Margaret. Elle l’avait fait à la mort de son mari, à celle de sa sœur, à celle de son propre enfant, celui qui était né infirme ; et à celle du père de son mari. Cela faisait partie de la routine des enterrements.
Ils reprirent le chemin du retour. Le bref soleil d’hiver, bas à l’horizon vers le sud, indiquait que le soir approchait. La route semée de pierres et creusée d’ornières escaladait une hauteur, se rétrécissait à mesure que les arbres du sommet se rapprochaient pour l’enserrer. Ce fut là, guettant dans l’ombre d’un bouquet de pacaniers, de copalmes et de plaqueminiers, que Margaret vit encore une fois son arrière-grand-mère. La vieille lui faisait signe mais Margaret ne s’arrêta pas. La vieille refit son geste, et Margaret lui dit :
— Cesse donc de m’ennuyer. Tu dois rester dans ta tombe, maintenant.
Le fantôme se raidit mais sans détourner les yeux, Margaret dit :
— Nous avons jeté de la terre sur toi. Moi-même, j’en ai lancé une poignée, et nous t’avons complètement recouverte. C’est là que tu dois rester.
— Ma chair et mon sang, se lamenta le fantôme.
— J’ai enterré mon sang avec toi, fit Margaret avec insouciance. Je ne me servirai plus que de l’autre moitié, dorénavant.
Le fantôme ne répondit pas ; il s’estompa simplement contre les troncs nus des arbres.
— Retourne dans ta tombe, lui dit Margaret, et cesse de me harceler.
Elle se détourna et poursuivit sa route sans plus rien entendre derrière elle sur la crête, pas même un soupir de brise dans les arbres.
Les funérailles durèrent encore trois jours, mais c’était normal pour celles d’une personne âgée. C’était à croire que les vieillards laissaient plus d’affliction, bien que leur mort fût dans l’ordre des choses. Les bébés et les enfants, on les enterrait rapidement et tout était dit.
Margaret réfléchissait à tout cela. Une mère pleurait son enfant, bien sûr, et un père aussi. Et peut-être encore les frères et sœurs, mais c’était à peu près tout. Cela paraissait drôle… alors que justement, ils n’auraient pas dû mourir, eux.
Margaret haussa les épaules. Les choses se passaient d’une certaine façon et on n’y pouvait rien.
Elle était sortie faire un tour, fuyant la maison bondée et le bruit des gens. Elle avait marché droit vers le nord, escaladant une pente pour déboucher sur une vaste étendue couverte de pins et de noyers clairsemés, mais sans lianes ni ronces.
Les funérailles avaient encore une autre particularité, se dit-elle. Elles vous permettaient de voir des gens qu’on n’aurait pas vus autrement d’une année à l’autre… des gens qui ne venaient qu’aux obsèques importantes. La famille de la cousine Mary, par exemple, qui habitait là-bas, du côté de Twin Fawns, à quarante-cinq kilomètres au nord, du côté des collines, par de méchantes routes. Mais c’étaient des cousins aux premier, deuxième et troisième degrés, et ainsi de suite, et ils avaient l’obligation de venir. Alors ils venaient, comme ils étaient venus cette fois. Et ils amenaient toujours avec eux des gens nouveaux, sans compter les bébés. Des hommes qui étaient partis travailler dans le Nord et qui en étaient revenus faute de trouver de l’embauche ou parce qu’ils ne s’y plaisaient pas. Des familles qui rentraient au pays après avoir rempli leur bas de laine à Mobile. De nouvelles épouses et de nouveaux maris entrés entre-temps dans la famille.
Cette fois, il y avait cinq personnes qu’elle n’avait encore jamais vues. D’abord Jack Tobias et sa femme Kate. Ils étaient rentrés de Cincinnati pour se remettre à la culture avec leur père, parce que le coton rapportait désormais près d’un dollar la livre et que le travail en valait la peine (Margaret les reconnut facilement : tous les Tobias se ressemblaient). Et puis Grover Kent. Lui, elle en avait entendu parler comme d’un gars qui avait roulé sa bosse jusqu’à Fort Gibson où on l’avait engagé dans un cirque. Il était revenu avec une hernie qui gargouillait et enflait lorsqu’il enlevait son bandage – ce qu’il ne se privait pas de faire pour amuser les gosses. Et Roger Ellis, un petit bonhomme maigre qui avait épousé la fille d’Elfetha Harris, celle qui était veuve. Il s’était cassé la jambe à Memphis, deux ans plus tôt, en travaillant à l’égreneuse, et il en était resté tordu. C’était lui qui avait apporté un banjo. Pourrait-il jouer maintenant ?…
Margaret haussa les épaules. Il commençait à faire froid ; elle fit demi-tour pour rentrer.
Lorsqu’elle arriva en vue de la maison, Roger Ellis était assis sur la véranda dans le coin le plus chaud, que touchait le maigre soleil, ce même coin où la vieille avait été frappée par la mort. Depuis, personne n’avait encore osé se mettre là. Comme s’il y avait eu une barrière tout autour, se dit Margaret. Mais voilà maintenant que ce petit bonhomme aux cheveux gris, à la moustache clairsemée y était assis, renversé en arrière contre le mur et jouant de son banjo. Il chantait aussi ; très doucement, un vieux blues. Margaret n’en connaissait pas le titre, et il n’en avait peut-être pas, mais elle reconnaissait une phrase qui y revenait à plusieurs reprises et dont elle aimait la résonance douce-amère : le long séjour solitaire. Elle s’arrêta devant la véranda, près des marches, et tendit l’oreille. Elle frissonnait, non tant de froid que de la tristesse de la mélodie : Qui coupera le coton quand j’y serai plus ?…
Quelques personnes vinrent jeter un coup d’œil sur le seuil, d’autres sortirent sur la véranda pour écouter.
Déroulez-moi une paillasse sur le plancher, oh oui,
Je m’en vais pour ce long séjour solitaire…
Margaret frissonna encore. Elle voyait tout cela. Les larmes versées par des générations passées ; celles qui étaient encore à verser par des générations à venir. Et tout cela elle le sentait aussi, sentait un pouls et un cœur battre dans les accents du banjo et dans la voix douce et fraîche qui les accompagnait. Je m’en vais où les vents glacés ne soufflent pas, oh oui.
Margaret se sentit grossir et grandir au point de dominer la maison. Elle était si grande qu’elle plongeait son regard dans la cheminée et en voyait l’intérieur noirci de suie. Si grande que son regard portait bien loin en amont et en aval de la rivière, en suivait les méandres à travers saules et bouleaux. Suivait la rivière vers le sud, jusqu’au golfe… Et ce qu’elle ressentait était à la mesure de sa taille. Elle sentait la terre bouger sous ses pieds, respirer lentement selon le rythme des saisons. Elle entendait la rumeur des étoiles quand elles lui frôlaient les cheveux dans leur ronde.
Son corps grandissait, s’épanouissait, et elle se dit : On ne me mettra jamais dans une boîte pour m’enterrer. Je ne deviendrai jamais vieille, je ne verrai jamais les veines de mes mains se frayer un chemin sous ma peau… Voyons, c’était drôle comme les organes des vieilles personnes apparaissaient à l’extérieur. Leurs muscles et leurs tendons devenaient durs et noueux et se mettaient à pendre. Leurs veines gonflaient tant qu’on les voyait là où il n’y avait rien eu à voir auparavant. Certaines, petites et bleues, apparaissaient sur le front, ressortant en dents de scie là où la peau était autrefois lisse. D’autres, semblables à des cordes, serpentaient au dos de votre main ou le long de vos jambes. Et le pouls battait là où on ne l’avait jamais vu battre encore. À la gorge, par exemple ; on ne savait même pas qu’il battait là, et puis un beau jour, on le voyait distinctement, pompant votre sang au vu et au su de tout le monde… Je ne deviendrai pas comme cela, se dit Margaret. Je ne serai jamais vieille et je ne mourrai jamais… C’est impossible…
Elle s’aperçut que les femmes étaient sorties de la cuisine pour écouter le chant. Elles se pressaient dehors, se massaient en désordre sur la véranda, en essuyant toutes leurs mains humides ou graisseuses à leur tablier. Elles portaient toutes des robes imprimées, leurs plus belles robes, celles qu’elles réservaient aux funérailles et aux mariages.
Enterrement et mariage allaient toujours de pair, se dit Margaret. Et pourquoi donc ? L’un était la vie et l’autre la mort, et rien ne pouvait différer davantage, mais ils semblaient toujours arriver en compagnie. La cousine Hilda et le dernier des fils de Robert Stokes, cette fois. Ils s’étaient glissés jusqu’à l’écurie la nuit précédente, et Margaret s’était tapie dans son coin, avait fait comme si elle n’était pas là, fait semblant de ne rien entendre et de ne rien voir. Et alors là, dans la pénombre de l’écurie emplie de vapeurs d’ammoniaque, elle avait ressenti pour la première fois le tiraillement du désir et, tout au fond d’elle-même, elle avait souhaité être à la place d’Hilda. C’était ce tiraillement, cet appel, la première fois… Elle s’en était voulu, avait maudit les hommes et détesté son propre corps pour ce qu’il allait lui faire… La tension et la lutte la brisaient toute. Et le lendemain matin, elle avait eu l’impression d’avoir cueilli du coton sans arrêt, des jours durant.
Margaret regarda Hilda qui se tenait sur la véranda parmi les femmes et vit, malgré ses deux chandails informes, comme elle était mince et bien faite. Elle la vit tenir ses mains devant elle dans un geste tendre, presque implorant. Vit comme son visage était lisse et doux à la lumière hivernale. À part les cercles noirs sous ses yeux pleins de sommeil.
Margaret abaissa le regard sur son propre corps aux formes anguleuses. Fait pour la vie en forêt ou aux champs. Maladroit et déplacé dans une cuisine. Déplacé auprès d’un homme. Au bord des larmes, elle se détourna.
Le lendemain les gens commencèrent à s’en aller, d’abord le groupe de Twin Dawns, qui avait le plus de chemin à parcourir. Margaret, dans la cour jonchée de débris et creusée d’ornières, assistait au chargement des chariots.
Roger Ellis, qui en conduisait un – un chariot bleu vif attelé d’une jeune mule –, la toisa brusquement, sans se gêner.
— Bonjour !
Elle ne répondit pas. La mule agita les oreilles pour chasser les mouches.
— Tu tiens de ta maman, toi, dit-il.
— Ça se peut, dit-elle.
— C’était une femme bigrement jolie.
Margaret se sentit rougir de plaisir, ce qui l’horrifia.
— J’ai pas de maman, dit-elle. En tout cas, on m’a toujours dit que je ressemblais à mon papa.
Elle tourna les talons et pénétra dans la maison, son grand corps robuste tendu de défi.