VINGT-HUIT

 

Plath gisait dans les ordures.

Et elle cheminait dans les méandres les plus profonds d’un cerveau humain. Ça faisait un sacré voyage jusqu’à l’hippocampe, profondément enfoui dans le tofu froissé. Wilkes lui avait montré la route, ce long parcours jusqu’au tronc cérébral, cette tige cent fois plus épaisse que le plus gros des séquoias.

– Ensuite, c’est plein nord, avait dit Wilkes.

– Nord ?

– Le haut, si tu préfères.

– Et comment je sais où est le haut ?

– Bah, fais une bulle et regarde dans quelle direction elle va, avait répondu Wilkes, avant d’ajouter : Ah, mais suis-je bête, les biobots ne font pas de bulles.

Et puis elle s’était adoucie et avait précisé :

– Si le tronc va rétrécissant, c’est que tu vas vers le sud. Par contre, si tu avances dans un spaghetti de la taille d’un tunnel de métro, c’est bon. Tu vas vers le nord.

Après avoir déniché le cervelet – le bol de spaghettis – Plath avait poursuivi son chemin par en dessous, s’était perdue, ou peut-être pas, avait pris la bonne direction, ou pas. Auquel cas, elle y laisserait sa raison, qui resterait là, à jamais, dans la viande.

Keats s’était sûrement échappé. Sûrement. Il avait sans doute fui à l’heure qu’il est. Ou alors ils l’avaient eu. Elle regretta de ne plus piquer sur l’œil ; comme ça, elle aurait pu voir si jamais Keats était tout à coup traîné devant les jumeaux Armstrong. Et parce qu’alors, elle aurait été à deux doigts de retrouver la lumière du jour, l’air, et de s’échapper.

Le cerveau que parcouraient ses biobots avait-il quelque chose d’unique ?

Un cerveau qui avait commandité des kidnappings, des passages à tabac, des meurtres.

Un cerveau qui avait transformé un groupuscule sectaire en puissant outil de recrutement militaire.

Un cerveau assez mégalomane pour oser prétendre changer le cours de l’humanité. Qui fomentait l’éradication de toute forme de liberté humaine. Qui, consciemment, ou par inadvertance, pourrait déverser sur le monde l’apocalypse de nanobots s’autoreproduisant.

Cet encéphale – ces synapses crépitantes, ces neurones mitraillant à tout va, cette masse de cellules roses flottant dans leur soupe lymphatique – avait des ambitions qui faisaient passer les plus grands monstres de l’histoire pour des enfants de chœur ?

Ce cortex avait assassiné sa famille.

Et pourtant, vu d’ici, de l’intérieur, il était en tous points semblable à celui de Keats. Ou au sien.

Où donc se logeait le mal ?

C’était cela qu’il fallait anéantir. Plath en était persuadée.

De même qu’elle savait que sa décision de modifier ce cerveau, de l’amputer de son libre-arbitre, de le détruire délibérément, ne s’était traduite par aucun signe extérieur dans le sien.

C’était donc enfin le terminus ? C’était ça l’hippocampe ? À la lueur des organes faiblement phosphorescents des biobots, ça ressemblait à celui de Keats. En plus, ça correspondait aux souvenirs de la cartographie cérébrale qu’elle avait de son propre cerveau.

De toute façon, l’heure n’était pas à un maillage méticuleux et prudent. Pas même à vérifier que c’était le bon endroit.

L’heure était au chaos.

Les biobots de Plath se mirent à secréter du fil. Elle en attacha une extrémité à une souche de neurones légèrement proéminente et courut planter l’autre… où bon lui semblait.

 

Charles et Benjamin Armstrong suivaient avec une avidité proche du ravissement la bataille qui faisait rage à l’intérieur de POTUS.

Apparemment, Bug Man avait perdu trois nanobots.

Il semblait également qu’un des biobots de Vincent y avait laissé deux pattes.

C’était là, ici et maintenant, sous leurs yeux. Si Bug Man l’emportait, la victoire leur tendrait les bras, malgré tout. La mort de Kim et d’Alfredo serait reléguée au second plan.

Le redéploiement des nanobots de Kim vers Dietrich ne s’était pas fait sans mal. Le sourcil du Premier ministre indien, Madhuri Chauksey, envahit l’écran à l’instant où Dietrich lançait son détachement vers la paupière.

– Si on a Morales, Ts’ai, Chauksey, Bowen…, dit Benjamin entre ses dents serrées.

– Ça voudrait dire qu’on n’aurait perdu que le Japonais.

– L’Anglais…

– Regarde. One-Up est super bonne, tu sais. Elle est fâchée avec la discipline, d’accord, mais elle maille comme un chef.

Une main, puis l’autre, activa la barre des menus. Des dizaines de fenêtres s’ouvrirent sur chaque écran, déclenchant autant d’actions : ouvrir, zoomer, déplacer, fermer, se retirer. Car les Jumeaux avaient leur propre jeu. Et celui-ci consistait à assimiler les données d’une myriade de connexions.

– Si on a POTUS…

– Tout ce qu’il nous faut, répondit Benjamin d’un ton rassurant, c’est Morales. Rien qu’elle, ce serait déjà une victoire.

– On les aura tous, lança Charles à haute voix.

Dans une des fenêtres, des biobots agitaient frénétiquement leurs pattes, poursuivis par une dizaine de nanobots qui nageaient paresseusement dans leur sillage. La scène avait quelque chose d’une danse au ralenti. Les tirs manquaient pitoyablement leurs cibles. Les armes à rayon étaient tout bonnement inutilisables.

Soudain, un des biobots apparut de face à l’écran. D’étranges yeux bruns, à moitié humains, semblaient se tourner vers eux. Les yeux de Vincent. Comme s’il pouvait les voir en train de l’observer.

Les Jumeaux se redressèrent légèrement sur leur siège.

Et puis, comme ça, sans aucune raison apparente, Benjamin dit :

– Arabella.

– Quoi ?

– Le… Le nom de la jument de grand-père.

Charles l’interrogea du regard, curieux de comprendre le sens de sa remarque. Mais l’œil de Benjamin semblait perdu dans le vague. Un moment d’absence que Charles attribua aussitôt à l’intensité du stress qu’ils vivaient tous les deux.

Aux prises avec un nanobot, le biobot de Vincent donna un coup de pique aux optiques et manqua sa cible. Un deuxième nanobot tenta de s’accrocher, mais lâcha rapidement prise avant de dériver au loin, une patte en moins.

Charles jeta un coup d’œil à l’écran de Burnofsky.

Il était en place, dans le cerveau du Premier ministre chinois. Parfaitement alignés, ses nanobots filaient à toute allure en attendant d’entamer le lent et patient maillage du deuxième dirigeant le plus puissant du monde.

Et One-Up, elle en était où ? Ah ! Bénie soit cette fille. De toute évidence, elle avait vite oublié ce qui l’avait mise en rage un peu plus tôt.

– Ha ha ! exulta Charles avec enthousiasme.

– Ils voulaient nous faire lire Le Conte des deux cités, de Dickens, tu te souviens ?

– Et qu’est-ce que ça vient faire là ? demanda Charles, courroucé de voir la seule personne avec qui fêter la victoire se montrer si indifférente, inattentive et distraite.

– Quoi ? demanda Benjamin.

– Le Conte des deux cités ?

– Quoi Le Conte des deux cités ? dit Benjamin. Incontinence, ça s’écrit e-n-c-e. Comme « influence ». Pas comme « ambulance ».

Via le moniteur miroir, Charles plongeait l’œil dans celui de son frère quand, soudain, Hardy se précipita vers eux, un homme qui jamais ne se précipitait, un homme dont les Jumeaux en étaient venus à se demander s’il n’était pas atteint d’une incapacité chronique à se hâter.

– Messieurs ! s’exclama Hardy sans avoir besoin d’en rajouter pour que la cause de cette interruption apparaisse au grand jour.

Les Jumeaux pivotèrent pour voir Sugar Lebowski, accompagnée de quatre hommes escortant un ado bâillonné qui se débattait comme un diable, faire irruption dans la Tulipe.

Ils le balancèrent sur le tapis persan.

– Par l’enfer ! vociféra Charles.

Personne ne pénétrait ici sans y avoir explicitement été invité. Ils auraient pu être pris au dépourvu, dans une position peu avantageuse !

C’était scandaleux. Non. Un sacrilège.

Toutefois, malgré l’ampleur de l’offense, ce n’était pas ce qui, présentement, occupait les pensées de Sugar Lebowski. Les Jumeaux avaient déjà vu Sugar furieuse, terrorisée, sarcastique. Ils l’avaient regardée cuisiner, se raser les aisselles, faire l’amour avec son mari. Pour autant, ils ne lui avaient jamais vu une mine aussi décomposée.

Du plat de la main, elle remit un peu d’ordre dans sa coiffure, le visage écarlate, l’œil fraîchement remaquillé louchant vers l’arête du nez. Elle haletait.

De peur.

Peur d’eux. De Charles et de Benjamin.

– Qu’y a-t-il ? demanda ce dernier, furieux.

Le chien alla nonchalamment flairer le gamin.

– U… u… une… euh… brèche a été ouverte, parvint à articuler Sugar.

– Une quoi ? gronda Charles, sans quitter des yeux le nanobot qui, coupé en deux, s’abîmait lentement dans le cerveau de la présidente.

Après avoir en partie retrouvé ses esprits, Sugar prit une profonde inspiration et dit :

– One-Up a eu une altercation dans un café. Au Starbucks qui se trouve au pied de l’immeuble, pour être précise. Elle a cru repérer deux lignards de BZRK. Ils l’ont attaquée et se sont enfuis.

– C’est pour ça qu’elle était en retard ? demanda Charles. Moi qui pensais que c’était à cause des difficultés de circulation suite à la débâcle de l’ONU.

– Non, monsieur. Même si l’incident que vous mentionnez n’a pas été neutre puisque l’explosion du réseau local de téléphonie, suite au micmac de l’ONU, a singulièrement retardé One-Up, qui n’arrivait pas à nous joindre. Dès que j’ai eu son coup de fil, je…

– Quelle tristesse, se lamenta Benjamin. J’aurais tant voulu monter cette jument… Arabella.

La remarque eut le don d’interrompre la conversation durant plusieurs secondes.

– Nous pensons que l’un des deux lignards n’était autre que Sadie McLure, dit Sugar. L’autre, vous l’avez sous les yeux.

Joignant le geste à la parole, elle donna un coup de pied dans la jambe de Keats, sans toutefois y mettre beaucoup de conviction.

Charles essaya de se lever. Tardant à accompagner le mouvement, Benjamin fit échouer la tentative. Avec un temps de retard, il se redressa lui aussi, déséquilibrant du même coup son frère.

Un désagrément qui ne leur arrivait jamais, en tout cas pas depuis qu’ils étaient enfants.

– Mais qu’est-ce qui t’arrive ? le morigéna Charles.

– Tu te souviens des jumeaux Morgenstein ? répliqua son frère.

Un certain affolement se lut sur le visage de Charles. Les Jumeaux avaient depuis bien longtemps appris à bouger ensemble, à éviter les déconnexions, précisément pour ne pas subir ce genre d’humiliation. La négligence de Benjamin n’en était que plus étonnante.

Dans le cerveau de la présidente, la bataille au ralenti avait viré à la curée. Trois nanobots s’acharnaient sur un biobot blessé. Des lambeaux de la victime tournoyaient lentement dans l’humeur visqueuse, à côté de fragments d’un nanobot déchiqueté.

– Suggérez-vous que…, bafouilla Charles en fixant des yeux Sugar Lebowski.

Charles pouvait rougir indépendamment de Benjamin. Pour autant, cela avait un impact sur le cœur qu’ils avaient en commun, accélérant le rythme comme la puissance de ses pulsations. Confus, Benjamin sentit ses yeux s’écarquiller.

– Ils sont peut-être ici, déclara Sugar avec un soupir rauque. Je veux dire, ici même.

Ce à quoi Benjamin répondit :

– Tu te souviens des GI Joe qu’on avait eus à Noël ?

 

Le fil était secrété par des filières dérivées d’ADN d’araignée. Une grappe de minuscules robinets rétractables produisait des filaments qui étaient ensuite tressés pour former le fil proprement dit.

Le résultat ? Un composé bien plus élaboré qu’une soie d’araignée qui, en plus d’en avoir l’adhérence, possédait, grâce à l’un de ses éléments, un étonnant pouvoir de conduction des impulsions électriques émises par le cerveau.

Le fil pouvait ainsi être simplement collé à la surface d’une zone cérébrale ou bien piqué. Le piquage n’était en rien différent de ce que le nom laissait entendre. Une aiguille – un biobot pouvait en transporter jusqu’à douze –, munie de diverses barbes, était tout simplement plantée dans la matière grise, tel un piton destiné à recevoir une corde de rappel sur une paroi rocheuse. Chaque aiguille établissait un contact avec un neurone ou un bouquet de neurones différents.

Lors d’un maillage minutieux, chaque aiguille était ensuite testée, afin d’avoir une idée précise de son impact sur la mémoire ou la fonction concernée.

Plath n’avait pas de temps pour ça. Pas le temps de sonder, de se référer à la cartographie cérébrale, encore moins de procéder à une analyse des données par ordinateur.

Elle n’avait que le temps de piquer, de tirer le fil, et de piquer de nouveau. Jusqu’ici, elle avait planté quatorze aiguilles et réalisé sept ligatures, sans oublier les transpondeurs, qu’elle avait éparpillés à droite à gauche, plus les fils qu’elle avait laissés traîner au petit bonheur la chance, en surface.

Autant de manœuvres dont il était impossible de mesurer les effets, si tant est qu’elles en aient un, car c’était exactement ce qu’il ne fallait pas faire si on voulait que la victime ne se rende compte de rien. Rien de subtil ni d’artistique là-dedans. On était à mille lieues du maillage tel que Vincent ou Bug Man le concevaient. Non, là, c’était du travail d’amateur, pour ne pas dire de gougnafier. L’œuvre de quelqu’un en proie à la panique et à la terreur, comme en témoignaient les mouvements erratiques des biobots de Plath, dénués de toute vue d’ensemble.

P1 planta une aiguille jusqu’à la garde. Toutes les barbes étaient activées. Il y attacha un fil, puis détala aussi vite que le lui permettait la sécrétion des filières. Il s’arrêta, piqua de nouveau.

C’est alors qu’elle eut une idée. Pourquoi seulement des ligatures d’un point A à un point B ? Pourquoi ne pas faire courir le fil d’aiguille en aiguille, comme un chat s’amusant avec une pelote de laine ?

Depuis sa benne à ordures nauséabonde, elle piqua et croisa les fils, poussant ses biobots à la limite de leurs capacités. Bientôt, elle devrait s’arrêter, afin de laisser aux glandes filières le temps de se recharger.

En attendant, elle courait, sautait et piquait à qui mieux mieux, tout en écoutant l’écho des bruits de pas qui résonnaient dans la ruelle et des éclats de voix de tous ceux qui la cherchaient.

 

Vincent dit :

– V4 est très mal en point.

– Tiens bon, j’y suis presque, répondit Nijinski en remontant l’avenue à grands pas, soucieux de s’éloigner au plus vite du déploiement policier autour de l’ONU.

– Plus tard, ils se souviendront de nous, dit Vincent. Attention à ta sécurité macro, Jin. Ils feront tout pour te retrouver.

– Nom de Dieu, Vincent, pense plutôt à sauver tes biobots !

Un frisson, qui n’échappa pas à Nijinski, parcourut l’échine de son compagnon. Une sorte de spasme qui tordait les traits inexpressifs par nature en éloquente grimace apeurée.

À l’intérieur, Nijinski se sentait nauséeux. Ses biobots filaient à une telle allure qu’il courait le risque de se perdre. Le halo de ses organes luminescents ne portait pas assez loin pour lui éclairer la route. C’était comme conduire à deux cents à l’heure sur une départementale, de nuit, avec seulement les veilleuses allumées.

Tout à coup, Vincent se figea.

– Oh, seigneur ! s’écria-t-il. Oh, oh, oh !

Nijinski tourna la tête. La mine qu’il lui découvrit en disait assez long pour qu’il s’abstienne de demander ce qui se passait.

– Non, non ! cria Jin en prenant son compagnon par l’épaule d’un geste protecteur.

Les yeux de Vincent s’emplirent de larmes. Un long gémissement plaintif s’échappa de sa bouche.