I

98 Rue Lepic

Le 4 [février 1933]

 

Cher Confrère,

 

Voici un bien admirable article consacré à mon humble travail ! Vous me traitez magnifiquement. Il me semble que vous touchez au vif. Vous êtes dangereuse. Encore un petit peu plus d'Humilité et vous serez vous « l'Humanité directe ». On ne pourrait plus rien vous cacher. Nous l'avons Bardamu et moi échappé belle...

Encore 10 ans de bon quand même !...

Un petit grief ! Je ne suis pas fonctionnaire, je travaille à la vacation dans un dispensaire. 60 francs par jour. 25 malades. Quand je n'y vais pas je ne suis pas payé.

Pas de statuts, pas de retraite, auxilliaire [sic] comme on dit... Au jour le jour depuis 6 ans – depuis 39 en vérité.

Tout ceci n'est pas grave.

Le plus dur est fait –

 

Bien cordialem[en]t je vous prie

Céline.

II

98 Rue Lepic

[février 1933]

 

Chère Demoiselle et Confrère

 

Gardez-vous bien de rectifier votre article. Il est parfait ainsi, plus que parfait. Quelle importance ???

Je n'aime pas les interviews pour les raisons que vous exposez vous-même avec une hargne définitive. Mais cependant vous avez mis dans votre article tant d'intelligence et de pénétration que je serais bien content, un jour venant, de vous rencontrer, non comme Céline, Mazeline, Calvine ou Lénine, mais tout bêtement pour voir la tête que vous avez.

Je ne suis pas très malin et je cherche encore à m'instruire. Vous ne demeurez pas loin d'une Boîte où je travaille chaque matin 131 Rue Cambronne1. Il vous sera facile de m'y voir vers 11 Heures en me prévenant q[uel]q[ues] jours d'avance.

Ne dites pas du mal de l'Humanité directe, c'est ce qu'on fait de mieux quand on « couche » et j'espère que cela vous est arrivé, vous arrive ou vous arrivera –

Bien sincère[men]t je vous prie

L.-F. Destouches.

III

[Papier à lettre avec adresse imprimée

98 Rue Lepic]

[semaine du 13 mars 1933]

 

Chère Lucie Porquerol

 

Cette semaine j'invite les Renaudot. Voulez-vous que j'aille vous chercher Lundi prochain donc (le 20) 12 H 30 c[he]z vous pour déjeuner au proche bistrot. Mais PAS D'AMI. Je suis tout à fait convaincu que je trouverais à le connaître un g[ran]d plaisir, mais c'est précisément ce que je me refuse. Je ne veux pas de plaisirs. L'Humanité et surtout la lettrée2 est avachie par les plaisirs de l'intelligence, elle en bafouille.

Pas de plaisirs donc ! Pas de volupté ! Déjeunons tête à tête –

le 20 à 12 H 30

 

Bien sin[cèremen]t

L.F.D.

IV

[Papier à lettres avec

adresse imprimée

98 Rue Lepic]

Le 29 [juin 1933]

 

Chère Amie

 

Je vous dois des explications et je n'en puis donner de valables... Seulement pendant des jours, voir [sic] des semaines et des années je suis si déprimé, si fatigué, qu'il m'est sans aucune mauvaise volonté absolument atroce de rencontrer le bon Dieu lui-même.

Je ne sais pas ce que vous me reprochez quant [à] l'opinion que je puis m'être faite. Je vous trouve bien intéressante et pleine de talent incisif et précis. Votre article, l'un des rares que j'ai lus, m'a paru admirable de vérité. Que puis-je dire de plus ?

Vous me prenez pour une femme ? avec des opinions ?... Je n'ai pas d'opinions. Il n'y a pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions.

Je n'aime pas le soleil, je n'aime pas l'Espagne. Je n'ai pas ce qu'il faut. J'ai la peau trop mince, les yeux trop mal défendus, mais je suis content que vous jouissiez de tout cela. Un jour tout de même je prendrai tout mon courage et des lunettes et j'irai comme vous dites me faire une opinion (au cul).

 

 

Vous m'apprenez qu'on raconte des choses sur mon compte. Je croyais qu'on m'avait oublié. Je ne vois personne. Je ne lis rien. Je ne sais pas. Je ne dis rien non plus. Ma vie est finie Lucie, je ne débute pas, je termine dans la littérature c'est bien différent – mes vies plutôt parce qu'enfin j'ai eu bien trois ou quatre à ma connaissance.

Je reviens d'Europe centrale où j'ai vadrouillé comme je l'ai toujours fait. Je n'ai rien trouvé de changé dans les hommes que je connais, le Danube ne remonte pas à sa source, et le 15 Juillet on va payer son terme ici et là-bas.

Je n'ai pas encore écrit une ligne depuis « le Voyage ». Tout ce bruit m'a bien gêné et dégoûté. S'il me rapportait assez de pèze je n'écrirais3 sûrement plus rien. L'âge moyen du cancer Lucie c'est 43 ans, j'en ai 39 – je prendrais à tout hasard 4 ans de vacances4. Profitez bien des vôtres. Je vais partir au début d'Août5. D'ici là on se verra. Venez me demander à bouffer un soir ici. On ne parlera pas –

 

Bien cor[dialemen]t

L.-F. Destouches.

V

[illisible]6

le 15 [août ou septembre 1934]

 

Chère Lucie

 

Je suis bien content d'avoir de vos nouvelles et des bonnes.

Je vous vois d'ici transportée par quelque passion... Et ce goût nouveau pour l'Angleterre d'où vous vient-il ?

Je rentre d'Amérique atrocement sonné en des circonstances tout à fait burlesques.

Toujours à Vaugirard alors ?

Les maisons aussi c'est cocu.

 

Be good !

Destouches.


1 Le laboratoire La Biothérapie.

2 Dans le texte de la N.R.F. (page 557), on trouve « la littéraire » (lecture erronée).

3 Le texte de la N.R.F. donne « écrirai » (lecture erronée).

4 Texte de la N.R.F. : « J'ai encore 4 ans de vacances. »

5 Texte de la N.R.F. : « Je vais partir début 5 août. »

6 S'il s'agit du 15 août, ce mot illisible, sans doute un nom de lieu, pourrait être « Carteret », car le 15 août 1934 Céline envoie à Louise Nevelson une carte postale dont le cachet de la poste est de Carteret-Carentan. C'est probablement Louise Nevelson qui provoque la remarque sur les circonstances tout à fait burlesques de la rentrée de Céline en France après son voyage en Amérique.

Dans son livre Dawns and Dusks (New York, Scribners, 1976), cette artiste américaine dont la sculpture est maintenant célèbre, raconte comment elle a rencontré Céline sur le bateau Liberté. Elle aurait revu Céline plus tard à New York (donc en 1937) et elle affirme que, bien qu'ils n'aient jamais eu de rapports intimes, il lui a demandé de l'épouser. Ce qu'elle a refusé, mais elle avoue que Céline exerçait une grande fascination sur elle : elle évoque un homme brillant, égocentrique, totalement amer, que rien au monde ne pouvait apaiser mais qui avait néanmoins une grande compréhension de l'humanité.

Nous donnons ci-dessous la transcription de deux billets de Céline qui figurent en fac-similé aux pages [48]-49 du livre de Louise Nevelson. Le premier porte le cachet postal de Carteret-Carentan daté du 15-8.

The 15 [août 1934]

Dear miss Nevelson

I hope you are going to make plenty of money so I can look at you without disgust when I will be back in Paris the 26 or 27. 98 Rue Lepic. Paris 18e

L.F. Céline

Have no phone.

St Malo 21 [août 1934]

Dear miss Nevelson,

By now you must have been married over or over again. What passion will be left for me ?

I will be in Paris Saturday evening. Have lunch with me anyday you say, but write one day before. 98 Rue Lepic.

Where is that money ?

Louis F.C.