C'est Elizabeth Craig qui a présenté Karen Marie Jensen à Céline1. En mars 1933, le journaliste Max Descaves trouve le romancier en train de regarder la danseuse danoise, et Céline affirme qu'il pense à elle pour jouer le rôle principal dans L'Église2. Ce projet est tombé à l'eau (comme la pièce elle-même d'ailleurs), mais Céline a gardé le contact avec cette belle jeune femme et, pendant l'été de 1934, quand la perte d'Elizabeth s'avère irrémédiable, il rejoint Karen à Chicago, où elle est en tournée, cherchant sans doute en elle et en sa danse une atténuation de son chagrin. Au cours des années, l'amitié reste solide : en 1935, Céline la verra à Copenhague ; en 1937, avec Lucette Almanzor, il l'accueillera à Paris ; et plus tard, en 1945, c'est elle qui hébergera Céline et Lucette à Copenhague lors de leur arrivée au Danemark.
Est-ce que Céline a été amoureux de Karen Jensen ? Ses lettres trahissent une affection indéniable et une vulnérabilité réelle, et il a manifestement entretenu, au moins un temps, l'idée de partager sa vie avec elle (lettre I). En tout cas, ses rapports avec elle ont été tels qu'ils le laissaient exprimer sa pensée et ses émotions d'une façon extrêmement directe, et ces lettres révèlent, avec une rare clarté, le fond de sa sensibilité. Sont également intéressantes ses réactions à la vie américaine (après ses deux visites, en 1934 et 1937), à son voyage en Russie, à l'approche de la guerre. Recouvrant la période qui s'étend de Mort à crédit à Bagatelles pour un massacre, cette correspondance nous montre un Céline de plus en plus inquiet devant la situation mondiale et pour sa propre sécurité, menant une vie où la seule lumière semble être celle des danseuses et de la danse. Il résume bien son esprit à cette époque dans la lettre XV : « J'aime toujours les danseuses. Je n'aime même que cela. Tout le reste m'est horrible. »