I

[mai 1935]

Chère Madame,

 

Je suis heureux de vous offrir ce témoignage s'il peut servir votre presse. Il est sincère et demeure en deçà de mon sentiment personnel. Mais je sais qu'en ce domaine trop d'assurance peut paraître impertinente.

 

Bien sin[cèreme]nt à v[ou]s

L.-F. Céline

[sur une feuille séparée]

 

Elle s'exprime avec un lyrisme naturel. On peut compter sur ses doigts les virtuoses qui ne tuent pas la Musique. La plupart d'entre eux ne savent pas ce qu'ils font : appris, forcés, la musique n'est pas leur langue... ils la parlent comme le latin1.

 

Louis-Ferdinand Céline

II

[le 26 août 1935]

Mon petit chéri,

 

Comme je suis heureux que tu ne me rejettes pas une fois pour toutes. Comme je t'aime bien. Comme j'ai besoin de toi. Tu sais que je ne mens jamais, que je ne ruse jamais. Que je ne fais jamais de sentiment. Tu vois si je suis parti c'est que je t'encombrais. Je ne suis pas normal. Il te faut vivre certaines choses que je ne peux pas donner. Cette constance de certaines choses m'accable. Je suis bien fidèle je t'assure d'une certaine façon, atrocement fidèle, fidèle comme un Breton, à en crever. Mais la régularité de la vie, la réalité de la vie m'écrase. Ce n'est pas tu sais que je veuille faire l'artiste, le fantasque, l'hystérique, le sujet-exceptionnel-qui-a-besoin-de-passer-ses-caprices. Dieu sait si j'ai cet affreux genre en horreur ! Mais tu sais aussi Lucienne que je ne peux pas, absolument pas être . Pour être un amant sérieux il faut être . Je suis bien plus avec les gens q[uan]d je les quitte. Tu supportes toi Lucienne la réalité – tu es femme les femmes sont dans la réalité – aussi adorables qu'elles soient – les hommes ne prétendent pas s'en abstraire. Je dois bien t'avouer que pour moi la réalité est un cauchemar continuel et Dieu sait si la vie m'a gâté en fait d'expérience ! si j'ai été servi par la réalité ! Je t'aime bien Lucienne, à un point que tu ne peux pas savoir. En ce moment les temps sont durs. Je ne peux pas dire que cela m'affecte beaucoup. Ce qui m'affecte c'est d'avoir à m'occuper de choses qui ne sont pas transposées ni transposables si ce n'est qu'après des années, bien des années. Je ne voudrais pas mourir sans avoir transposé tout ce que j'ai dû subir des êtres et des choses. Là se bornent à peu près toutes mes ambitions. Il m'en reste Lucienne – horriblement beaucoup. Ma mère travaille encore. Je me souviens, au Passage, q[uan]d elle était plus jeune, de l'énorme tas de dentelles à réparer, le fabuleux monticule qui surplombait toujours sa table – une montagne de boulot, pour quelques francs. Ce n'était jamais terminé. C'était pour bouffer. J'en avais des cauchemars la nuit, elle aussi. Cela m'est toujours resté. J'ai comme elle toujours sur ma table un énorme tas d'Horreur en souffrance que je voudrais rafistoler avant d'en finir. Tu me vois toujours impossible parce que tu vois que je suis né tout petit dans une ambiance de cauchemar, et de misère et puis il y a eu la guerre, et puis tant d'autres effroyables épreuves et l'Habitude hélas bien explicable d'escompter toujours le pire, et puis cet espèce d'acharnement à refuser les dons d'une vie que je hais.

 

 

Mais Lucienne je suis trop heureux que tu veuilles bien si gentiment tout simplement me pardonner mes maladresses et mes brutalités. Je n'ai pas besoin d'autre chose – tu le sais bien – je n'ai besoin de rien. Au moins j'ai ce petit bon côté. Je n'embarrasse personne de mes désirs. Je ne pèse pas lourd dans ma grosse personne. Je ne pèse rien en réalité. Ceci au moins compense un peu cela. Et de ceci Lucienne tu n'as pas encore tout compris.

 

 

Sois heureuse autant que possible à ta façon, selon ton rythme. Tu verras. Tout passe. Tout s'arrange, rien n'est essentiel, tout se remplace sauf le pauvre refuge où tout se transpose et s'oublie. Fais attention aux artistes fainéants ils sont légion, aux commentateurs gratuits. De ce côté la brutalité est de règle absolue, il faut écarter les frelons, impérieusement – les imposteurs, les baise-toujours du compliment. L'artiste n'a que faire de ces fadasseries, de ces veuleries commerciales, qui flétrissent et avilissent les mieux doués. Tout doit être brutal, le créateur n'a que faire de l'opinion des hommes, il doit agir sur la matière brute, sur les choses, pas sur les hommes. Il doit avant tout les mépriser – pour ce qu'ils sont, des chiens voluptueux, braillards et avides.

Tu vois, me voilà déjà reparti...

 

 

Je t'embrasse bien fort Lucienne, comme je t'aime bien fort et p[ou]r la vie, forcément. Je voudrais te voir à déjeuner si tu veux de temps en temps. Ne crains rien je ne te poserai pas de questions indiscrètes. Je ne te demanderai rien. Ce n'est pas ma façon tu le sais bien. Je ne te compromettrai pas, s'il y a compromission. De tout ceci tu sais bien que je me fous – effroyablement. A la rentrée en Septembre je t'écrirai. Ne m'oublie pas. Je t'embrasse.

Je vais faire des remplacements par ci, par là, comme lorsque j'étais étudiant. Tu vois tout recommence. L'éternelle jeunesse. C'est facile !

A toi

Louis.

III

[été 1936]

Chère Lucienne,

 

Juste un petit mot – pour te dire que je pense bien à toi – et que je t'aime bien. Je suis un peu inquiet aussi – à cause de l'été et des montagnes, où tu vas certainement partir te casser quelque chose, deux doigts et le reste. Tu ferais mieux d'aller au Danemark où Lindquist2 te recevra certainement très bien – et puis dans d'excellentes conditions – de bon air et de joyeuse ambiance – sans hystérie ni super-esthétisme. Juste de la flöde3 et de la baignade. Le métier que tu fais est terrible. Cette façon de se branler les nerfs à longueur d'année mène droit au cabanon – sans entractes et prosaïques contrastes.

Je sais hélas ce que je dis !

Et puis le Danemark est un endroit avant tout heureux. Je voudrais y aller si je le pouvais. C'est bien gentil l'intense enfer perpétuel mais un petit peu de Paradis, tout de même ça repose.

Entendu comme ça. Je te verrai. J'y compte bien en septembre. A déjeuner où tu voudras. Je voudrais bien te voir. Je t'aime bien jusque-là. Je suis content de te savoir en si merveilleuse forme. Tout est bien ainsi. Préserve-toi. Garde-toi bien. Méfie-toi de tes impulsions trop aventureuses. Ne tente pas le diable. Il détruit. Détruire n'est pas ton destin.

 

Au revoir mon petit

Je t'embrasse bien fort

Louis.

IV

[été 1937]

Mon petit,

 

Je t'embrasse où que tu sois, comme je t'aime bien. Voici l'été et les montagnes et les précipices que tu recherches. Je ne vais pas être tranquille à ton sujet jusqu'en octobre. Pourvu qu'il ne t'arrive rien ! qu'on ne te ramène en miettes, ensevelie dans un Paris-Midi ! On peut s'attendre à tout de ta part. Tu pourrais aussi périr noyée, les femmes sont absurdes, les musiciennes pires. Enfin tout est possible, sauf que je t'oublie, ton terrible secret, petite fée du cristal des airs.

 

Bien affectu[euseme]nt

Louis.

V

le 2 [juin 1939]

Mon petit

 

Tu peux être bien contente. Ce fut tout à fait admirable – un profond enchantement4. Plus rien à dire que te prier de recommencer le plus tôt possible. La maîtrise, la sécurité, la fougue, tout y est. Enfin surtout cet appel magique, ce secret dont j'ai tant besoin. Je ne sais pas ce que je deviendrais si tu venais à ne plus jouer. Comment ne t'aimerais-je pas et mieux que personne... mon cher petit double.

Une petite ombre, une nuance de fatigue dans le Choral. Toujours le même problème. Comment arriver au concert pas tout à fait morte. J'espère que tu vas te soigner, bien te reposer, dormir énormément.

Enfin, il valait bien la peine de te donner tout ce mal, c'est un triomphe. Je ne suis pas le moins heureux de cette immense réussite. Il n'est plus que de l'exploiter... Mais je te sais avisé[e] et je présume parfaitement conseillé[e]. (vacherie)

 

 

Je connais des personnes que tu as empêché de dormir, que le charme de ton jeu de ta personne obsèdent [sic] depuis hier soir. Voici de quoi te rendre un peu plus insupportable.

 

 

A ton prochain concert préviens-moi assez d'avance que je puisse ramasser plus de gens – créer un petit courant – et puis le 30 mai c'est un peu trop tard.

Puis-je te dire deux mots de ma puante personne. Je quitte la Rue Lepic. Je ne sais pas où je vais aller percher plus tard. Pour le moment, après mon prochain passage en Correctionnelle5 (si on ne me retient pas) je vais aller faire des remplacements de confrère en Bretagne et en Normandie. J'ai toujours eu tu le sais la vie pas très facile mais depuis 2 ans c'est une corrida sans appel. Les jours en silex succèdent aux jours en caca. Rien au fond ne pourrait me plaire davantage. C'est la bonne vie de vache pour laquelle je suis fait. J'accumule les maléfices. Je m'en servirai bien un jour.

 

 

Si tu avais à m'écrire – à partir du 10 juin – je serai chez ma mère.

11 Rue Marsollier

Paris 2e

Enfin tu vois je ne veux pas te perdre. Je t'aime trop à ma façon – pas très aimable, pas très baisante, mais bien égoïste, donc telle, bien absolue, fidèle et à l'épreuve du temps.

Je t'embrasse bien fort

Louis.

VI

[le 13 juin 1939]

Chère Lucienne,

 

J'ai appris par Barency6 que tu étais là hier soir à la musique ancienne7. Je ne t'ai pas cherchée pour ne pas t'ennuyer. La roue tourne. Mais je pense toujours bien à toi – mon petit chéri. Je n'ose plus avoir l'air de te donner des conseils. Maintenant tu voles de tes propres ailes. Une grande personne pour ainsi dire.

Tu auras bientôt toutes les haines de la musique contre toi si tu t'élèves encore un peu. Tu seras tu verras de plus en plus seule. Ils doivent être encore plus méchants que tous les autres hystériques les musiciens, puisqu'ils travaillent dans le Suave. Ils sont aussi je crois encore un peu plus bêtes. Enfin gentils comme tout. Mais ils n'ont pas dans leur jeu la Correctionnelle, la grande Tarrasque des littérateurs. Et comme ils l'aiment, je te l'assure ! Tous en prison ! Voici ce qu'au fond te souhaitent tous les dits artistes ! Ces grands cœurs douloureux ! Toi ne te tues pas d[an]s les montagnes – par équivalence. Tu sais que le diable est en toi, un petit peu. Jouis sans te blesser ! Si je peux dire !

Bien affectu[euseme]nt

Louis.


1 Céline a écrit un autre témoignage en 1936 : » Lucienne Delforge est née dans la musique. Son lyrisme est réel, naturel. Cette grâce ne survient guère qu'une ou deux fois par génération, et presque jamais chez une femme. » Ce texte apparaît sous la photo de Lucienne Delforge sur la feuille publicitaire de son récital du 18 mars 1936.

2 Amie danoise de Karen-Marie Jensen, photographe à Copenhague.

3 Crème épaisse dont Céline se montrait particulièrement friand.

4 Le récital de Lucienne Delforge du 31 mai 1939 a eu lieu à la Salle des Concerts de l'École Normale de Musique. Au programme : Bach. Weber. Le Flem. Roussel. Pierné. Schumann et Prélude, Choral et Fugue de Franck.

5 C'est l'époque du procès de L'École des cadavres. Le livre sera condamné le 21 juin.

6 Journaliste qui vouait une grande admiration à Céline. Selon Lucienne Delforge, c'est un personnage pittoresque et sympathique. Dans La Brinquebale avec Céline (La Table Ronde, 1969), Henri Mahé en parle, mais écrit le nom Barancy (page 11 3).

7 Concert du 12 juin 1939 à la Salle Gaveau, du groupe « Ars Rediviva » dirigé par la violoniste Claude Crussard. (Cet ensemble d'artistes femmes a péri par la suite dans un accident d'avion Paris-New York.)