XII

Le jambon héroïque

– Je ne veux pas te voir avec ce va-nu-pieds !

– Enfin, maman…

– Dis-moi que c’est un cauchemar ! Ma fille amoureuse d’un saltimbanque ? D’un grossier manant, sorti de je ne sais où ! Sibylle, es-tu devenue folle ? Mais oui… C’est ça ! Ma fille est folle !

– Maman, arrête. Pas ici. Tais-toi, je t’en prie.

– Et elle me dit de me taire ! Vous entendez ? À sa propre mère, elle dit de se taire ! Ma fille a honte de moi !

Nous sommes à la cour. Comme tous les matins, les notables attendent que la Reine et le Chancelier tiennent conseil. La mère de Sibylle, quelques rangs plus loin, nous fustige du regard. Elle a toutes les apparences d’une grande dame, mais ses éclats de voix trahissent son origine populaire. Je n’ai jamais vu Cagouille aussi embarrassé. Il essaie de disparaître derrière moi, ce qui, vu sa stature, est parfaitement impossible.

– Sibylle, tu sais ce qui t’attend. Tu seras la femme d’un chevalier, un point c’est tout. Sois raisonnable ! Toutes les jeunes filles rêvent d’un chevalier ! Et puis, je ne t’impose personne. Tu as le choix, ce ne sont pas les beaux et valeureux guerriers qui manquent. Alors, quand je te vois faire des yeux de biche à ce… cet Escarbouille !

– Cagouille, maman. Il s’appelle Cagouille !

– Silence ! Je ne veux pas entendre son nom.

– Mais, maman…

– Suffit. Tu épouseras un chevalier, ou tu n’épouseras personne.

À côté de l’estrade, deux hérauts chargés des annonces font tournoyer leurs longues trompettes. Ils sonnent en harmonie, puis se mettent au garde-à-vous. La Reine fait son entrée et s’installe. Le Chancelier la suit, il se place près d’elle.

Quand les révérences sont terminées, Sibylle s’approche respectueusement du trône. Elle tient sous son bras le livre qu’elle et Cagouille ont rapporté dans la roulotte.

– Votre Majesté, j’ai là un objet à vous donner.

– Vos joues brillent. Pourquoi ces larmes, ma filleule ?

– Ma mère n’apprécie pas… mes amis. Elle voudrait me marier à une armure.

– Encore son idée fixe du gendre chevalier ? Que n’en a-t-elle épousé un, si elle rêve d’avoir du fer dans la penderie.

Elle rit, l’assistance aussi, et la mère de Sibylle se fait toute petite. Le Chancelier se racle la gorge, rappelant l’assemblée à des questions plus graves. La Reine redevient sérieuse.

– Qu’apportez-vous, ma petite. Ce livre ? Donnez-le au Chancelier.

– Bien, Votre Majesté. Avec les compliments de Chat Noir, qui l’a dérobé au péril de sa vie, au cœur des troupes ennemies.

Le Chancelier découvre les armoiries de l’Archiduc et les deux Ratakass gravés sur la couverture. Il pousse une exclamation digne de Cagouille, qui fait sursauter la Reine. Il ouvre le volume et lit quelques titres au hasard.

– Air pour faire attaquer les Ratakass. Mélodie ordonnant la retraite sous terre. Musique pour faire tirer des flèches sur l’ennemi. De quelle sorcellerie s’agit-il ?

L’assistance est sidérée. La Reine aussi, au point de quitter son trône pour venir examiner le livre avec le Chancelier. Sibylle leur explique ce que j’ai découvert, que l’on commande les Ratakass en leur jouant des airs de musique.

– Ce livre a été offert à l’Archiduc par le prince Viktar, conclut-elle. Le félon espère commander les Ratakass lors de l’attaque de Coronora.

Une rumeur agitée parcourt le public. Le Chancelier bombe le torse et déclare, avec enthousiasme :

– Or donc, point de magie. Ces Ratakass ne sont que des animaux dressés. Et ces partitions… Ce livre ! Il peut sauver Coronora. Que dis-je, il peut nous permettre de reprendre le royaume !

Des acclamations enthousiastes emplissent la salle. Certains jettent leurs chapeaux, d’autres entonnent des chants patriotiques. Cagouille me tape entre les épaules, et se met à crier cette phrase que tout le monde reprend en chœur :

– Vive Chat Noir !

 

En regagnant la roulotte, près de l’écurie, j’éprouve une certaine fierté. Ah, si Bathilde et mon père pouvaient me voir !

Dans les rues de Coronora, on arrache les avis de recherche qui mettaient ma tête à prix. L’espoir est revenu dans la cité. Le livre de musique va permettre aux forces de la Reine de commander aux Ratakass. Non seulement de les stopper dans leur attaque, mais aussi de les retourner contre nos assaillants ! Ah, j’ai hâte de voir détaler l’Archiduc et le prince Viktar, cherchant à échapper à leur propre arme secrète.

Ces dernières aventures m’ont épuisé. Avec la satisfaction du devoir accompli, je m’assoupis sur un nid de coussins, au fond de la roulotte. Dans mes rêves, je vois Phélina, vaincue, le regard plein de remords. La Reine bienveillante lui rend la liberté et me confie sa surveillance. Nous partons à cheval vers Deux-Brumes, ses bras sont serrés autour de ma taille, sa tête appuyée contre mon dos… Quand soudain, la porte de la roulotte claque et me réveille en sursaut.

Dehors, il fait noir. Le château est assoupi. J’ai dû dormir depuis midi jusqu’au milieu de la nuit. Cagouille allume une lanterne et alimente le poêle. Il n’a pas l’air joyeux.

– J’t’ai réveillé, Sashouille ?

– Pas grave. Tu en fais une tête, dis donc.

– Bah, j’suis malancolique. Sibylle aussi, elle a pleurnichié toute la soirée. C’t à cause de sa mère. T’as vu la scène, tout à l’heure.

Je remets mes chaussures, puis je m’étire en bâillant. Cagouille me tend une tasse de lait et boit le reste à la cruche, ce qui lui dessine une moustache blanche lui donnant l’air d’un gros matou borgne.

– Que puis-je faire pour te remonter le moral ?

– Rien du trou. Mercille quand même.

Il prend un air triste et pensif, puis tout à coup s’illumine.

– Ah, si ! Y a une chose que tu peux m’faire plaisir !

– Oui ?

– Prends ton machin, là, ton crotte-serrures, et viende avec moille. Tu veux bien ?

– Je veux bien, mais pour aller où ?

– À la chasse au trésor, mon vieux !

 

Sibylle a grandi au château et en connaît tous les recoins. J’apprends qu’elle a partagé avec Cagouille certains de ses secrets. Avec des airs de conspirateur, il m’entraîne derrière la chapelle et me demande de faire le guet. Sous les vitraux, plusieurs niches abritent des statues. Cagouille en choisit deux, tourne la tête de la première, puis abaisse le bras de la seconde. Ensuite, il tire une sorte de piton enfoncé dans la pierre. Un déclic se fait entendre, puis il se met à pousser sur le mur. La paroi pivote en grinçant, ouvrant un passage où il s’engouffre.

– Grouille, ça va s’refermer.

J’entre derrière lui. La porte dérobée se remet aussitôt en place. Je n’ai pas mes torches-bâtonnets, mais Cagouille a prévu une bougie.

– Fais pas d’bruit ou on va se faire choper.

Nous descendons un couloir poussiéreux peuplé d’araignées. À plusieurs embranchements, Cagouille choisit sans hésiter la direction à suivre. Puis nous remontons un escalier qui aboutit à une porte.

– Tu sembles bien connaître le chemin !

– Ouaille, j’y viende des fois quand j’ai un creux. On est dans le château, maintenant. Alors, d’la discrétion, hein ?

Cagouille pousse la porte qui, de l’autre côté, est camouflée par un mur garni de crochets où pendent des torchons.

– Mais, ce sont les cuisines ! Où est-il, ton trésor ?

– Là-bas, viende.

Les fourneaux sont tièdes. Tout est nettoyé, tout est rangé. De bonnes odeurs de sauce au vin et de pâtisserie traînent dans l’atmosphère. Cagouille allume des lumières. Casseroles de cuivre et carafes en cristal se mettent à chatoyer. Je n’ai jamais vu de cuisine si spacieuse, si propre, et si bien équipée.

– Dis donc, ça n’est pas un délit que de chaparder dans la cuisine royale ?

– Penses-tu ! Suffit d’pas se faire prendre. Eh pis, y a pas grand-chose à piquer. Des bouts d’pain, quelques bricoles qui traînent. Trois fois rien.

Cagouille m’entraîne vers une partie de la pièce masquée par un rideau. Il le fait coulisser. Derrière se trouve un large garde-manger grillagé, protégé par un solide verrou.

– Voilàille, tout est là ! Tout est sous clef !

– C’est ton fameux trésor ?

– ‘bsolument. Ah ! C’que j’ai pu venir rêver devant tout ça. Regarde ! Gigot ! Chapon ! Champignons ! Tartes ! Charcutailles ! Crèmes ! Confitures !

– Ils ont dû poser cette serrure en apprenant que tu arrivais en ville.

– C’est malin. Vas-y, ouvre !

À quoi bon argumenter ? Je déverrouille le garde-manger et Cagouille se jette dessus. On croirait qu’il est à jeun depuis Deux-Brumes ! Personnellement, l’idée de toucher à la nourriture de la Reine me fait l’effet d’un sacrilège. Je le laisse bâfrer et file monter la garde à la véritable entrée, celle qui donne dans les couloirs du château.

Une petite musique se fait entendre, à peine audible. D’abord, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une harpe, quelque part dans le bâtiment. Mais, en tendant l’oreille, il me semble qu’elle vient plutôt de la cuisine où nous sommes.

– Cagouille. Oh, Cagouille ! Viens un peu par ici. Tu n’entends pas quelque chose ?

Mon copain me rejoint, empoignant un jambon par son os, et brandissant dans l’autre main le plus gros saucisson que j’aie jamais vu.

– J’entends rien…

– Cesse de mâcher un instant et écoute.

– Purin, t’as raison, y a comme une musique miniature.

Suivant la piste à l’oreille, je découvre un sac, entassé avec d’autres, d’où proviennent les notes cristallines. Celui-ci a un trou sur le flanc, comme en font les rongeurs qui s’attaquent aux réserves.

– Purin ! Des rats ?

– Oui, mais ceux-là n’ont pas percé le sac pour voler la nourriture. Ils devaient être à l’intérieur et l’ont déchiré pour en sortir.

– T’as raison, y a des traces de pattes qui s’éloignent.

J’y plonge la main, fouillant dans la farine d’épeautre qu’il contient. J’en sors une petite boîte. Son couvercle s’ouvre d’un coup de pouce. À l’intérieur, tout un mécanisme de rouages, de ressorts et de lamelles produit une mélodie qui se répète en boucle. J’examine le système et pousse un sifflement admiratif.

– C’est juste une boîte à musique, Sashouille.

– Oui, mais elle n’est pas ordinaire. J’ai déjà vu mon père construire ce genre de mécanisme. Tu vois ces ressorts ? On les remonte avec une clef, et ils mettent un certain temps à se détendre. Après ce délai, l’appareil se met en marche.

– Tu veux dire… C’est une boîte à musique à retardation ?

– Exactement ! Il y avait des Ratakass dans ce sac. La boîte à musique a été conçue pour se déclencher à retardement, et leur donner l’ordre d’agir dans la nuit.

– Où qu’y peuvent être, maintenant ?

– Il faut le découvrir ! Laisse tomber ta charcuterie et suivons-les.

 

Cagouille, ne lâchant ni son saucisson ni son jambon, examine les traces de pattes enfarinées.

– J’dirais qu’y sont deux Ratachiass, pas plus. Regarde ! Ils sont sortis dans le couloir.

La piste mène jusqu’aux trous d’aération du bas de la porte. Mon croque-serrures nous ouvre la voie et nous pénétrons dans le corridor. Les traces de farine disparaissent peu après. Mais les ravages provoqués par les Ratakass nous montrent le chemin à suivre.

Tout au long des couloirs et des escaliers, nous découvrons des individus statufiés, figés dans leurs dernières activités. Il s’agit de gardes et de serviteurs qui travaillent la nuit. Certains tiennent debout, en équilibre, d’autres sont tombés au sol, le regard fixe, la main crispée sur une hallebarde ou un balai. À chacun d’entre eux, je retire la flèche empoisonnée qu’ils ont reçue dans la fesse ou la cuisse.

– On croirait des statutes ! Purin… Tu crois qu’ils sont morts ?

– Non, ils sont paralysés mais tout à fait conscients. Crois-moi, j’ai expérimenté le phénomène.

La piste nous conduit dans les étages du donjon. Tous ces êtres figés donnent l’impression de traverser un château de conte de fées, en proie à un maléfice. Cagouille n’en revient pas. Mais il n’en a pas lâché pour autant ses morceaux de charcuterie.

– Sashouille ! Là, ça s’rait pas…

– … la chambre de la Reine !

La porte monumentale est décorée des armoiries royales en relief doré. Elle est flanquée d’un gardien colossal, presque un géant. Comme les autres, le pauvre homme est pétrifié.

Des morceaux de verre crissent sous nos pieds. Cagouille m’indique le sommet de la porte où des vitraux sont brisés.

– Les sales bestioles ! Z’ont grimpé en haut de la porte pour entrer par le carreau !

Nous tentons de la pousser, mais elle est fermée à clef. Cagouille frappe avec son jambon contre le battant. La voix alarmée de la Reine nous répond.

– Que se passe-t-il ? Nos ennemis passent à l’attaque ?

– Vot’ Majesté ! Bougez pas d’un poil ! Restez où s’que vous êtes !

Mon croque-serrures entre en action et je me précipite dans la chambre. Mais à peine ai-je franchi le seuil qu’une petite flèche lumineuse vient se planter dans mon bras ! En un instant, mes muscles se raidissent, mon corps tout entier devient pierre. Je tombe en arrière, figé, et me retrouve appuyé contre le chambranle, tel un mannequin négligemment abandonné. Les yeux grands ouverts, j’assiste au spectacle le plus extraordinaire que Cagouille ait jamais donné.

La Reine, majestueuse, bien qu’en chemise de nuit, s’est dressée sur son lit. Elle s’abrite tant bien que mal derrière une colonne du baldaquin. Cagouille, héroïque, s’interpose entre la souveraine et les deux petits intrus. Celui qui m’a paralysé est occupé à recharger son arbalète miniature. Mon valeureux ami ne lui en laisse pas le temps ! D’un grand coup de saucisson, il le frappe et l’envoie valdinguer comme une balle. Le rat pousse un cri en traversant la fenêtre, puis disparaît dans le vide.

La fiole du second Ratakass ne contient pas la mixture luminescente habituelle. Au lieu du poison paralysant, il s’y trouve un liquide sombre, rouge comme du sang malade. Le maudit animal tire vers la Reine une flèche à la pointe enduite de ce produit malsain. Cagouille, poussant un juron terrible, se jette en travers et intercepte le projectile avec son jambon. Aussitôt, la viande devient noirâtre. Un cercle de pourriture s’étend autour du carreau planté dans la couenne. Cette flèche empoisonnée avait pour but de tuer la Reine !

Le Ratakass assassin se réfugie dans un coin pour réarmer son arbalète. Mais Cagouille ne lui en laisse pas le temps ! D’un premier coup avec son saucisson, il le désarme. Puis, lui en assénant un second avec le jambon, il l’assomme, écrasant la fiole dont le liquide mortel se répand sur le plancher.

 

Le bruit de la fenêtre brisée a ameuté les gardes postés dehors. Des hommes d’armes se ruent dans la chambre royale, l’épée au poing. Quelle n’est pas leur stupeur en découvrant la Reine, dans sa chemise de nuit, réfugiée derrière ce guerrier borgne, à la tignasse ébouriffée, brandissant de la charcuterie dans une pose héroïque !