J’arrive exactement à l’heure fixée : il est six heures et demie. Il fait presque nuit déjà. Le hangar n’est pas fermé. J’entre en poussant la porte, qui n’a plus de serrure.
À l’intérieur, tout est silencieux. Écoutant avec plus de rigueur, l’oreille attentive enregistre seulement un petit bruit clair et régulier, assez proche : des gouttes d’eau qui s’écoulent de quelque robinet mal serré, dans une cuve, ou une cuvette, ou une simple flaque sur le sol.
Sous la faible clarté qui filtre à travers les larges fenêtres aux vitres crasseuses, en partie brisées, je distingue avec difficulté les objets qui m’entourent, entassés de tous côtés dans un grand désordre, hors d’usage sans doute : anciennes machines au rebut, carcasses métalliques et ferrailles diverses, que la poussière et la rouille colorent d’une teinte noirâtre, uniforme et terne.
Quand mes yeux sont un peu habitués à la pénombre, je remarque enfin l’homme, en face de moi. Debout, immobile, les deux mains dans les poches de son imperméable, il me regarde sans prononcer un mot, sans esquisser à mon adresse la moindre salutation. Le personnage porte des lunettes noires, et une idée me traverse l’esprit : il est peut-être aveugle...
Grand et mince, jeune selon toute apparence, il s’appuie d’une épaule désinvolte contre une pile de caisses aux formes inégales. Son visage est peu visible, à cause des lunettes, entre le col relevé du trench-coat et le bord du chapeau rabattu sur le front. L’ensemble fait irrésistiblement penser à quelque vieux film policier des années 30.
Immobilisé maintenant moi-même, à cinq ou six pas de l’homme qui demeure aussi figé qu’une statue de bronze, j’articule avec netteté (bien qu’à voix basse) le message codé de reconnaissance : « Monsieur Jean, je présume ? Mon nom est Boris. Je viens pour l’annonce. »
Et c’est ensuite, de nouveau, le seul bruit régulier des gouttes d’eau, dans le silence. Cet aveugle est-il également sourd et muet ?
Au bout de plusieurs minutes, la réponse arrive enfin : « Ne prononcez pas Jean, mais Djinn. Je suis américaine. »
Ma surprise est si forte que je la dissimule à grand-peine. La voix est en effet celle d’une jeune femme : voix musicale et chaude, avec des résonances graves qui lui donnent un air d’intimité sensuelle. Pourtant, elle ne rectifie pas cette appellation de « monsieur », qu’elle semble donc accepter.
Un demi-sourire passe sur ses lèvres. Elle demande : « Cela vous choque de travailler sous les ordres d’une fille ? »
Il y a du défi dans le ton de sa phrase. Mais je décide aussitôt de jouer le jeu. « Non, monsieur, dis-je, au contraire. » De toute façon, je n’ai pas le choix.
Djinn n’a pas l’air pressée de parler davantage. Elle m’observe avec attention, sans complaisance. Peut-être porte-t-elle sur mes capacités un jugement défavorable. Je redoute le verdict, qui tombe en fin d’examen : « Vous êtes assez joli garçon, dit-elle, mais vous êtes trop grand pour un Français. »
J’ai envie de rire. Cette jeune étrangère n’est pas en France depuis longtemps, je suppose, et elle arrive avec des idées toutes faites. « Je suis français », dis-je en guise de justification. « La question n’est pas là », tranche-t-elle après un silence.
Elle parle français avec un léger accent, qui a beaucoup de charme. Sa voix chantante et son aspect androgyne évoquent, pour moi, l’actrice Jane Frank. J’aime Jane Frank. Je vais voir tous ses films. Hélas, comme dit « monsieur » Djinn, la question n’est pas là.
Nous restons ainsi, à nous étudier, quelques minutes encore. Mais il fait de plus en plus sombre. Pour masquer ma gêne, je demande : « Où est donc la question ? »
Détendue pour la première fois, semble-t-il, Djinn esquisse le délicieux sourire de Jane. « Il va être nécessaire pour vous, dit-elle, de passer inaperçu dans la foule. »
J’ai très envie de lui renvoyer son sourire, accompagné d’un compliment sur sa personne. Je n’ose pas : elle est le chef. Je me contente de plaider ma cause : « Je ne suis pas un géant. » En fait, j’ai à peine un mètre quatre-vingts, et elle-même n’est pas petite.
Elle me demande d’avancer vers elle. Je fais cinq pas dans sa direction. De plus près, son visage a une pâleur étrange, une immobilité de cire. J’ai presque peur de m’approcher plus. Je fixe sa bouche...
« Encore », dit-elle. Cette fois, il n’y a pas de doute ses lèvres ne bougent pas quand elle parle. Je fais un pas de plus et je pose la main sur sa poitrine.
Ce n’est pas une femme, ni un homme. J’ai devant moi un mannequin en matière plastique pour vitrine de mode. L’obscurité explique ma méprise. Le joli sourire de Jane Frank est à porter au crédit de ma seule imagination.
« Touchez encore, si ça vous fait plaisir », dit avec ironie la voix charmeuse de monsieur Djinn, soulignant le ridicule de ma situation. D’où vient cette voix ? Les sons ne sortent pas du mannequin lui-même, c’est probable, mais d’un haut-parleur dissimulé juste à côté.
Ainsi, je suis surveillé par quelqu’un d’invisible. C’est très désagréable. J’ai la sensation d’être maladroit, menacé, fautif. La fille qui me parle est, aussi bien, assise à plusieurs kilomètres ; et elle me regarde, comme un insecte dans un piège, sur son écran de télévision. Je suis sûr qu’elle se moque de moi.
« Au bout de l’allée centrale, dit la voix, il y a un escalier. Vous montez au deuxième étage. Les marches ne vont pas plus haut. » Heureux de quitter ma poupée sans vie, j’exécute ces instructions avec soulagement.
Arrivé au premier étage, je vois que l’escalier s’arrête là. C’est donc un second étage à l’américaine. Cela me confirme dans mon opinion : Djinn n’habite pas en France.
Je suis maintenant dans une sorte de vaste grenier, qui ressemble tout à fait au rez-de-chaussée : mêmes vitrages sales et même disposition des allées parmi les empilements d’objets en tous genres. Il fait juste un peu plus clair.
Je tourne mes regards à droite et à gauche, à la recherche d’une présence humaine dans ce fouillis de carton, de bois et de fer.
Soudain, j’ai la troublante impression d’une scène qui se répète, comme dans un miroir : en face de moi, à cinq ou six pas, se dresse le même personnage immobile, avec son imperméable à col relevé, ses lunettes noires et son chapeau de feutre à bord rabattu sur le front, c’est-à-dire un second mannequin, reproduction exacte du premier, dans une posture identique.
Je m’approche, à présent, sans hésiter ; et j’allonge le bras en avant... Par bonheur, j’arrête à temps mon geste : la chose vient de sourire, et ici de façon incontestable, si je ne suis pas fou. Ce faux mannequin de cire est une vraie femme.
Elle tire la main gauche de sa poche, et, d’un mouvement très lent, elle lève son bras pour écarter le mien, demeuré en l’air sous l’effet de la surprise.
« Touche pas, dit-elle, c’est miné ! » La voix est bien la même, avec le même attrait sensuel et le même accent bostonien ; sauf que, désormais, elle me tutoie avec une parfaite impertinence.
« Excuse-moi, dis-je, je suis un idiot. » Elle retrouve aussitôt son ton sévère et sans réplique : « Pour la bonne règle, dit-elle, tu es toujours obligé de me dire vous. »
« O. K. », dis-je sans abandonner mon apparente bonne humeur. Pourtant, toute cette mise en scène commence à m’agacer. Djinn le fait sans doute exprès, car elle ajoute, après un instant de réflexion : « Et ne dis pas O. K., c’est très vulgaire, surtout en français. »
J’ai hâte de terminer cette entrevue déplaisante : je n’ai rien à espérer, après un tel accueil. Mais, en même temps, cette jeune fille insolente exerce sur moi une trouble fascination. « Merci, dis-je, pour les leçons de français. »
Comme devinant mes pensées, elle dit alors : « Impossible pour toi de nous quitter. C’est trop tard, la sortie est gardée. Je te présente Laura, elle est armée. »
Je me retourne vers l’escalier. Une autre fille, exactement dans le même costume, avec lunettes noires et chapeau mou, est là, en haut des marches, les mains enfoncées dans les poches de son imperméable.
La position de son bras droit et la déformation de sa poche donnent un air vraisemblable à la menace : cette jeune personne braque sur moi un revolver, de fort calibre, dissimulé par le tissu... Ou bien elle fait semblant.
« Hello, Laura. Comment allez-vous ? », dis-je dans mon meilleur style de trileur sobre. « Comment allez-vous », affirme-t-elle en écho, d’une manière tout anglo-saxonne. Elle est sans grade dans l’organisation, puisqu’elle me vouvoie.
Une idée absurde passe dans ma tête : Laura n’est que le mannequin inanimé du rez-de-chaussée, qui, montant les marches à ma suite, se trouve de nouveau en face de moi.
En vérité, les filles ne sont plus comme autrefois. Elles jouent aux gangstères, aujourd’hui, comme des garçons. Elles organisent des rakètes. Elles font des holdeupes et du karaté. Elles violent les adolescents sans défense. Elles portent des pantalons... La vie n’est plus possible.
Djinn estime probablement que des explications sont nécessaires, car elle entame, à ce moment, un plus long discours : « Tu pardonnes, j’espère, nos méthodes. Nous sommes dans l’obligation absolue de travailler comme ça : faire attention aux ennemis éventuels, surveiller la fidélité des nouveaux amis ; bref, opérer toujours avec les plus grandes précautions, comme tu viens de voir. »
Puis, après une pause, elle continue : « Notre action est secrète, par nécessité. Elle comporte pour nous des risques importants. Tu vas nous aider. Nous allons te donner des instructions précises. Mais nous préférons (du moins au début) ne te révéler ni le sens particulier de ta mission ni le but général de notre entreprise. Cela pour des raisons de prudence, mais aussi d’efficacité. »
Je lui demande ce qui se passe si je refuse. En fait, elle ne me laisse pas d’alternative : « Tu as besoin d’argent. Nous payons. Donc, tu acceptes sans discuter. Inutile de poser des questions ou de faire des commentaires. Tu fais ce que nous demandons et c’est tout. »
J’aime la liberté. J’aime être responsable de mes actes. J’aime comprendre ce que je fais... Et, cependant, je donne mon accord à ce marché bizarre.
Ce n’est pas la peur de ce revolver imaginaire qui me pousse, ni un si vif besoin d’argent... Il y a beaucoup d’autres moyens pour gagner sa vie, quand on est jeune. Alors, pourquoi ? Par curiosité ? Par bravade ? Ou pour un motif plus obscur ?
De toute façon, si je suis libre, j’ai le droit de faire ce que j’ai envie de faire, même contre ma raison.
« Tu penses quelque chose, que tu caches, dit Djinn. – Oui, dis-je. – Et c’est quoi ? – C’est sans rapport avec le travail. »
Djinn ôte alors ses lunettes noires, laissant admirer ses jolis yeux pâles. Puis elle m’adresse, enfin, le ravissant sourire que j’espère depuis le début. Et renonçant au tutoiement hiérarchique, elle murmure de sa voix douce et chaude : « Maintenant, vous dites ce que vous pensez. »
« La lutte des sexes, dis-je, est le moteur de l’histoire. »