CHAPITRE 5

 

Pendant que la voiture roulait, j’ai de nouveau pensé à l’absurdité de ma situation. Mais je n’ai pas réussi à prendre la décision d’y mettre fin. Cette obstination me surprenait moi-même. Je me la reprochais, tout en m’y complaisant. L’intérêt que je porte à Djinn ne pouvait pas en être la seule cause. Il y avait aussi, certainement, la curiosité. Quoi d’autre encore ?

Je me sentais entraîné dans un enchaînement d’épisodes et de rencontres, où le hasard ne jouait sans doute aucun rôle. C’était moi seulement qui n’en saisissais pas la causalité profonde. Ces mystères successifs m’ont fait penser à une sorte de course au trésor : on y progresse d’énigme en énigme, et l’on n’en découvre la solution que tout à la fin. Et le trésor, c’était Djinn !

Je me suis posé des questions, également, sur le genre de travail que l’organisation attendait de moi. Craignait-on de m’en parler ouvertement ? Était-ce une besogne si peu avouable ? Que signifiaient ces longs préliminaires ? Et pourquoi m’y laissait-on si peu d’initiative ?

Cette absence totale d’information, je l’espérais quand même provisoire : peut-être devais-je d’abord passer par cette première phase, où l’on me mettait à l’épreuve. La course au trésor devenait ainsi, dans mon esprit romanesque, comme un voyage initiatique.

Quant à ma récente transformation en ce personnage classique d’aveugle guidé par un enfant, elle représentait sans aucun doute une façon d’éveiller la compassion des gens, et par conséquent d’endormir leur méfiance. Mais, pour passer inaperçu dans la foule, comme on me l’avait formellement recommandé, cela me paraissait un moyen très discutable.

En outre, un sujet précis d’inquiétude revenait sans cesse dans mes préoccupations : où allions-nous en ce moment ? Quelles rues, quels boulevards suivions-nous ? Vers quelles banlieues roulions-nous ainsi ? Vers quelle révélation ? Ou bien, vers quel nouveau secret ? Le trajet pour y parvenir allait-il être long ?

Ce dernier point surtout – la durée du parcours en voiture – me tracassait, sans raison précise. Peut-être Jean était-il autorisé à me le dire ? À tout hasard, je le lui ai demandé. Mais il m’a répondu qu’il n’en savait rien lui-même, ce qui m’a paru encore plus étrange (dans la mesure, du moins, où je l’ai cru).

Le chauffeur, qui entendait tout ce que nous disions, est alors intervenu pour me rassurer :

« Ne vous en faites pas. On va y être bientôt. »

Mais j’ai perçu au contraire dans ces deux phrases, je ne sais pourquoi, une vague menace. De toute manière, ça ne voulait pas dire grand-chose. J’ai écouté les bruits de la rue, autour de nous, mais ils ne fournissaient aucun indice sur les quartiers que nous traversions. Peut-être la circulation y était-elle cependant moins animée.

Ensuite, Jean m’a offert des bonbons à la menthe. Je lui ai répondu que j’en voulais bien un. Mais c’était plutôt par politesse. Alors il m’a touché le bras gauche, en disant :

« Tenez. Donnez-moi votre main. »

Je la lui ai tendue, paume ouverte. Il y a déposé une pastille à moitié fondue, un peu collante, comme en ont tous les enfants dans leurs poches. Je n’en avais vraiment plus aucune envie, mais je n’osais pas l’avouer au donateur : une fois la pastille acceptée, il devenait impossible de la lui rendre.

Je l’ai donc introduite dans ma bouche, tout à fait à contrecœur. Je lui ai tout de suite trouvé un goût bizarre, fade et amer à la fois. J’ai eu très envie de la recracher. Je m’en suis abstenu, toujours pour ne pas vexer le gamin. Car, ne le voyant pas, je ne savais jamais s’il n’était pas justement en train de m’observer.

Je découvrais là une conséquence paradoxale de la cécité : un aveugle ne peut plus rien faire en cachette ! Les malheureux qui ne voient pas craignent continuellement d’être vus. Pour échapper à cette sensation désagréable, dans un réflexe assez illogique, j’ai fermé les yeux derrière mes lunettes noires.

.....

J’ai dormi, j’en suis convaincu ; ou, du moins, ai-je sommeillé. Mais j’ignore pendant combien de temps.

« Réveillez-vous, a dit la voix du gamin, nous descendons ici. »

Et il me secouait un peu, en même temps. Je soupçonne à présent cette pastille de menthe, à la saveur suspecte, d’être un bonbon narcotique ; car je n’ai guère l’habitude de m’endormir ainsi en voiture. Mon ami Jean m’a drogué, c’est plus que probable, comme il avait dû en recevoir l’ordre. De cette manière, je ne connais même pas la durée du parcours que nous venons d’accomplir.

La voiture est arrêtée. Et mon jeune guide a déjà payé le prix de la course (si, toutefois, il s’agit vraiment d’un taxi, ce qui me semble de moins en moins sûr). Je ne perçois plus aucune présence à la place du chauffeur. Et j’éprouve le sentiment confus de ne plus me trouver dans la même automobile.

J’ai beaucoup de mal à reprendre mes esprits. L’obscurité où je suis encore plongé rend plus pénible mon réveil, et le laisse aussi plus incertain. J’ai l’impression que mon sommeil se prolonge, pendant que je suis en train de rêver que j’en sors. Et je ne possède plus la moindre idée de l’heure.

« Dépêchez-vous. Nous ne sommes pas en avance. »

Mon ange gardien s’impatiente et me le fait savoir sans ménagement, de sa drôle de voix qui déraille. Je m’extrais avec peine de la voiture, et je me mets debout tant bien que mal. Je me sens tout étourdi, comme si j’avais trop bu.

« Maintenant, dis-je, rends-moi ma canne. »

Le gamin me la met dans la main droite, et il saisit ensuite la gauche, pour m’entraîner avec vigueur.

« Ne va pas si vite. Tu vas me faire perdre l’équilibre.

– Nous allons être en retard, si vous traînez.

– Où allons-nous à présent ?

– Ne me le demandez pas. Je n’ai pas le droit de vous le dire. Et d’ailleurs, ça n’a pas de nom. »

L’endroit est, en tout cas, bien silencieux. Il me semble qu’il n’y a plus personne autour de nous. Je n’entends ni paroles ni bruits de pas. Nous marchons sur du gravier. Puis le sol change. Nous franchissons un seuil et nous pénétrons dans un bâtiment.

Là, nous accomplissons un parcours assez compliqué, que le gamin a l’air de connaître par cœur, car il n’hésite jamais aux changements de direction. Un plancher de bois a succédé aux dallages du début.

Ou bien, il y a quelqu’un d’autre, maintenant, qui nous accompagne, ou plutôt qui nous précède, afin de nous montrer le chemin. En effet, si je m’arrête un instant, mon jeune guide, qui me tient par la main, s’arrête aussi, et je crois alors distinguer, un peu plus en avant, un troisième pas qui continue encore pendant quelques secondes. Mais c’est difficile de l’affirmer.

« Ne vous arrêtez pas », dit le gamin.

Et quelques mètres plus loin :

« Faites attention, nous arrivons à des marches. Prenez la rampe de la main droite. Si votre canne vous gêne, donnez-la moi. »

Non, instinctivement, je préfère ne pas la lui abandonner. Je pressens comme un danger qui s’approche. Je saisis donc, de la même main, la rampe en fer et la poignée recourbée de la canne. Je me tiens prêt à toute éventualité. Si quelque chose de trop inquiétant survient, je m’apprête à arracher brusquement mes lunettes noires avec la main gauche (que le gamin tient assez mollement dans la sienne) et à brandir, avec la droite, ma canne ferrée en guise d’arme défensive.

Mais aucun événement alarmant ne se produit. Après avoir gravi un étage, par un escalier très raide, nous arrivons rapidement à une salle où se tient, paraît-il, une réunion. Jean m’en a averti avant d’entrer, ajoutant à mi-voix :

« Ne faites pas de bruit. Nous sommes les derniers. Ne nous faisons pas remarquer. »

Il a ouvert doucement la porte et je le suis, toujours tenu par la main, comme un petit enfant. Il y a beaucoup de monde dans la pièce : je m’en rends compte aussitôt d’après les très légers – mais nombreux – bruits divers, de respirations, de toux retenues, de froissements d’étoffes, de menus chocs ou glissements furtifs, de semelles râclant imperceptiblement le plancher, etc.

Pourtant, tous ces gens se tiennent immobiles, j’en suis convaincu. Mais ils sont sans doute restés debout, et ils remuent un peu sur place, c’est forcé. Comme on ne m’a pas indiqué sur quoi m’asseoir, je ne le fais pas, moi non plus. Autour de nous, personne ne dit rien.

Et soudain, dans ce silence peuplé de multiples présences attentives, la surprise tant attendue arrive enfin. Djinn est là, dans la salle, sa jolie voix s’élève à quelques mètres de moi. Et je me sens, d’un seul coup, récompensé de toute ma patience.

« Je vous ai réunis, dit-elle, afin de vous fournir quelques explications, désormais nécessaires... »

Je l’imagine sur une estrade, debout aussi, et face à son public. Y a-t-il une table devant elle, comme dans une salle de classe ? Et comment Djinn est-elle habillée ? A-t-elle toujours son imperméable et son chapeau de feutre ? Ou bien les a-t-elle ôtés pour cette réunion ? Et ses lunettes noires, les a-t-elle gardées ?

Pour la première fois, je brûle d’envie d’enlever les miennes. Mais personne ne m’y a encore autorisé ; et ce n’est en somme pas du tout le moment, avec tous ces voisins qui peuvent me voir. Sans compter Djinn elle-même... Je dois donc me contenter de ce qui m’est offert : la délicieuse voix au léger accent américain.

« ... organisation clandestine internationale... cloisonnement des tâches... grande œuvre humanitaire... »

Quelle grande œuvre humanitaire ? De quoi parle-t-elle ? Tout à coup, je prends conscience de ma frivolité : je n’écoute même pas ce qu’elle dit ! Charmé par ses intonations exotiques, tout occupé à imaginer le visage et la bouche d’où celles-ci proviennent (est-ce qu’elle sourit ? Ou bien prend-elle son faux air dur pour chef de gang ?), j’ai omis l’essentiel : m’intéresser à l’information contenue dans ses paroles ; je les savoure au lieu d’en enregistrer le sens. Alors que je me prétendais si impatient d’en apprendre davantage sur mon futur travail !

Et voilà que Djinn, à présent, s’est tue. Que vient-elle de dire au juste ? J’essaie en vain de me le rappeler. J’ai vaguement l’idée que c’étaient seulement des phrases d’accueil, de bienvenue dans l’organisation, et que le plus important reste encore à venir. Mais pourquoi se tait-elle ? Et que font les autres auditeurs, pendant ce temps ? Personne ne bouge, autour de moi, ni ne manifeste d’étonnement.

Je ne sais pas si c’est l’émotion, mais des picotements importuns m’agacent l’œil droit. D’énergiques contractions de la paupière ne parviennent pas à m’en débarrasser. Je cherche un moyen de me gratter discrètement. Ma main gauche est demeurée dans celle du gamin, qui ne me lâche pas, et la droite est encombrée par la canne. Cependant, n’y tenant plus, je tente avec cette main droite de me frotter au moins les alentours de l’œil.

Gêné par la poignée recourbée de la canne, je fais un geste maladroit, et l’épaisse monture des lunettes glisse vers le haut, sur l’arcade sourcilière. En fait, les verres se sont à peine déplacés, mais l’intervalle créé entre la peau et le bord en caoutchouc est pourtant suffisant pour me laisser apercevoir ce qui se trouve juste sur ma droite...

J’en reste stupéfait. Je n’avais guère supposé cela... Je bouge lentement la tête, afin de balayer un champ plus large au moyen de mon étroite fente de vision. Ce que je vois, de tous les côtés, ne fait que confirmer ma première stupeur : j’ai l’impression de me trouver devant ma propre image, multipliée par vingt ou trente.

La salle entière est en effet pleine d’aveugles, de faux aveugles aussi, probablement : des jeunes hommes de mon âge, vêtus de façons diverses (mais, somme toute, assez proches de la mienne), avec les mêmes grosses lunettes noires sur les yeux, la même canne blanche dans la main droite, un gamin tout pareil au mien les tenant par la main gauche.

Ils sont tous tournés dans le même sens, vers l’estrade. Chaque couple – un aveugle et son guide – est isolé de ses voisins par un espace libre, toujours à peu près le même, comme si l’on avait pris soin de ranger, sur des cases bien délimitées, une série de statuettes identiques.

Et, brusquement, un stupide sentiment de jalousie me serre le cœur : ce n’est donc pas à moi que Djinn s’adressait ! Je savais bien qu’il s’agissait d’une réunion nombreuse. Mais c’est tout autre chose de constater, de mes propres yeux, que Djinn a déjà recruté deux ou trois douzaines de garçons, peu différents de moi et traités exactement de la même manière. Je ne suis rien de plus, pour elle, que le moins remarquable d’entre eux.

Mais, juste à ce moment, Djinn recommence à parler. Très bizarrement, elle reprend son discours au beau milieu d’une phrase, sans répéter les mots qui précèdent pour conserver la cohérence du propos. Et elle ne dit rien pour justifier cette interruption ; son ton est exactement le même que s’il n’y en avait pas eu.

« ... vont vous permettre de ne pas éveiller les soupçons... »

Ayant abandonné toute prudence (et toute obéissance à des consignes que tout à coup je ne supporte plus), je réussis à tourner la tête suffisamment, en me tordant le cou et en levant le menton, pour avoir le centre de l’estrade dans mon champ visuel...

Je ne comprends pas tout de suite ce qui se passe... Mais bientôt je dois me rendre à l’évidence : il y a bien une table de conférencier, mais personne derrière ! Djinn n’est pas là du tout, ni nulle part ailleurs dans la salle.

C’est un simple haut-parleur qui diffuse son allocution, enregistrée je ne sais où ni quand. L’appareil est posé sur la table, parfaitement visible, presque indécent. Probablement s’était-il arrêté, à la suite d’un quelconque incident technique : un ouvrier est en train de vérifier des fils, qu’il doit venir de rebrancher...

Tout le charme de cette voix fraîche et sensuelle a disparu d’un seul coup. Sans doute la suite de l’enregistrement est-il toujours d’aussi bonne qualité ; les paroles poursuivent leur légère chanson d’outre-Atlantique ; le magnétophone en reproduit fidèlement les sonorités, la mélodie, et jusqu’aux moindres inflexions...

Mais, maintenant que l’illusion de la présence physique s’est évanouie, j’ai perdu tout contact sensible avec cette musique, si douce à mes oreilles une minute auparavant. Ma découverte de la supercherie a rompu l’effet magique du discours, qui est aussitôt devenu terne et froid : la bande magnétique me le récite à présent avec la neutralité anonyme d’une annonce dans un aéroport. Si bien que, désormais, je n’ai plus aucun mal à en écouter les phrases, ni à y découvrir du sens.

La voix sans visage est en train de nous expliquer notre rôle et nos futures fonctions. Mais elle ne nous les dévoile pas entièrement, elle nous en donne seulement les grandes lignes. Elle s’étend plus sur les buts poursuivis que sur les méthodes : c’est par souci d’efficacité qu’elle préfère, dit-elle à nouveau, ne nous en révéler, pour le moment, que le strict nécessaire.

Je n’ai pas bien suivi, ai-je dit, le début de son exposé. Mais il me semble cependant en avoir perçu l’essentiel : ce que j’entends maintenant me le laisse en tout cas supposer, car je n’y vois pas d’obscurités notables (sinon celles qu’y a volontairement ménagées la conférencière).

Nous avons donc, nous apprend-elle, été enrôlés, mes voisins et moi, dans une entreprise internationale de lutte contre le machinisme. La petite annonce du journal, qui m’a conduit (après un bref échange de lettres avec une boîte postale) à rencontrer Djinn dans l’atelier abandonné, me l’avait déjà fait supposer. Mais je n’avais pas mesuré exactement les conséquences de la formule employée : « pour une vie plus libre et débarrassée de l’impérialisme des machines ».

En fait, l’idéologie de l’organisation est assez simple, simpliste même en apparence : « Il est temps de nous libérer des machines, car ce sont elles qui nous oppriment, et rien d’autre. Les hommes croient que les machines travaillent pour eux. Alors que ce sont eux, désormais, qui travaillent pour elles. De plus en plus, les machines nous commandent, et nous leur obéissons.

« Le machinisme, tout d’abord, est responsable de la division du travail en menus fragments dépourvus de tout sens. La machine-outil nécessite l’accomplissement par chaque travailleur d’un geste unique, qu’il doit répéter du matin au soir, durant toute sa vie. Le morcellement est donc évident pour les travaux manuels. Mais il devient aussi la règle dans n’importe quelle autre branche de l’activité humaine.

« Ainsi, dans tous les cas, le résultat lointain de notre travail (objet manufacturé, service, ou étude intellectuelle) nous échappe entièrement. Le travailleur n’en connaît jamais ni la forme d’ensemble ni l’usage final, sauf d’une façon théorique et purement abstraite. Aucune responsabilité ne lui en incombe, aucune fierté ne lui en revient. Il n’est qu’un infime maillon de l’immense chaîne d’usinage, apportant seulement une modification de détail sur une pièce détachée, sur un rouage isolé, qui n’ont aucune signification par eux-mêmes.

« Personne, dans aucun domaine, ne produit plus rien de complet. Et la conscience de l’homme elle-même est en miettes. Mais dites-le vous bien : c’est notre aliénation par la machine qui a suscité le capitalisme et la bureaucratie soviétique, et non pas l’inverse. C’est l’atomisation de tout l’univers qui a engendré la bombe atomique.

« Pourtant, au début de ce siècle, la classe dirigeante, seule épargnée, conservait encore les pouvoirs de décision. Dorénavant, la machine qui pense – c’est-à-dire l’ordinateur – nous les a enlevés aussi. Nous ne sommes plus que des esclaves, travaillant à notre propre destruction, au service – et pour la plus grande gloire – du dieu tout-puissant de la mécanique. »

Sur les moyens à employer pour en faire prendre conscience à la masse des gens, Djinn est plus discrète et moins explicite. Elle parle de « terrorisme pacifique » et d’actions « théâtrales » organisées par nous au milieu de la foule, dans le métro, sur les places publiques, dans les bureaux et dans les usines...

Cependant, quelque chose me choque dans ces belles paroles ; c’est le sort qui nous est fait, à nous, les agents d’exécution du programme : notre rôle se trouve en totale contradiction avec les buts qu’il propose. Jusqu’à présent du moins, on ne nous l’a guère appliqué, ce programme. On nous a au contraire manipulés sans aucun égard pour notre libre arbitre. Et maintenant encore, on nous avoue que seule une connaissance partielle de l’ensemble nous est permise. On veut éduquer les consciences, mais on commence par nous empêcher de voir. Enfin, pour couronner le tout, c’est une machine qui nous parle, qui nous persuade, qui nous dirige...

De nouveau, la méfiance m’a envahi. Je sens comme un danger inconnu, obscur, qui plane sur cette réunion truquée. Cette salle remplie de faux aveugles est un piège, où je me suis laissé prendre... Par l’étroite fente, que j’ai entretenue avec soin sous le bord droit de mes grosses lunettes, je jette un coup d’œil à mon voisin le plus proche, un grand garçon blond qui porte un blouson de cuir blanc, assez chic, ouvert sur un pull-over bleu vif...

Il a lui aussi (comme je m’en étais douté tout à l’heure déjà) fait glisser de quelques millimètres l’appareil ajusté qui l’aveuglait, afin d’apercevoir les alentours, sur sa gauche ; si bien que nos deux regards de côté se sont croisés, j’en suis certain. Une petite crispation de sa bouche me fait, d’ailleurs, un signe de connivence. Je le lui renvoie, sous la forme du même rictus, qui peut passer pour un sourire à son adresse.

Le gamin qui l’accompagne, et qui lui tient la main gauche, n’a rien remarqué de notre manège, me semble-t-il. Le petit Jean non plus, certainement, car il est situé, lui, nettement à l’extérieur de ce modeste échange. Pendant ce temps, la harangue se poursuit, nous interpellant avec vigueur :

« La machine vous surveille ; ne la craignez plus ! La machine vous donne des ordres ; ne lui obéissez plus ! La machine réclame tout votre temps ; ne le lui donnez plus ! La machine se croit supérieure aux hommes ; ne la leur préférez plus ! »

Je vois alors que le personnage au blouson blanc, qui a gardé lui aussi sa canne d’aveugle dans la main droite, fait passer discrètement celle-ci derrière son dos, vers sa gauche, de manière à en approcher de moi l’extrémité pointue. Avec ce bout ferré, il dessine sans bruit des signes compliqués sur le sol.

Certainement, ce confrère, aussi indocile que moi, essaie de me communiquer quelque chose. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qu’il veut me dire. Il répète plusieurs fois, à mon intention, la même série de courtes barres et de courbes entrecroisées. Je m’obstine en vain dans mes tentatives de déchiffrement ; ma vision très partielle du plancher, exagérément en biais de surcroît, ne me les facilite pas, c’est certain.

« Nous avons découvert, continue la voix enregistrée, une solution simple pour sauver vos frères. Faites-la-leur connaître. Mettez-la-leur dans la tête sans les avertir, presque à leur insu. Et transformez-les eux-mêmes en nouveaux propagandistes... »

À ce moment, je devine tout à coup une agitation soudaine derrière moi. Des bruits de pas précipités, tout proches, rompent le silence de la salle. Je ressens un choc violent, à la base du crâne, et une douleur très vive...