CHAPITRE 7

 

« Nous prendrons la ruelle, dit le gamin. Ça ira plus vite. Mais il faudra que vous fassiez attention en posant les pieds : les pavés y sont très inégaux. En revanche, il n’y aura plus ni voitures ni passants.

– Bon, dis-je, je ferai attention.

– Je vous dirigerai comme je pourrai entre les trous et les bosses. Quand une difficulté particulière surviendra, je serrerai votre main davantage... Voilà, c’est ici : il faut que nous tournions à droite. »

Il vaudrait mieux que j’ouvre les yeux, évidemment. Ce serait plus prudent, et en tout cas plus commode. Mais j’ai décidé de marcher en aveugle aussi longtemps que cela me sera possible. Ça doit être ce qu’on appelle un pari stupide. J’agirais en somme comme un étourdi, ou comme un enfant, ce à quoi je ne suis guère accoutumé...

En même temps, ces ténèbres auxquelles je me condamne, et au milieu desquelles je me complais sans aucun doute, me paraissent convenir parfaitement à l’incertitude mentale dans laquelle je me débats depuis mon réveil. Ma cécité volontaire en serait une sorte de métaphore, ou d’image objective, ou de redoublement...

Le gamin me tire vigoureusement par le bras gauche. Il progresse à grands pas, légers et sûrs, dont j’ai beaucoup de mal à suivre le rythme. Il faudrait que je me lance, que je prenne plus de risques, mais je n’ose pas : je tâte le terrain devant moi, avec le bout de ma canne, comme si je craignais de me trouver soudain devant un abîme, ce qui serait quand même fort étonnant...

« Si vous n’avancez pas plus rapidement, dit le gamin, vous n’arriverez pas à l’heure pour le train, vous raterez votre ami, et nous devrons ensuite le rechercher dans toute la gare. »

L’heure à laquelle j’arriverai ne m’importe guère, et pour cause. Cependant, je suis mon guide avec confiance et application. J’ai l’impression bizarre qu’il me conduit vers quelque chose d’important, dont je ne sais rien, et qui pourrait n’avoir aucun rapport avec la gare du Nord et le train d’Amsterdam.

Poussé sans doute par cette idée obscure, je me hasarde de plus en plus hardiment sur ce terrain plein de surprises, auquel mes pieds s’habituent peu à peu. Bientôt, je m’y sens tout à fait à l’aise. Je croirais presque nager dans un nouvel élément...

Je ne pensais pas que mes jambes fonctionneraient si aisément de façon autonome, quasiment sans contrôle. Elles voudraient même aller encore plus vite, entraînées par une force à laquelle le gamin n’a aucune part. Je courrais, à présent, s’il me le demandait...

Mais voilà que c’est lui qui trébuche, tout à coup. Je n’ai même pas le temps de le retenir, sa main m’échappe et je l’entends qui s’affale lourdement, juste devant moi. Pour un peu, emporté par mon élan, je tomberais aussi sur lui, et nous roulerions ensemble dans le noir, l’un par dessus l’autre, comme des personnages de Samuel Beckett. J’éclate de rire à cette image, tout en me remettant d’aplomb.

Mon guide, lui, ne rit pas de sa mésaventure. Il ne prononce pas une parole. Je ne l’entends plus bouger. Serait-il blessé, par une improbable malchance ? Sa chute lui aurait-elle causé quelque traumatisme crânien, la tête ayant cogné sur un pavé saillant ?

Je l’appelle par son prénom et je lui demande s’il s’est fait mal ; mais il ne répond rien. Un grand silence s’est établi soudain, et se prolonge, ce dont je commence à m’inquiéter sérieusement. Je tâte la pierre avec la pointe ferrée de ma canne, en prenant mille précautions...

Le corps du gamin gît en travers de la chaussée. Il semble immobile. Je m’agenouille et je me penche sur lui. Je lâche ma canne, afin de palper ses vêtements à deux mains. Je n’obtiens aucune réaction, mais, sous mes doigts, je sens un liquide poisseux dont je ne peux pas déterminer la nature.

Cette fois, je prends peur pour de bon. J’ouvre les yeux. J’enlève mes lunettes noires... Je demeure ébloui, tout d’abord, par la grande lumière à laquelle je ne suis plus habitué. Puis le décor se met en place, se précise, prend de la consistance, comme ferait une photographie polaroïde, dont le dessin apparaîtrait peu à peu sur un papier très blanc et verni... Mais c’est comme un décor de rêve, répétitif et angoissant, hors des replis duquel je ne parviendrais pas à sortir...

La longue rue déserte, qui s’étend devant moi, me rappelle en effet quelque chose, dont je ne saurais néanmoins préciser l’origine : j’ai seulement l’impression d’un endroit dans lequel je serais déjà venu, récemment, une fois en tout cas, plusieurs fois peut-être...

C’est une ruelle rectiligne, assez étroite, vide, solitaire, dont on n’aperçoit pas la fin. On dirait qu’elle a été abandonnée par les hommes, mise en quarantaine, oubliée par le temps. De chaque côté s’alignent des constructions basses, incertaines, plus ou moins délabrées : masures aux ouvertures béantes, ateliers en ruines, murs aveugles et palissades croulantes...

Sur le pavage grossier à l’ancienne mode – lequel n’a pas dû être entretenu depuis cent ans – un gamin d’une douzaine d’années, vêtu d’une blouse grise, bouffante et serrée à la taille, comme en portaient les petits garçons du peuple au siècle dernier, est étendu de tout son long, sur le ventre, apparemment privé de connaissance...

Tout cela aurait donc déjà eu lieu, auparavant, une fois au moins. Cette situation, pourtant exceptionnelle, que j’affronte ici, ne ferait que reproduire une aventure antérieure, exactement identique, dont j’aurais vécu moi-même les péripéties, où je jouerais le même rôle... Mais quand ? Et où ?

Progressivement, le souvenir s’estompe... Plus je cherche à m’en rapprocher, plus il me fuit... Une dernière lueur, encore... Puis plus rien. Cela n’aura été qu’une brève illusion. Je connais bien d’ailleurs ces impressions vives et fugitives, qui sont assez fréquentes chez moi comme chez beaucoup de gens, auxquelles on donne quelquefois ce nom : mémoire du futur.

Il s’agirait plutôt, en fait, d’une mémoire instantanée ; on croit que ce qui nous arrive nous est déjà arrivé antérieurement, comme si le présent se dédoublait, se fendait par le milieu en deux parties jumelles : une réalité immédiate, plus un fantôme de réalité... Mais le fantôme aussitôt vacille... On voudrait le saisir... Il passe et repasse derrière nos yeux, papillon diaphane ou feu follet dansant dont nous serions le jouet... Dix secondes plus tard, tout s’est envolé définitivement.

Quant au sort du blessé, une chose en tout cas me rassure : le liquide visqueux avec lequel je me suis souillé les doigts, en palpant le sol à proximité de la blouse de toile grise, n’est pas du sang, bien que sa couleur puisse y faire penser, ainsi que sa consistance.

Ce n’est qu’une flaque ordinaire de boue rougeâtre, teintée par des poussières de rouille, laquelle sera sans doute demeurée dans ce creux du pavage depuis la dernière pluie. L’enfant, par bonheur pour ses vêtements, qui sont pauvres mais très propres, est tombé juste sur le bord. C’est peut-être en voulant me faire éviter cet obstacle, vers lequel je me précipitais, qu’il aura lui-même perdu l’équilibre. J’espère que les conséquences de sa chute ne seront pas trop fâcheuses.

Mais il faudrait que je m’en occupe de toute urgence. Même s’il n’a rien de cassé, le fait qu’il se soit évanoui me ferait redouter quelque contusion grave. Cependant je ne vois, en retournant le frêle corps avec un soin maternel, aucune blessure au front ni à la mâchoire.

Tout le visage est intact. Les yeux sont fermés. On dirait que le gamin dort. Son pouls et sa respiration paraissent normaux, bien que très faibles. De toute manière, il faut que j’agisse : personne ne viendra me secourir dans cet endroit perdu.

Si les maisons qui nous entourent étaient habitées, j’irais y chercher de l’aide. J’y transporterais l’enfant, des femmes charitables lui offriraient un lit, et nous téléphonerions à police-secours, ou à un médecin du quartier qui accepterait de venir sur place.

Mais y a-t-il des locataires dans ces masures ouvertes à tous les vents ? Cela m’étonnerait beaucoup. Il ne devrait plus guère y vivre que des clochards, qui me riront au nez quand je leur demanderai un lit ou un téléphone. Peut-être même, si je les dérange dans quelque occupation louche, me réserveront-ils un accueil encore plus mauvais.

À cet instant seulement, j’avise, juste sur ma droite, un petit immeuble de deux étages, en meilleur état que ses voisins, dont les fenêtres, en particulier, sont demeurées en place dans les embrasures et possèdent encore tous leurs carreaux. La porte en est entrebâillée... C’est donc là que je risquerai ma première visite. Dès que j’aurai mis le blessé à l’abri, je serai déjà plus tranquille.

Mais il me semble, inexplicablement, que je connais déjà la suite : poussant du pied le battant de la porte entrouverte, je pénétrerai dans cette maison inconnue, avec l’enfant inanimé que je tiendrai avec précaution dans mes bras. À l’intérieur, tout sera obscur et désert. J’apercevrai cependant une vague lueur, bleuâtre, qui proviendra du premier étage. Je gravirai lentement un escalier de bois, étroit et raide, dont les marches grinceront dans le silence...

Je le sais. Je m’en souviens... Je me rappelle toute cette maison, avec une précision hallucinante, tous ces événements qui auraient donc déjà eu lieu, par la suite desquels je serais déjà passé, auxquels j’aurais déjà pris une part active... Mais quand était-ce ?

Tout en haut de l’escalier, il y avait une porte entrouverte. Une jeune fille grande et svelte, aux cheveux très blonds, se tenait dans l’entrebâillement, comme si elle attendait l’arrivée de quelqu’un. Elle était vêtue d’une robe blanche, en tissu léger, vaporeux, translucide, dont les plis, flottant au gré d’une improbable brise, accrochaient les reflets de cette lumière bleue qui tombait on ne savait d’où.

Un indéfinissable sourire, très doux, jeune, lointain, disjoignait ses lèvres pâles. Ses grands yeux verts, encore élargis par la pénombre, brillaient d’un éclat étrange, « comme ceux d’une fille qui serait venue d’un autre monde », pensa Simon Lecœur dès qu’il l’aperçut.

Et il demeura là, immobile au seuil de la chambre, tenant dans ses bras (« comme une brassée de roses offerte en présent », se disait-il) le petit garçon évanoui. Frappé lui-même d’enchantement, il contemplait la merveilleuse apparition, craignant à chaque seconde qu’elle ne disparaisse en fumée, surtout lorsqu’un souffle d’air un peu plus vif (auquel pourtant aucun autre objet, dans la pièce, ne semblait exposé) faisait voler ses voiles autour d’elle, « comme des flammes couleur de cendre ».

Au bout d’un temps sans doute très long (mais impossible à mesurer de façon certaine), pendant lequel Simon ne parvint à former, dans sa tête, aucune phrase qui aurait convenu à cette situation extraordinaire, il finit, en désespoir de cause, par prononcer ces simples mots, dérisoires :

« Un enfant s’est blessé.

– Oui, je sais », dit la jeune fille, mais avec un tel retard que les paroles de Simon parurent avoir traversé, pour lui parvenir, des espaces immenses. Puis, après un nouveau silence, elle ajouta : « Bonjour. Mon nom est Djinn. »

Sa voix était douce et lointaine, belle mais insaisissable, comme ses yeux.

« Vous êtes un elfe ? demanda Simon.

– Un esprit, un elfe, une fille, comme vous voudrez.

– Mon nom est Simon Lecœur, dit Simon.

– Oui, je sais », dit l’inconnue.

Elle avait un léger accent étranger, anglais peut-être, à moins que ce ne fussent là les intonations chantantes des sirènes ou des fées. Son sourire s’était accentué, imperceptiblement, sur ses derniers mots : on eût dit qu’elle parlait d’ailleurs, de très loin dans le temps, qu’elle se tenait dans une sorte de monde futur, au sein duquel tout serait déjà accompli.

Elle ouvrit la porte en grand, afin que Simon pût entrer sans mal. Et elle lui désigna d’un geste gracieux de son bras nu (lequel venait de se dégager, dans son mouvement, hors d’une manche très ample à ouverture évasée) un lit de cuivre à l’ancienne mode dont la tête, adossée au mur du fond sous un crucifix d’ébène, était encadrée par deux candélabres en bronze doré, étincelants, chargés de multiples cierges. Djinn se mit à les allumer, lentement, l’un après l’autre.

« On dirait un lit de mort, dit Simon.

– Tous les lits ne seront-ils pas des lits de mort, un jour ou l’autre ? », répondit la jeune fille dans un murmure à peine audible. Sa voix prit ensuite un peu plus de consistance pour affirmer, maternelle tout à coup : « Dès que vous l’aurez couché sur ces draps blancs, Jean s’y endormira d’un sommeil sans rêve.

– Vous savez donc aussi qu’il s’appelle Jean ?

– Comment s’appellerait-il, autrement ? Quel nom bizarre voudriez-vous qu’il porte ? Tous les petits garçons se nomment Jean. Toutes les petites filles s’appellent Marie. Vous le sauriez, si vous étiez d’ici. »

Simon se demanda ce qu’elle entendait par le mot « ici ». Désignait-il cette maison bizarre ? Ou cette rue abandonnée, dans son ensemble ? Ou bien quoi d’autre ? Simon déposa sur le lit funèbre, très doucement, l’enfant toujours inanimé, auquel Djinn ramena les deux mains au centre de la poitrine, comme on fait à ceux dont l’âme s’en va.

Le gamin se laissait faire sans opposer la moindre résistance, ni montrer quelque autre réaction que ce fût. Il avait conservé les yeux grands ouverts, mais ses prunelles étaient fixes. La flamme des bougies y faisait luire des reflets dansants, qui leur donnaient une vie fiévreuse, surnaturelle, inquiétante.

Djinn, à présent, se tenait à nouveau immobile, auprès du lit qu’elle contemplait d’un air serein. Dressée ainsi dans sa robe blanche vaporeuse, presque immatérielle, on l’aurait prise pour un archange qui veillait sur le repos d’un cœur en peine.

Simon dut faire un effort sur lui-même, dans le silence oppressant qui s’était abattu sur la chambre, pour poser à la jeune fille de nouvelles questions :

« Saurez-vous me dire, aussi, de quel mal il souffre ?

– Ce sont, répondit-elle, des troubles aigus de la mémoire qui lui provoquent des pertes partielles de conscience, et qui finiraient par le tuer tout à fait. Il faudrait qu’il se repose, sinon son cerveau surmené se fatiguera trop vite et ses cellules nerveuses mourront d’épuisement, avant que son corps n’ait atteint l’âge adulte.

– Quel genre de troubles est-ce exactement ?

– Il se rappelle, avec une précision extraordinaire, ce qui n’est pas encore arrivé : ce qui lui arrivera demain, ou même ce qu’il fera l’année prochaine. Et vous n’êtes, ici, qu’un personnage de sa mémoire malade. Quand il se réveillera, vous disparaîtrez aussitôt de cette pièce, dans laquelle, en fait, vous n’avez pas encore pénétré...

– J’y viendrai donc plus tard ?

– Oui. Sans aucun doute.

– Quand ?

– Je ne connais pas la date exacte. Vous arriverez dans cette maison, pour la première fois, vers le milieu de la semaine prochaine...

– Et vous, Djinn, que deviendriez-vous s’il se réveillait ?

– Moi aussi, je disparaîtrai d’ici à son réveil. Nous disparaîtrons au même instant l’un et l’autre.

– Mais où irons-nous ? Resterons-nous ensemble ?

– Ah non. Ça serait contraire aux règles de la chronologie. Essayez de comprendre : vous, vous irez là où vous devriez être en ce moment, dans votre réalité présente...

– Que voulez-vous dire par « présente » ?

– C’est votre moi futur qui se trouve ici, par erreur. Votre moi « actuel » est à plusieurs kilomètres, je crois, en train de participer à une réunion écologiste contre le machinisme électronique, ou quelque chose dans ce genre.

– Et vous ?

– Moi, hélas, je suis déjà morte, depuis près de trois ans, et je n’irai donc nulle part. C’est seulement le cerveau détraqué de Jean qui nous a réunis dans cette maison, par hasard : moi, j’appartiens à son passé, tandis que vous, Simon, vous appartenez à son existence future. Vous comprenez maintenant ? »

Mais Simon Lecœur ne parvenait pas à saisir – sinon de façon parfaitement abstraite – ce que tout cela pouvait signifier, matériellement. Afin d’éprouver s’il n’était – oui ou non – que le rêve de quelqu’un d’autre, il eut l’idée de se pincer l’oreille avec force. Il ressentit une douleur normale, bien réelle. Mais, qu’est-ce que cela prouvait ?

Il fallait lutter contre le vertige auquel ces confusions de temps et d’espace exposaient sa raison. Cette jeune fille diaphane et rêveuse était peut-être tout à fait folle... Il leva les yeux vers elle. Djinn le regardait en souriant.

« Vous vous pincez l’oreille, dit-elle, pour savoir si vous n’êtes pas en train de rêver. Mais vous ne rêvez pas : vous êtes rêvé, c’est tout à fait différent. Et moi-même, qui suis pourtant morte, je puis encore sentir dans mon corps de la douleur ou du plaisir : ce sont mes souffrances et mes joies passées, dont cet enfant trop réceptif se souvient, et auxquelles il redonne une vie nouvelle, à peine émoussée par le temps. »

Simon était envahi par des sentiments contradictoires. D’une part, cette jeune fille étrange le fascinait et, sans se l’avouer, il redoutait de la voir disparaître ; même si elle venait du royaume des ombres, il avait envie de rester près d’elle. Mais, en même temps, toutes ces absurdités le mettaient en colère : il avait l’impression qu’on lui racontait, pour se moquer de lui, des histoires à dormir debout.

Il tenta de raisonner calmement. Cette scène (qu’il était en train de vivre) n’aurait pu appartenir à son existence future – ou à celle du gamin – que si les personnages présents dans la chambre devaient effectivement s’y trouver réunis un peu plus tard, la semaine suivante par exemple. Or cela devenait impossible, dans des conditions normales, si la jeune fille était morte deux ans auparavant.

Pour la même raison d’anachronisme, la scène qui se déroulait ici ne pouvait avoir eu lieu dans l’existence passée de Djinn, puisqu’il ne l’avait lui-même jamais rencontrée, de son vivant à elle...

Un doute, tout à coup, ébranla cette conviction trop rassurante... En un éclair, le souvenir traversa l’esprit de Simon, d’une rencontre passée avec une jeune fille blonde aux yeux vert pâle et au léger accent américain... Aussitôt cette impression s’effaça, d’un seul coup, comme elle était venue. Mais le garçon en demeura troublé.

Avait-il confondu, le temps d’une pensée, avec quelque image de l’actrice Jane Frank qui l’aurait fortement impressionné, dans un film ? Cette explication ne parvenait pas à le convaincre. Et la peur le reprit, de plus belle, que le gamin ne sortît de son évanouissement et que Djinn ne se volatilisât sous ses yeux, à tout jamais.

À ce moment, Simon se rendit compte d’une particularité importante du décor, à laquelle, très curieusement, il n’avait encore prêté aucune attention : les rideaux de la pièce étaient clos. Faits d’une lourde étoffe rouge sombre, très ancienne sans doute (usée par l’âge, le long des plis, jusqu’à la trame), ils masquaient complètement les surfaces vitrées qui devaient donner sur la rue. Pourquoi les tenait-on ainsi fermés, en plein jour ?

Mais Simon réfléchit ensuite à cette idée de « plein jour ». Quelle heure était-il donc ? Agité d’une soudaine angoisse, il courut jusqu’aux fenêtres, par lesquelles n’arrivait aucune lumière, ni à travers l’étoffe ni sur les côtés. Il souleva en hâte un pan de rideau.

Dehors, il faisait nuit noire. Depuis quand ? La ruelle était plongée dans l’obscurité totale, sous un ciel sans étoiles ni lune. On n’apercevait pas non plus la moindre lueur – électrique ou autre – aux embrasures des maisons, d’ailleurs à peu près invisibles. Un unique réverbère à l’ancienne mode, assez éloigné, tout à fait sur la droite, dispensait une faible clarté bleuâtre dans un rayon d’à peine quelques mètres.

Simon laissa retomber le rideau. La nuit serait-elle venue si vite ? Ou bien le temps s’écoulerait-il « ici » selon d’autres lois ? Simon voulut consulter sa montre-bracelet. Il ne fut même pas surpris en constatant qu’elle était arrêtée. Les aiguilles marquaient douze heures juste. C’était aussi bien minuit que midi.

Sur le mur, entre les deux fenêtres, était accroché un portrait photographique sous verre, encadré de bois noir, derrière lequel dépassait un rameau de buis bénit. Simon le regarda de plus près. Mais la lumière qui provenait des chandeliers n’était pas suffisante pour qu’il pût distinguer les traits du personnage, un homme en tenue militaire, semblait-il.

Un brusque désir de mieux voir son visage s’empara de Simon, pour qui cette image prenait subitement une inexplicable importance. Il retourna vivement près du lit, saisit l’un des flambeaux, revint jusqu’au portrait, qu’il éclaira le mieux qu’il put à la lueur tremblante des bougies...

Il l’aurait presque parié : c’était là sa propre photographie. Il n’y avait pas à s’y méprendre. La figure était parfaitement reconnaissable, bien que peut-être vieillie de deux ou trois ans, ou à peine plus, ce qui lui conférait un air de sérieux et de maturité.

Simon en demeurait comme pétrifié. Le lourd candélabre de bronze tendu à bout de bras, il ne pouvait détacher les yeux de son double, qui lui souriait imperceptiblement, d’un air à la fois fraternel et moqueur.

Il portait, sur ce cliché inconnu, l’uniforme de la marine de guerre et des galons de premier-maître. Mais le costume n’était pas exactement celui en usage dans l’armée française, pas à l’époque actuelle, en tout cas. Simon, d’ailleurs, n’avait jamais été soldat ni marin. Le tirage était d’une teinte sépia un peu délavée. Le papier en paraissait jauni par le temps, piqueté de petites taches grises ou brunâtres.

Dans la marge inférieure, deux courtes lignes manuscrites barraient en biais l’espace libre. Simon y reconnut aussitôt sa propre écriture, penchée à contresens comme celle des gauchers. Il lut à voix basse : « Pour Marie et Jean, leur papa chéri. »

Simon Lecteur se retourna. Sans qu’il l’eût entendue bouger, Djinn s’était rapprochée de lui ; et elle le contemplait avec une moue amusée, presque tendre :

« Vous voyez, dit-elle, c’est une photo de vous, dans quelques années.

– Elle fait donc partie, elle aussi, de la mémoire anormale de Jean, et de mon avenir ?

– Bien entendu, comme tout le reste ici.

– Sauf vous ?

– Oui, c’est exact. Parce que Jean mélange les temps. C’est cela qui dérègle les choses et les rend peu compréhensibles.

– Vous disiez tout à l’heure que je viendrai ici dans quelques jours. Pourquoi ? Que viendrais-je donc y faire ?

– Vous ramènerez dans vos bras un petit garçon blessé, évidemment, un petit garçon qui doit d’ailleurs être votre fils.

– Jean est mon fils ?

– Il « sera » votre fils, comme le prouve cette dédicace sur la photographie. Et vous aurez aussi une petite fille, qui s’appellera Marie.

– Vous voyez bien que c’est impossible ! Je ne peux pas avoir, la semaine prochaine, un enfant de huit ans, qui n’est pas encore né aujourd’hui, et que vous auriez néanmoins connu, vous, il y a plus de deux années !

– Vous raisonnez vraiment comme un Français : positiviste et cartésien... De toute façon, j’ai dit que vous viendriez ici dans quelques jours « pour la première fois ». Mais vous y reviendrez souvent par la suite. Vous habiterez même probablement cette maison avec votre femme et vos enfants. Pourquoi, sans cela, votre photo ornerait-elle ce mur ?

– Vous n’êtes pas française ?

– Je n’étais pas française. J’étais américaine.

– Que faisiez-vous, dans la vie ?

– Actrice de cinéma.

– Et de quoi êtes-vous morte ?

– Un accident de machine, provoqué par un ordinateur fou. C’est pour cette raison que je milite, à présent, contre la mécanisation et l’informatique.

– Comment « à présent » ? Je croyais que vous étiez morte !

– Et après ? Vous aussi vous êtes mort ! N’avez-vous pas remarqué le portrait encadré de bois noir, et le buis bénit qui veille sur votre âme ?

– Et de quoi donc suis-je mort ? De quoi serais-je mort ? Ou plutôt, de quoi mourrai-je ? s’écria Simon de plus en plus exaspéré.

– Péri en mer », répondit Djinn avec calme.

Cette fois, c’en était trop. Simon fit un dernier effort, désespéré, pour sortir de ce qui ne pouvait être qu’un cauchemar. Il pensa qu’il devrait d’abord se détendre les nerfs : il fallait qu’il hurle, qu’il se cogne la tête contre les murs, qu’il casse quelque chose...

Avec rage, il laissa choir le chandelier allumé sur le sol, et il marcha d’un pas décidé vers cette trop jolie fille qui se moquait de lui. Il la saisit à bras le corps. Loin de lui résister, elle l’enlaça, telle une pieuvre blonde, avec une sensualité à laquelle Simon ne s’était guère attendu.

Elle avait, pour un fantôme, une chair trop chaude et trop douce... Elle l’entraînait vers le lit, d’où le petit garçon s’était enfui, réveillé sans doute par le vacarme. Sur le plancher, les bougies répandues continuaient à brûler, au risque de mettre le feu aux rideaux...

C’est la dernière vision claire que Simon Lecœur eut de la chambre, avant de sombrer dans le plaisir.