CHAPITRE 8

 

Quand je suis arrivée en France, l’année dernière, j’ai fait la connaissance, par hasard, d’un garçon de mon âge nommé Simon Lecœur, qui se faisait appeler Boris, je n’ai jamais su pourquoi.

Il m’a plu tout de suite. Il était assez beau, grand pour un Français, et il avait surtout une imagination fantasque qui lui faisait transformer, à chaque instant, la vie quotidienne et ses événements les plus simples en d’étranges aventures romanesques, comme il s’en trouve dans les récits de science-fiction.

Mais j’ai pensé, presque aussitôt, qu’il me faudrait sans doute beaucoup de patience, quelquefois, pour accepter de bon cœur ses inventions extravagantes ; je devrais même écrire : ses folies. « Il faudra que je l’aime énormément, me suis-je dit dès ce premier jour ; sans cela, très vite, nous ne nous supporterons plus. »

Nous nous sommes rencontrés de façon à la fois bizarre et banale, grâce à une petite annonce lue dans un quotidien. Nous cherchions l’un et l’autre du travail : un petit travail intermittent qui nous permettrait, sans trop nous fatiguer, de nous offrir, sinon l’indispensable, du moins le superflu. Il se disait étudiant, lui aussi.

Une brève annonce, donc, écrite en style télégraphique avec des abréviations plus ou moins claires, recherchait un j. h. ou une j. f. pour s’occuper de deux enfants, un garçon et une fille, qu’il s’agissait probablement de garder le soir, d’aller chercher à l’école, d’emmener au zoo, ou d’autres choses du même genre. Nous nous sommes présentés tous les deux au rendez-vous. Mais personne d’autre n’est venu.

L’annonceur avait dû, dans l’intervalle, renoncer à son projet, ou bien se procurer par une autre voie ce dont il avait besoin. Toujours est-il que, nous trouvant, Simon et moi, l’un en face de l’autre, chacun de nous a d’abord cru que l’autre était son éventuel employeur.

Lorsque nous avons découvert qu’il n’en était rien, et que l’annonceur en réalité nous faisait faux bond (qu’il nous avait posé un lapin, comme cela se dit en France), j’ai été pour ma part assez déçue. Mais lui, sans se démonter une seconde, s’est complu à prolonger volontairement sa méprise, se mettant même à me parler comme si j’allais devenir désormais son patron.

« Ça ne vous dérangerait pas, lui ai-je alors demandé, de travailler sous les ordres d’une fille ? » Il m’a répondu que cela lui plaisait au contraire beaucoup.

Il avait dit « plaît », et non pas « plairait », ce qui signifiait qu’il poursuivait le jeu. J’ai donc fait semblant, à mon tour, d’être moi-même ce qu’il disait, parce que ça me paraissait cocasse, parce que surtout je le trouvais drôle et charmant.

J’ai même ajouté que ces enfants qu’il surveillerait pour moi, dorénavant, n’étaient pas de tout repos : ils appartenaient à une organisation terroriste qui faisait sauter les centrales atomiques... C’est une idée idiote qui m’était tout à coup, j’ignore pourquoi, passée par la tête.

Ensuite nous sommes allés dans une brasserie, sur le boulevard tout proche, où il m’a offert un café-crème et un croque-monsieur. Je voulais prendre une pizza, mais il s’est lancé aussitôt dans de nouvelles fables au sujet de ce bistrot, dans lequel on aurait censément servi des nourritures empoisonnées aux espions ennemis dont on désirait se débarrasser.

Comme le garçon de café était peu loquace, maussade, avec une tête plutôt sinistre, Simon a prétendu que c’était un agent soviétique, pour le compte duquel travaillaient justement les deux gosses.

Nous étions très gais tous les deux. Nous nous parlions à l’oreille, pour que le serveur ne nous entende pas, comme des conspirateurs ou comme des amoureux. Nous nous amusions de tout. Tout nous semblait se passer dans une atmosphère singulière, privilégiée, quasi surnaturelle.

Le café-crème était infect. Mais mon compagnon m’a expliqué, avec un très grand sérieux, que, si je continuais à boire du café trop noir, cela me rendrait aveugle, à cause de la couleur vert pâle de mes yeux. Il en a profité, naturellement, pour m’adresser quelques compliments traditionnels sur mon « regard mystérieux » et même sur « l’éclat extra-terrestre » de mes prunelles !

Il fallait que j’aille à la gare du Nord, pour y attendre mon amie Caroline, qui devait arriver par le train d’Amsterdam. Ça n’était pas très loin de l’endroit où nous nous trouvions. Simon, qui bien entendu souhaitait m’accompagner, a proposé que nous y allions à pied. Je devrais d’ailleurs plutôt écrire : « Simon a décidé que nous irions à pied », car sa constante fantaisie, paradoxalement, s’alliait à un assez fort autoritarisme.

Nous nous sommes mis en marche, joyeusement. Simon s’ingéniait à inventer toutes sortes d’histoires, plus ou moins fantastiques, concernant les lieux que nous traversions et les gens qui nous croisaient. Mais il nous a fait prendre un chemin bizarre, compliqué, dont il n’était pas assez sûr : des ruelles de plus en plus désertes qui devaient, paraît-il, constituer un raccourci.

Nous avons fini par nous perdre tout à fait. J’avais peur d’être en retard, et Simon m’amusait nettement moins. J’ai été bien contente, en désespoir de cause, de pouvoir sauter dans un taxi en maraude, dont la présence inopinée en ces lieux perdus m’est apparue comme providentielle.

Avant d’abandonner mon déplorable guide, qui refusait – pour des raisons extravagantes – de monter avec moi dans cette voiture, je lui ai quand même donné rendez-vous pour le lendemain, sous un prétexte d’ailleurs absurde (volontairement absurde) : reprendre la visite de ce quartier désolé – sans aucun attrait touristique – au point précis où nous nous quittions, c’est-à-dire au milieu d’une longue ruelle rectiligne, entre des vieilles palissades et des murs à demi écroulés, avec un pavillon en ruine comme repère.

Comme j’avais peur de ne pas retrouver cet endroit toute seule, nous avons décidé de nous rejoindre, pour cette exploration, dans le café-brasserie où nous nous étions déjà arrêtés aujourd’hui. La bière y serait peut-être moins mauvaise que le café noir.

Mais le chauffeur de taxi s’impatientait ; il prétendait que son véhicule gênait la circulation, ce qui était tout à fait stupide puisqu’il n’y avait pas de circulation du tout. Cependant, l’heure du train approchait, et nous nous sommes fait des adieux très brefs, Simon et moi. Au dernier moment, il m’a crié un numéro de téléphone où l’on pouvait l’appeler : le sept cent soixante-cinq, quarante-trois, vingt et un.

Une fois installée dans le taxi, qui était vieux et en plus mauvais état encore que ceux de New York, j’ai pensé qu’il avait aussi cette couleur jaune vif à laquelle nous sommes habitués, chez nous, mais qui est très exceptionnelle en France. Simon, pourtant, ne s’en était pas étonné.

Et puis, en y réfléchissant davantage, je me suis demandé comment il se faisait que cette voiture se soit justement trouvée là, sur notre chemin : les taxis n’ont pas coutume de marauder dans de tels lieux déserts, quasi inhabités. Cela ne se comprendrait guère...

Mon trouble s’est encore accru lorsque j’ai constaté que le chauffeur avait disposé son rétroviseur intérieur, en haut du pare-brise, de manière à m’observer commodément moi-même, au lieu de surveiller la rue derrière nous. Quand j’ai croisé son regard, dans le petit miroir rectangulaire, il n’a même pas détourné les yeux. Son visage avait des traits forts, irréguliers, dissymétriques. Et je lui ai trouvé un air sinistre.

Gênée par ces pupilles sombres, profondément enfoncées dans les orbites, qui continuaient de me fixer dans la glace (connaissait-il donc si bien ce labyrinthe de ruelles, qu’il pouvait y conduire ainsi à vive allure sans presque regarder sa route ?), j’ai demandé si la gare du Nord était encore loin. L’homme a eu alors une crispation horrible de la bouche, qui représentait peut-être un sourire raté, et il a dit, d’une voix lente :

« Ne vous en faites pas, on va y être bientôt. »

Cette phrase anodine, prononcée sur un ton lugubre (quelqu’un de peureux l’eût même jugé menaçant), n’a fait qu’augmenter mon trouble. Ensuite, je me suis reproché mon excessive méfiance, et je me suis dit que l’imagination délirante de Simon devait être contagieuse.

Je m’étais crue très près de la gare, au moment où nous nous étions séparés, Simon et moi. Cependant le taxi a roulé très longtemps, dans des quartiers où je ne reconnaissais rien, et dont l’aspect rappelait plutôt celui de lointaines banlieues.

Puis, brusquement, à un détour de rue, nous nous sommes trouvés devant la façade bien connue de la gare du Nord. Au bord du trottoir, à l’endroit où les taxis débarquent leurs clients après un rapide virage, il y avait Simon qui m’attendait.

Il m’a ouvert la portière avec galanterie, et il a sans doute réglé lui-même le prix de la course, car, après que je l’ai vu se pencher un instant vers la vitre baissée du chauffeur, celui-ci a démarré sans attendre autre chose, à toute vitesse. Pourtant, cet échange de propos (inaudibles) avait été d’une brièveté extrême, et je ne me souviens pas d’avoir aperçu, entre les deux hommes, le moindre geste pouvant se rapporter à une quelconque opération de paiement.

J’étais, d’ailleurs, absolument éberluée par cette réapparition inopinée de Simon. Il souriait avec gentillesse, d’un air heureux, comme un enfant qui a fait une bonne farce. Je lui ai demandé comment il était arrivé là.

« Eh bien, m’a-t-il répondu, j’ai pris un raccourci.

– Vous êtes venu à pied ?

– Naturellement. Et je vous attends depuis déjà dix minutes.

– Mais c’est impossible !

– C’est peut-être impossible, mais c’est vrai. Vous avez mis un temps énorme à faire ce trajet très court. Maintenant, vous avez raté votre train, et votre amie. »

C’était malheureusement exact. J’avais presque dix minutes de retard, et j’allais avoir bien du mal à retrouver Caroline dans la foule. Je devais l’attendre à sa descente du train, juste à l’entrée du quai.

« Si vous voulez mon avis, a encore ajouté Simon, ce chauffeur vous a promenée exprès, pour allonger la course. Comme vous tardiez à venir, j’ai même cru un moment que vous n’arriveriez jamais : les taxis jaunes sont toujours ceux qui servent aux enlèvements. C’est une tradition chez nous.

« Il faudra dorénavant vous méfier davantage : il disparaît chaque jour à Paris, de cette manière, une bonne douzaine de jolies filles. Elles passeront le reste de leur brève existence dans les luxueuses maisons de plaisir de Beyrouth, de Macao et de Buenos Aires. On a découvert justement le mois dernier... »

Puis soudain, comme s’il se rappelait tout à coup une affaire urgente, Simon s’est interrompu, au milieu de ses inventions et de ses mensonges, pour déclarer précipitamment :

« Excusez-moi, il faut que je m’en aille. Je me suis déjà trop attardé... À demain, donc, comme convenu. »

Il avait pris, pour me rappeler notre rendez-vous du lendemain, une voix basse et mystérieuse, comme quelqu’un qui aurait craint les oreilles indiscrètes d’éventuels espions. J’ai répondu « À demain ! » et je l’ai vu partir en courant. Il s’est perdu aussitôt dans la foule.

Je me suis alors retournée vers l’entrée de la gare et j’ai aperçu Caroline qui en sortait, s’avançant vers moi avec son plus large sourire. À ma grande surprise, elle tenait par la main une petite fille blonde, très jolie, âgée peut-être de sept ou huit ans.

Caroline, qui avait sa main droite encombrée par une valise, a lâché la petite fille pour me faire un grand signe joyeux avec le bras gauche. Et elle m’a crié, sans se soucier des passants qui se hâtaient en tous sens entre elle et moi :

« C’est comme ça que tu m’attends sur le quai ! Tu restes parler avec des garçons, sans te préoccuper de l’heure de mon train ! »

Elle est accourue jusqu’à moi et elle m’a embrassée avec son exubérance coutumière. La petite fille regardait ailleurs, de l’air discret d’une jeune personne bien élevée qui n’a pas encore été présentée. J’ai dit :

« Oui, je sais, je suis un peu en retard. Pardonne-moi. Je t’expliquerai...

– Il n’y a rien à expliquer : j’ai bien vu que tu étais avec un beau jeune homme ! Tiens, je te présente Marie. C’est la fille de mon frère Joseph et de Jeanne. On me l’a confiée, à Amsterdam, pour la ramener à ses parents. »

L’enfant a exécuté alors à mon intention, avec application et sérieux, une révérence compliquée, cérémonieuse, comme on en apprenait aux demoiselles il y a cinquante ou cent ans. J’ai dit : « Bonjour, Marie ! » et Caroline a poursuivi ses explications avec volubilité.

« Elle passait ses vacances chez une tante, tu sais : la sœur de Jeanne qui s’est mariée avec un officier de marine russe. Je t’ai déjà raconté cette histoire : un nommé Boris, qui a demandé l’asile politique lors d’une escale de son bateau à La Haye. »

Sur un ton raisonnable de grande personne, et dans un langage étonnamment apprêté pour une enfant de cet âge, la petite Marie a ajouté ses propres commentaires :

« Oncle Boris n’est pas vraiment un réfugié politique. C’est un agent soviétique, déguisé en dissident et chargé de semer la contestation et le désordre chez les travailleurs de l’industrie atomique.

– C’est toi qui as découvert ça toute seule ? lui ai-je demandé avec amusement.

– Oui, c’est moi, a-t-elle répondu sans se troubler. J’ai bien vu qu’il avait son numéro d’espion tatoué en bleu sur le poignet gauche. Il essaie de le dissimuler sous un bandage en cuir, qu’il porte censément pour renforcer son articulation. Mais ça n’est pas vrai, puisqu’il ne fait aucun travail de force.

– N’écoute pas Marie, m’a dit Caroline. Elle invente tout le temps des histoires absurdes, de science-fiction, d’espionnage ou de spiritisme. Les enfants lisent trop de littérature fantastique. »

À ce moment, je me suis aperçue qu’un homme nous observait, à quelques pas de nous. Il se tenait un peu en retrait, dans un angle de mur, et fixait sur notre petit groupe un regard anormalement intéressé. J’ai cru d’abord que c’était Marie qui attirait ainsi, de façon assez suspecte, son attention.

Il pouvait avoir une quarantaine d’années, peut-être un peu plus, et portait un costume gris, croisé, de forme classique (veste, pantalon et gilet assortis), mais vieux, râpé, déformé par l’usage, ainsi qu’une chemise et une cravate aussi défraîchies que s’il avait dormi tout habillé, durant quelque très long parcours en chemin de fer. Il tenait à la main une petite valise en cuir noir, qui m’a fait penser à une trousse de chirurgien, je ne sais pas exactement pourquoi.

Ces yeux sombres et perçants, profondément enfoncés dans leurs orbites, ce visage aux traits dissymétriques, lourds, désagréablement accusés, cette grande bouche tordue par une sorte de rictus, tout cela me rappelait avec violence quelque chose... un souvenir, récent pourtant, que je n’arrivais pas à préciser.

Puis, d’un seul coup, je me suis souvenue : c’était le chauffeur du taxi jaune qui m’avait conduite à la gare. J’en ai éprouvé une si vive impression de malaise, presque physique, que je me suis sentie rougir. J’ai détourné la tête de ce déplaisant personnage. Mais, quelques secondes plus tard, je l’ai regardé à nouveau.

Il n’avait ni bougé ni changé la direction de son regard. Mais c’était plutôt Caroline, à vrai dire, qu’il paraissait surveiller. Ai-je oublié de signaler que Caroline est très jolie ? Grande et bien faite, svelte, très blonde, avec les cheveux courts et un visage doux, légèrement androgyne, qui rappelle beaucoup celui de l’actrice Jane Frank, elle attire toujours sur elle les hommages, plus ou moins indiscrets, des hommes de tous âges.

Il faut aussi que j’avoue autre chose : les gens prétendent que nous nous ressemblons, elle et moi, de façon troublante. On nous prend en général pour deux sœurs, souvent même pour des jumelles. Et il est arrivé plusieurs fois que des amis de Caroline s’adressent à moi, en croyant lui parler à elle, ce qui a donné lieu un jour à une aventure étrange...

Mais Caroline a interrompu le cours de mes pensées :

« Qu’est-ce qui t’arrive ? a-t-elle demandé en me dévisageant avec inquiétude. Tu as changé de figure. On dirait que tu viens d’apercevoir quelque chose d’effrayant. »

Marie, qui avait deviné la cause de mon émotion, a expliqué tranquillement, à voix très haute :

« Le type qui nous suit depuis qu’on est descendues du train est toujours là, avec sa petite valise pleine de couteaux. C’est un satyre, évidemment, je l’avais vu tout de suite.

– Ne parle pas si fort, a murmuré Caroline en se penchant vers la fillette sous prétexte d’arranger les plis froissés de sa robe, il va nous entendre.

– Bien sûr qu’il nous entend, a répondu Marie sans baisser le ton. Il est là pour ça. »

Et, brusquement, elle a tiré la langue en direction de l’inconnu, en même temps qu’elle lui adressait son sourire le plus angélique. Caroline s’est mise à rire, avec son insouciance habituelle, tout en grondant Marie pour la forme, sans aucune conviction. Puis elle m’a dit :

« En fait, la petite a peut-être raison. Je crois d’ailleurs que ce type a pris le même train que nous. Il me semble l’avoir vu qui rôdait dans le couloir du wagon, et aperçu déjà sur le quai de départ, à Amsterdam. »

Levant à nouveau les yeux vers l’inquiétant personnage à la mallette noire, j’ai assisté alors à une scène qui n’a fait qu’accroître mon étonnement. L’homme n’était plus tourné de notre côté ; il regardait à présent un aveugle qui venait vers lui, tâtant le sol avec l’extrémité ferrée de sa canne.

C’était un grand garçon blond de vingt ou vingt-cinq ans, vêtu d’un élégant blouson en cuir très fin, de couleur crème, ouvert sur un pull-over bleu vif. De grosses lunettes noires cachaient ses yeux. Il tenait dans la main droite sa canne blanche à poignée recourbée. Un gamin d’une douzaine d’années le guidait par la main gauche.

Pendant quelques secondes, je me suis imaginée, contre toute vraisemblance, qu’il s’agissait de Simon Lecœur, qui serait revenu déguisé en aveugle. Bien entendu, en l’observant mieux, j’ai aussitôt reconnu mon erreur : les quelques points communs qu’on aurait pu relever dans l’allure générale, le costume, ou la coiffure des deux garçons, ne constituaient en réalité que peu de chose.

Quand le jeune homme à la canne blanche et son guide sont arrivés auprès du type aux vêtements fatigués et à la sacoche de médecin, ils se sont arrêtés. Mais aucun d’entre eux n’a manifesté quoi que ce soit. Il n’y a pas eu de salutations, ni ces paroles ou gestes d’accueil qu’on aurait pu attendre dans de semblables circonstances. Ils sont demeurés là sans rien dire, face à face, immobiles désormais.

Puis, avec lenteur et précision, du même mouvement régulier, exactement comme si une même mécanique faisait mouvoir leurs trois têtes, ils se sont tournés vers nous. Et ils sont restés ainsi, de nouveaux pétrifiés, sans plus bouger que trois statues : le jeune homme au visage blond à demi masqué par les grosses lunettes, encadré du garçonnet à sa gauche et du petit homme au complet gris déformé à sa droite.

Ils avaient tous les trois leurs yeux fixés sur moi, l’aveugle aussi, j’en aurais juré, derrière ses énormes verres noirs. La figure maigre du gamin était d’une pâleur extrême, anormale, fantomatique. Les traits ingrats du petit homme s’étaient figés en un horrible rictus. Le groupe entier m’a paru tout à coup si effrayant, que j’ai eu envie de hurler, comme pour faire cesser un cauchemar.

Mais, ainsi que dans les cauchemars, aucun son n’est sorti de ma bouche. Pourquoi Caroline ne disait-elle rien ? Et Marie, qui se tenait entre nous deux, pourquoi ne rompait-elle pas le charme, avec sa désinvolture d’enfant sans peur et sans respect ? Pourquoi ne bougeait-elle plus, devenue muette elle aussi, sous l’effet de quel enchantement ?

L’angoisse montait en moi si dangereusement, inexorable, que j’ai craint de perdre connaissance. Pour lutter contre l’insupportable malaise, si peu dans ma nature, j’ai essayé de penser à autre chose. Mais je n’ai plus trouvé, pour me raccrocher, qu’un des discours stupides que m’avait tenus Simon, une heure ou deux auparavant :

Je n’étais pas, prétendait-il, une vraie femme, mais seulement une machine électronique très perfectionnée, construite par un certain docteur Morgan. Celui-ci, à présent, se livrait sur moi à des expériences diverses, afin de tester mes performances. Il me soumettait à une série d’épreuves, tout en faisant surveiller mes réactions par des agents à son service, placés partout sur mon chemin, et dont certains ne seraient également, eux-mêmes, que des robots...

Les gestes de ce faux aveugle, qui venait d’arriver comme fortuitement en face de moi, ne m’avaient-ils pas, justement, paru mécaniques et saccadés ? Ces étranges lunettes, dont la taille me semblait de plus en plus monstrueuse, ne masquaient sans doute pas de vrais yeux, mais un dispositif d’enregistrement sophistiqué, peut-être même des émetteurs de rayons qui agissaient, à mon insu, sur mon corps et sur ma conscience. Et le chirurgien-chauffeur de taxi n’était autre que Morgan lui-même.

L’espace entre ces gens et moi s’était vidé, par je ne sais quel hasard, ou quel prodige. Les voyageurs qui circulaient ici en grand nombre, un instant plus tôt, avaient maintenant disparu... Avec une difficulté incompréhensible, j’ai réussi à détourner ma tête de ces trois regards qui m’hypnotisaient. Et j’ai cherché du secours du côté de Marie et de Caroline...

Elles aussi fixaient sur moi ces mêmes yeux glacés, inhumains. Elles n’étaient pas dans mon camp, mais dans le leur, contre moi... J’ai senti mes jambes qui se dérobaient et ma raison qui basculait, dans le vide, en une chute vertigineuse.

.....

Lorsque je me suis réveillée ce matin, j’avais la tête vide, lourde, et la bouche pâteuse, comme si je m’étais livrée, la veille, à des excès de boissons alcooliques, ou comme si j’avais pris quelque puissant somnifère. Ce n’était pourtant pas le cas...

Qu’avais-je fait, au juste, le soir précédent ? Je ne parvenais pas à m’en souvenir... Je devais aller chercher Caroline à la gare, mais quelque chose m’en avait empêchée... Je ne savais plus quoi.

Une image, cependant, est revenue à ma mémoire, mais je ne pouvais la rattacher à rien. C’était une grande chambre, meublée de choses disparates, en très mauvais état, comme ces chaises défoncées et ces carcasses de lits en fer que l’on mettait au rebut dans les greniers des anciennes maisons.

Il y avait en particulier un très grand nombre de vieilles malles, de volumes et de formes divers. J’en ai ouvert une. Elle était pleine de vêtements féminins démodés, de corsets, de jupons et de jolies robes fanées d’autrefois. J’avais du mal à en distinguer les ornements compliqués et les broderies, car la pièce n’était éclairée que par deux chandeliers où brûlaient des restes de bougies à la flamme jaune et vacillante...

Ensuite, j’ai pensé à la petite annonce dont Caroline m’avait lu le texte, au téléphone, quand elle m’avait appelée pour me donner l’heure de son train. Puisque je cherchais un petit travail, afin de compléter le montant de ma bourse, j’avais décidé de me rendre à l’adresse indiquée dans cette offre d’emploi bizarre, que mon amie avait trouvée en lisant un hebdomadaire écologique. Mais j’avais dormi si longtemps, aujourd’hui, que le moment de me préparer était déjà venu, si je voulais y être à l’heure fixée.

Je suis arrivée exactement à six heures et demie. Il faisait presque nuit déjà. Le hangar n’était pas fermé. Je suis entrée en poussant la porte, qui n’avait plus de serrure.

À l’intérieur, tout était silencieux. Sous la faible clarté qui venait des fenêtres aux vitres crasseuses, j’avais du mal à distinguer les objets qui m’entouraient, entassés de tous côtés dans un grand désordre, hors d’usage sans doute.

Quand mes yeux ont été habitués à la pénombre, j’ai enfin remarqué l’homme, en face de moi. Debout, immobile, les deux mains dans les poches de son imperméable, il me regardait sans prononcer un mot, sans esquisser à mon adresse la moindre salutation.

Résolument, je me suis avancée vers lui...