ÉPILOGUE

 

Là s’arrête le récit de Simon Lecœur.

Je dis bien « le récit de Simon Lecœur », car personne – ni chez nous ni du côté de la police – ne pense que le chapitre 8, rédigé au féminin, ait vraiment été écrit par quelqu’un d’autre : il s’intègre trop visiblement à l’ensemble, tant du point de vue grammatical que selon la logique des parcours et des retournements narratifs.

Simon – tous les témoignages concordent sur ce point – est venu normalement faire son cours, à l’école de la rue de Passy, le jeudi 8 mai en début d’après-midi. « Il avait l’air inquiet », ont assuré lors de l’enquête plusieurs de ses élèves. Mais la plupart ajoutent qu’il avait toujours l’air inquiet.

Il présentait, en fait, un mélange déroutant de nervosité presque maladive, d’angoisse mal contenue et d’une gaieté légère, détendue, souriante, qui entrait pour beaucoup dans le charme certain que chacun se plaisait à lui reconnaître. Dans la plus rapide conversation de couloir avec un collègue, une étudiante, ou même avec un supérieur, il mettait une gentillesse volontiers bavarde, pleine d’inventions inattendues et désinvoltes, une spontanéité, un humour sans conséquence, qui le faisaient aimer par tout le monde, comme on aime un enfant...

Puis, soudain, le sourire innocent s’effaçait sur ses lèvres, qui perdaient en quelques secondes leur joli dessin sensuel pour devenir dures et minces ; ses yeux paraissaient s’enfoncer dans leurs orbites, les prunelles s’assombrir... Et il se retournait d’un seul coup, comme s’il pensait faire ainsi face à un ennemi qui se serait approché derrière son dos, en catimini... Mais il n’y avait personne, et Simon reprenait lentement sa position première, devant son interlocuteur désemparé. Désemparé lui-même, le garçon semblait alors s’être enfui à des milliers de kilomètres, ou à des années-lumière. Il prenait congé sur quelques paroles vagues, décousues, à peine audibles.

Le vendredi 9 mai, il ne s’est pas présenté à l’école. On ne s’en est pas inquiété : son cours du vendredi, placé tout en fin de journée, était le dernier cours de la semaine et beaucoup d’élèves – surtout au printemps – affectaient de le considérer comme facultatif ; il arrivait parfois aux jeunes professeurs d’en faire autant.

Mais, le lundi 12, on ne l’a pas revu non plus, ni le mardi. Sa chambre ne possédait pas le téléphone. Le mercredi, un sous-directeur a demandé aux étudiants si l’un d’entre eux pouvait passer rue d’Amsterdam, afin de s’enquérir de la santé de « Ján », qui aurait pu être gravement malade et dans l’impossibilité de prévenir. La messagère bénévole a trouvé porte close. Personne n’a répondu à ses sonneries répétées, ni à ses appels. Aucun bruit ne provenait de l’intérieur.

Le jeudi 15 était le jour de l’Ascension. Le vendredi 16 au matin, les autorités de l’école ont alerté la police. La porte de Simon Lecœur a été enfoncée, en présence d’un commissaire divisionnaire, ce vendredi-là aux alentours de midi.

Dans la chambre comme dans le cabinet de toilette, les inspecteurs ont trouvé tout en ordre, ainsi que nos agents (qui eux, évidemment, possédaient un double de la clef) l’avaient déjà fait deux jours plus tôt. Il n’y avait trace ni de lutte, ni de visite intempestive, ni de départ précipité. Les quatre-vingt-dix-neuf feuillets dactylographiés (remis en place par nos soins après photocopie) sont donc vite devenus le seul élément pouvant être considéré comme un indice.

L’intérêt des enquêteurs pour ce texte n’a fait que croître, on s’en doute, quand, le dimanche 18 vers 19 heures, on a découvert dans un atelier désaffecté, proche de la gare du Nord, le corps sans vie d’une inconnue, âgée de 20 ans environ. Sa mort ne remontait guère à plus d’une heure, peut-être moins encore.

La jeune victime ne portait sur elle aucun papier permettant de l’identifier. Mais son apparence physique, son costume, sa position précise sur le sol (ainsi d’ailleurs que l’endroit lui-même) étaient exactement tels qu’ils se trouvent décrits au chapitre 6 du récit de Simon Lecœur. Comme celui-ci l’avait signalé, la flaque de sang était artificielle. Le médecin légiste a tout de suite constaté que le corps ne comportait aucune blessure, ni aucun traumatisme externe, les causes du décès demeurant donc énigmatiques. Il apparaissait néanmoins presque indiscutable qu’on se trouvait bien en présence d’un assassinat, et non d’une mort naturelle.

Toutes les recherches entreprises concernant l’identité de la jeune femme sont, jusqu’à présent, demeurées vaines : aucune personne correspondant à ce signalement n’a été portée disparue sur l’ensemble du territoire. À cause de la proximité de la gare, les investigations s’orientent donc maintenant du côté d’Anvers ou d’Amsterdam.

Un autre point intrigue la police : la ressemblance plus que curieuse (allure générale, mensurations, traits du visage, couleur des yeux et des cheveux, etc.) qui existe entre la morte et Simon Lecœur lui-même. La chose est à ce point troublante qu’on a pu penser un moment qu’il s’agissait d’un seul et même personnage : le charmant professeur de l’École franco-américaine aurait été une femme travestie. Cette hypothèse séduisante n’a toutefois pas été retenue, car le médecin de l’École avait examiné en détail le prétendu Simon, quelque deux semaines auparavant, et se portait garant de son appartenance au sexe masculin.

Ce praticien – le docteur Morgan – soignait Simon pour des troubles de la vue, troubles aigus, semble-t-il, bien que probablement d’origine nerveuse. Le disparu prétendait en effet souffrir de brusques baisses de sa vision (diminution de la luminosité des images rétiniennes), de plus en plus fréquentes et pouvant aller jusqu’à la cécité totale, durant parfois de longues minutes. Morgan, féru de psychanalyse, avait tout de suite pensé à un banal complexe d’Œdipe.

Le malade s’était contenté de lui répondre, en riant, qu’il n’avait rien à faire à Cologne. Cette plaisanterie absurde, jointe au thème des pavés disjoints, continuait de plonger le docteur dans une grande perplexité, et dans de nouveaux soupçons. Il n’est pas exclu, naturellement, que cet aveugle intermittent ait été un vulgaire simulateur, mais on en perçoit mal les mobiles, puisqu’il ne sollicitait de son employeur aucun congé de maladie, ni le moindre changement d’horaires.

De tous les personnages qui apparaissent dans son récit, l’un en tout cas – au moins – existe sans nul doute : la petite Marie. À partir de l’atelier abandonné, les enquêteurs ont retrouvé sans mal le café-brasserie où l’on ne sert pas de pizza. Un policier a surveillé cet établissement pendant plusieurs jours. La petite Marie, toujours en robe 1880, y est entrée le 21 au soir (elle venait, saura-t-on plus tard, régler une ancienne dette). À sa sortie, le policier l’a prise en filature. Il l’a suivie jusqu’à l’impasse Vercingétorix. Vers le milieu de la longue ruelle, des gens à nous sont intervenus. Ayant intercepté en douceur ce trop curieux gardien de l’ordre, ils l’ont ramené, de nouveau, à la case de départ.