ÉPILOGUE
– Je n’ai pas envie d’y aller, déclare Ben.
– Nous n’avons pas le choix.
Vous êtes au coin de la rue en face du tribunal. Il y a des caméramans partout sur le perron. Des journalistes agglutinés derrière des barrières métalliques attendent que d’autres personnes passent. Celia t’a prévenue par SMS que Devon et Salto étaient déjà à l’intérieur. Aujourd’hui, les cibles qui ont survécu sont appelées à témoigner.
– Tu vas à Fresno, après ? demande Ben.
– Je vais essayer. Je veux rendre visite à la grand-mère de Rafe… elle m’a dit qu’il était enterré à dix minutes de chez elle. Mais il faut que j’aille voir ma famille, d’abord. Mon frère, ma tante.
– C’était un mec bien, commente Ben sans te regarder.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Vous ne pouviez pas vous blairer, tous les deux. Pitié, ce n’est pas la peine de faire semblant d’avoir été super pote avec lui juste parce qu’il est mort !
– Ce n’est pas du tout le cas, Lena.
Ben est appuyé contre le mur. Vous avez tous les deux le regard braqué droit devant vous. Deux jeunes que vous ne reconnaissez pas montent les marches, suivis par un agent de police. Tu te demandes si ce sont les autres cibles de Los Angeles. D’autres sont arrivées de Chicago, une de Miami, et une autre encore de Seattle.
– C’est seulement que… Il était avec toi sur l’île. Il t’a aidée quand Cross vous pourchassait, quand il vous a kidnappés.
– Nous nous aidions mutuellement. Nous formions une équipe.
– Et c’est pour cette raison que je l’appréciais. Je sais qu’il comptait beaucoup pour toi.
Plus que tout, en fait. Tu as l’impression que rien d’autre ne comptait. Il apparaît dans tes rêves ; tes souvenirs sont plus vivaces que jamais. Tu revois Rafe penché en avant, la tête sous une chute d’eau pour laver ses cheveux et son dos. Il se détourne et essuie ses yeux. Il se tient juste devant toi. Il sourit.
Chaque fois, tu enrages de te réveiller.
– Je voudrais seulement…, reprend Ben. J’aurais préféré que ça se termine autrement.
– Moi aussi.
Tu observes le parc – le même que celui de l’Hôtel de Ville où, deux semaines auparavant, vous guettiez l’arrivée de Cross. De gros nuages obscurcissent le ciel et lâchent une averse de temps à autre. Un petit groupe d’hommes d’affaires passe devant vous. Aucun ne s’est encombré d’un parapluie.
– Et ton frère, comment il va ?
– Il vit chez ma tante, à Cabazon. Il va venir me chercher lorsque je serai de retour à Los Angeles. Après que j’aurai rendu visite à Izzy.
– Et ensuite ?
Tu te retournes et l’examines de la tête aux pieds. Tu lui trouves un air endimanché, avec son costume, ses cheveux plaqués en arrière et enduits de gel. Toi aussi tu dois avoir une drôle d’allure. Celia t’a apporté une robe noire et des chaussures plates pour la salle d’audience, mais rien n’est à ta taille.
– Ensuite quoi ?
– Quand est-ce que je te reverrai ? Je ne plaisantais pas, Lena. Je t’aime.
– Ne dis pas ça, s’il te plaît.
– Pourquoi ? Ça m’énerve que tu endures ça… je ne veux pas que tu traverses ces épreuves toute seule.
Avec ou sans lui, tu es seule, de toute façon. Mais il t’est difficile de le lui expliquer. De lui faire comprendre que tu commences à peine à retrouver ta vie. Et que cette vie, pleine de souvenirs et d’erreurs, est compliquée.
– Ça me paraît déplacé, maintenant.
– J’attendrai.
– J’ai besoin d’espace pour me redécouvrir, pour me souvenir. Pour savoir qui je suis, qui j’étais avant.
Cette fois, il n’insiste pas. Il se détourne, jette un coup d’œil à la foule nombreuse qui monte les marches du tribunal. Des flashes crépitent. Celia vient d’apparaître à l’entrée. Elle observe les environs, te cherche du regard.
– C’est l’heure, dit Ben.
– Oui, allons-y.
*
À l’écran, on énumère les tout derniers noms. Tu es dans la chambre d’Izzy, devant sa télé posée sur la commode. Régulièrement, on cite une victime qui n’a pas été identifiée. Et les corps de centaines de cibles – d’êtres humains – ne seront peut-être jamais retrouvés.
– Je comprends pourquoi tu n’as pas voulu assister à cette cérémonie, commente Izzy.
– J’étais pressée de revenir ici. Pour te voir. Et voir ma famille, aussi.
– Ben y est allé, lui ?
– Il avait le sentiment que c’était son devoir. Les journalistes ne vont plus le lâcher. J’ai déjà vu Devon aux infos. Un type lui a collé un micro sous le nez.
Izzy s’assoit dans son lit. Ses cheveux rasés d’un côté ont un peu repoussé, et elle porte des vêtements qui, à l’évidence, ont été choisis par sa grand-mère. À part cela, elle n’a pas changé. Tu devines seulement le bandage sur son flanc droit, sous son tee-shirt. Sa blessure s’étant infectée au cours des semaines passées, elle a dû être hospitalisée plusieurs fois et prolonger d’un mois son séjour à Los Angeles.
« Francesca DePalma, Misty Williams, Aaron Isaacs, victime inconnue, Chrissy Park… »
C’est le maire de New York qui lit les noms. Il marque une pause après chacun d’eux et lève les yeux, comme s’il avait connu les victimes personnellement.
« Joy Frias, Paul Simmonds… »
Tu as appris comment AAE s’est créée. Tout a débuté quinze ans plus tôt, quand Michael Thorpe, un riche chasseur de gros gibier, avait commencé à organiser des parties de chasse classiques sur son île. Un groupe d’amis se réunissait dans un lieu échappant à la surveillance des autorités pour ne pas avoir à se soucier des espèces protégées ou des réglementations strictes. Quand la traque des animaux de l’île était devenue trop prévisible, ils avaient fait venir illégalement du gibier plus exotique. Et, lorsque cela n’avait plus suffi à leur procurer le frisson recherché, l’un des membres d’origine les plus actifs, Theodore Cross, avait soufflé l’idée – d’abord sur le ton de la plaisanterie, selon ses dires – que les proies les plus difficiles à tuer seraient des êtres humains. Sa suggestion avait fait son chemin.
Au début, ils avaient ramassé des SDF, des prostituées… des gens dont, d’après eux, personne ne remarquerait la disparition. Mais les fugueurs leur avaient donné plus de satisfaction : ils survivaient plus longtemps. Lorsque les chasseurs revenaient après une absence de plusieurs semaines, les jeunes étaient encore là.
Certains chasseurs avaient essayé de mettre un terme à ces pratiques – du moins, c’est ce qu’ils prétendaient. Cross avait établi des règles implacables : ceux qui s’opposaient à ces parties de chasse représentaient une menace pour AAE, et on les supprimait. Inutile de fuir ; ils vous retrouvaient. Inutile d’envisager en parler à qui que ce soit ; ils vous faisaient taire.
« Connor Rinsky, Albert Aguilar, Rafe Magnuson… »
Tu prends la télécommande sur le couvre-lit et éteins la télé. L’hommage n’est pas terminé, mais il t’est trop pénible de l’écouter. Qu’est-ce qui te distinguait des autres ? Pourquoi as-tu survécu, et pas eux ? Autour de toi, chacun y est allé de son explication. « Si tu es vivante, c’est qu’il y a une bonne raison. Si tu as survécu, c’est pour une bonne raison. » Quelle est donc cette bonne raison dont tout le monde parle ? Certes, un procès va avoir lieu, les coupables vont être jugés, et Cross passera le restant de ses jours derrière les barreaux. Mais les morts ne reviendront pas. Leurs vies avaient un sens, elles aussi.
Dehors, une voiture s’arrête. Tu vas à la fenêtre, écartes les rideaux. Un garçon est au volant d’une Toyota blanche rouillée. Il se regarde dans le rétroviseur avant d’ouvrir sa portière.
– C’est ton chauffeur, c’est ça ? déclare Izzy en souriant.
Elle t’attrape la main et te serre contre elle. Tu lui promets de lui donner des nouvelles, de lui écrire, de lui téléphoner. Et cette fois, tu es sincère.
Tu vas à la porte. Chris est déjà sorti et attend. Il a le physique particulier des garçons de seize ans – plus un enfant, mais pas encore tout à fait un adulte, maigre, dégingandé, avec une pomme d’Adam qui paraît disproportionnée. Il tient un bouquet de marguerites à la main.
– Mon carrosse est arrivé ? plaisantes-tu, mais tu dois cligner des paupières pour retenir tes larmes.
Chris fixe le bout de ses pieds en silence.
C’est toi qui fais un pas vers lui, qui le prends dans tes bras. Il mesure au moins trente centimètres de plus que toi, et, la tête contre sa poitrine, tu entends sa respiration étranglée par l’émotion. Il s’essuie les yeux.
– Je suis content de te voir, Lena. Je suis content que… c’est super, quoi.
Il te tend les fleurs et se détourne avant que tu aies pu contempler son visage. Pendant qu’il remonte en voiture, tu t’arrêtes pour observer la rue une dernière fois. Au-delà des maisons d’Izzy et de Ben, une multitude d’oiseaux s’est envolée d’un arbre. D’un seul mouvement, la nuée vire brusquement d’un côté, puis de l’autre.
Rafe est agenouillé sur le sable, en train d’ouvrir un fruit sur un rocher. La chair est d’une magnifique couleur rose vif. Il t’en passe une moitié.
– Tu es sûr que c’est comestible ?
– Je ne suis plus sûr de rien.
– Je vais tenter ma chance.
Lorsque tu mords dedans, l’acidité te fait grimacer.
– Lena…, dit-il.
Il ne s’adresse pas à toi, il prononce juste ton nom.
– Lena Marcus…
– Elle-même.
– Je crois qu’à part toi, il n’y a rien de bon sur cette île.
– On vient à peine de se rencontrer.
– Je sais.
Quand il croque à son tour, du jus coule sur son menton. Puis il jette le fruit sans l’avoir terminé.
– Je veux rentrer chez moi, dis-tu.
Le simple fait de prononcer ces mots te fait monter les larmes aux yeux.
– Je veux rentrer, insistes-tu.
– On ne peut pas. Et on ne doit surtout pas se séparer. C’est comme ça qu’on restera en vie.
– Ça me paraît impossible.
Derrière toi, les feuillages bruissent. Tu te détournes, certaine de voir surgir les chasseurs. Combien seront-ils, cette fois ? Vous êtes coincés sur la plage. Vous ne pourrez pas leur échapper.
Rafe détecte ces mouvements, lui aussi. Il se positionne devant toi pour attendre l’ennemi. Mais, alors que le bruit se rapproche, les premiers oiseaux apparaissent, volant bas sous l’enchevêtrement épais des branches. Il y en a des centaines, qui filent vers l’océan. Lorsqu’ils sortent de la pénombre, leurs ailes captent la lumière. Elles sont d’un bleu chatoyant. Leur poitrine est d’un blanc éclatant.
Ils passent au-dessus de vous, déplaçant l’air dans leur sillage, puis ils s’éloignent vers l’horizon infini.
La main encore posée sur la portière passager, tu admires les arbres, regardes le dernier oiseau qui disparaît au loin. Le moteur tourne.
– Qu’est-ce qui se passe, Lena ? Ça va ?
Tu montes et claques ta porte, en savourant ces images – celles de la journée à la plage. Le matin avec les oiseaux. Le souvenir préféré de Rafe.
– Tout va bien, réponds-tu à ton frère tandis que la voiture démarre. Je suis prête.