Le mariage ou la mort : les deux seules façons d’éviter d’être réquisitionnée pour le quatuor Smythe-Smith. Ou, plus exactement, les deux seules façons de se soustraire à ses griffes.
C’était la raison pour laquelle personne – à l’exception d’Iris – ne parvenait à comprendre pourquoi, dans trois heures, le quatuor Smythe-Smith monterait « sur scène » pour son concert annuel, et pourquoi lady Sarah Prentice, jeune mariée et on ne peut plus vivante, s’assiérait au pianoforte, serrerait les dents, et jouerait.
« Quelle exquise ironie », avait déclaré Honoria à Sarah.
« Non, l’ironie n’avait rien d’exquis, » avait déclaré Sarah à Hugh.
L’ironie aurait dû être frappée avec une batte de cricket et piétinée.
Si l’ironie avait possédé une forme corporelle, bien sûr. Ce qui n’était pas le cas, au grand dam de Sarah. La tentation d’envoyer une batte de cricket sur quelque chose d’autre qu’une balle de cricket la démangeait.
Faute de batte disponible dans le salon de musique des Pleinsworth, elle s’était approprié l’archet du violon d’Harriet et en usait comme Dieu l’avait certainement prescrit : pour menacer Capucine.
— Sarah ! piailla celle-ci.
Quand Sarah gronda – un véritable grondement –, Capucine courut se réfugier derrière le pianoforte.
— Iris, dis-lui d’arrêter !
Iris haussa un sourcil l’air de dire : « Tu crois vraiment que je vais me lever de ce fauteuil pour te venir en aide, mon insupportable petite sœur ? »
Oui, Iris savait signifier tout cela d’un simple haussement de sourcils. Un talent remarquable, indubitablement.
— Tout ce que j’ai fait, protesta Capucine, c’est de lui dire qu’elle pourrait se tenir un petit peu mieux.
— Rétrospectivement, on peut penser que ces mots n’étaient pas des mieux choisis, commenta Iris, sarcastique.
— Elle va tout gâcher !
— C’est grâce à elle, lança Sarah d’un ton menaçant, que tu as un quatuor.
— J’ai toujours du mal à croire qu’il n’y a personne de disponible pour prendre ta place au pianoforte, répliqua Capucine.
— À t’entendre, on a l’impression que tu soupçonnes Sarah d’avoir joué un mauvais tour, s’indigna Iris.
— Oh, elle n’a pas tort de craindre un mauvais tour ! répliqua Sarah, qui s’avança en brandissant l’archet.
— Nous allons nous retrouver à court de cousines, intervint Harriet.
Elle avait brièvement relevé les yeux de la feuille sur laquelle elle notait avec fébrilité toutes les répliques échangées depuis le début de l’altercation.
— Après moi, continua-t-elle, il ne restera qu’Elizabeth et Frances avant que nous ne passions le flambeau à une nouvelle génération.
Après avoir foudroyé Capucine du regard une dernière fois, Sarah rendit son archet à Harriet.
— C’est la dernière fois pour moi, prévint-elle. Peu m’importe que vous soyez réduites à un trio. La seule raison pour laquelle je joue cette année, c’est…
— C’est parce que tu te sens coupable, acheva Iris à sa place. Si, insista-t-elle devant le silence de Sarah, tu te sens encore coupable de nous avoir abandonnées l’année dernière.
Sarah était naturellement portée à argumenter lorsqu’on l’accusait, à tort ou à raison – dans ce cas, à raison. Mais alors qu’elle ouvrait la bouche pour se défendre, elle aperçut son mari sur le seuil du salon, le sourire aux lèvres et une rose à la main. Aussi répondit-elle :
— Oui. Oui, c’est vrai.
— C’est vrai ? répéta Iris.
— Oui. Je te présente mes excuses. Et à toi aussi, ajouta-t-elle à l’adresse de Capucine. Et sans doute à toi aussi, Harriet.
— Elle n’a même pas joué l’année dernière, lui rappela Capucine.
— Je suis sa sœur aînée. Je suis certaine que je lui dois des excuses pour quelque chose. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je m’en vais avec Hugh.
— Mais nous sommes en pleine répétition ! s’écria Capucine.
— Tralala, lança Sarah avec un geste joyeux de la main.
— Tralala ? lui murmura Hugh à l’oreille alors qu’ils s’éloignaient du salon de musique. Tu as dit « tralala » ?
— Uniquement à l’intention de Capucine.
— Tu es vraiment une brave fille. Tu n’étais pas obligée de jouer cette année.
— Si, en fait.
Elle ne l’aurait jamais admis devant ses sœurs, mais lorsqu’elle s’était rendu compte qu’elle était l’unique personne capable de sauver leur concert annuel… Eh bien, elle n’avait pu se résoudre à le laisser mourir.
— La tradition, c’est important, expliqua-t-elle, surprise de s’entendre prononcer ces mots.
En outre…
Elle prit la main de Hugh et la posa sur son ventre.
— Cela pourrait être une fille.
Il resta un instant interdit. Puis il murmura :
— Sarah ?
Elle hocha la tête.
— Un bébé ?
De nouveau, elle acquiesça.
— Quand ?
— En novembre, je pense.
— Un bébé, répéta-t-il, comme s’il ne parvenait pas à y croire.
— Tu ne devrais pas être aussi surpris, le taquina-t-elle. Après tout…
— Il faudra qu’elle joue d’un instrument, la coupa-t-il.
— Elle sera peut-être un garçon.
Hugh fixa sur elle un regard ironique.
— Ce serait tout à fait inhabituel.
Sarah s’esclaffa. Lui seul était capable de faire ce genre de plaisanterie.
— Je t’aime, Hugh Prentice.
— Et je t’aime, Sarah Prentice.
Ils se dirigèrent vers la porte d’entrée. Toutefois, ils avaient à peine fait deux pas que Hugh s’inclina et chuchota :
— Deux mille.
Et Sarah, parce qu’elle était Sarah, gloussa et répliqua :
— C’est tout ?