Lady Sarah Pleinsworth, vétéran de trois saisons londoniennes infructueuses, balaya d’un regard circulaire le futur salon de sa cousine et s’exclama :
— Je croule sous les mariages !
Ses compagnes étaient ses sœurs cadettes, Harriet, Elizabeth et Frances qui, à seize, quatorze et onze ans, n’étaient pas encore en âge de s’inquiéter de leur avenir conjugal. On aurait néanmoins pu penser qu’elles feraient preuve d’un peu de compassion.
Mais c’était méconnaître les filles Pleinsworth.
— Dans le genre mélodramatique… murmura Harriet, qui lui jeta un simple coup d’œil avant de plonger sa plume dans l’encrier et de reprendre ses griffonnages.
Sarah se tourna lentement vers elle.
— Tu es en train d’écrire une pièce sur Henri VIII et une licorne, et c’est moi que tu trouves mélodramatique ?
— C’est une satire, répliqua Harriet.
— C’est quoi, une satire ? demanda Frances. C’est la même chose qu’un satyre ?
— Oui ! répondit Elizabeth, l’air à la fois espiègle et ravi.
— Elizabeth ! lança Harriet d’un ton réprobateur.
Frances observa Elizabeth, les yeux plissés.
— Ce n’est pas vrai, hein ?
— Cela devrait l’être, rétorqua Elizabeth, vu que tu as obligé Harriet à mettre une foutue licorne dans son histoire.
— Elizabeth !
Ce n’était pas que Sarah fût vraiment offusquée d’entendre sa sœur jurer, mais en tant qu’aînée, elle savait qu’elle aurait dû l’être. Ou du moins faire semblant.
— Je ne jurais pas, protesta Elizabeth. Je prenais juste mes rêves pour la réalité.
Sa déclaration fut suivie d’un silence perplexe.
— Si la licorne était blessée à mort, expliqua-t-elle, la pièce aurait au moins une chance d’être intéressante.
Frances laissa échapper un cri étouffé.
— Oh, Harriet, tu ne vas pas blesser la licorne, j’espère ?
— Eh bien… répondit sa sœur en cachant son texte avec sa main. Pas grièvement.
— Harriet ! s’écria Frances d’une voix étranglée.
Mais Harriet se tourna vers Sarah.
— Est-il seulement possible de crouler sous les mariages ? demanda-t-elle, songeuse. Le cas échéant, deux suffiraient-ils ?
— Oui, marmonna Sarah, morose, s’ils sont célébrés à une semaine d’intervalle, s’il se trouve qu’on appartient à la famille d’une des mariées et à la famille d’un des mariés, et surtout, si on est obligée d’être demoiselle d’honneur à un mariage qui…
— Tu ne seras demoiselle d’honneur qu’une seule fois, fit remarquer Elizabeth.
— C’est une de trop, répliqua Sarah.
Personne ne devrait avoir à remonter la nef d’une église avec un bouquet de fleurs sauf à être la mariée, à être déjà mariée ou à être trop jeune pour se marier. Dans le cas contraire, c’était tout bonnement cruel.
— Moi, je trouve merveilleux qu’Honoria t’ait demandé d’être sa demoiselle d’honneur, déclara Frances. C’est si romantique ! Peut-être que tu pourrais écrire une scène de ce genre dans ta pièce, Harriet.
— C’est une bonne idée. Je pourrais introduire un nouveau personnage. Il ressemblera physiquement à Sarah.
Cette dernière ne prit même pas la peine de la regarder pour maugréer :
— S’il te plaît, abstiens-toi.
— Non, ce serait vraiment amusant, insista Harriet. Des petites allusions, juste pour nous trois.
— On est quatre, lui rappela Elizabeth.
— Ah oui, c’est vrai ! Désolée, je crois qu’en fait, j’oubliais Sarah.
Celle-ci ne jugea pas la remarque digne d’un commentaire, ce qui ne l’empêcha pas de pincer les lèvres.
— Ce que je veux dire, continua Harriet, c’est que nous nous souviendrons toujours que nous étions ici, ensemble, quand nous y avons pensé.
— Tu pourrais me prendre pour modèle ? suggéra Frances, pleine d’espoir.
— Non, non, il est trop tard pour changer, à présent. Je l’ai déjà dans ma tête. Le nouveau personnage doit ressembler à Sarah. Attendez…
Elle se mit à écrire avec frénésie.
— D’épais cheveux noirs, avec une petite tendance à friser.
— Des yeux sombres, insondables, enchaîna Frances, un peu haletante. Ils doivent être insondables.
— Avec un soupçon de folie, renchérit Elizabeth.
Sarah pivota abruptement vers elle.
— Quoi ? J’ajoute ma modeste contribution, se défendit sa sœur. D’ailleurs, à cet instant, je le vois bien, le soupçon de folie.
— Il n’y a pas de quoi être étonnée ! répliqua Sarah.
— Pas trop grande ni trop petite, enchaîna Harriet sans cesser d’écrire.
Avec un sourire jusqu’aux oreilles, Elizabeth ajouta sur le même ton :
— Pas trop mince ni trop grosse.
— J’en ai un, j’en ai un ! s’exclama Frances en sautillant sur place. Pas trop rose ni trop verte.
La conversation s’arrêta net.
— Je te demande pardon ? finit par dire Sarah.
— C’est rare que tu sois embarrassée, expliqua Frances, alors tu ne rougis pas souvent. Et je ne t’ai vue qu’une seule fois vomir, et c’est quand on a tous mangé du poisson pas frais à Brighton.
— D’où le vert, en déduisit Harriet. Remarquablement observé, Frances. Les gens deviennent vraiment verdâtres lorsqu’ils ont mal au cœur. Je me demande pourquoi.
— C’est à cause de la bile, répondit Elizabeth.
— Cette conversation est-elle vraiment indispensable ? demanda Sarah.
— Je ne comprends pas pourquoi tu es de si mauvaise humeur, fit remarquer Harriet.
— Je ne suis pas de mauvaise humeur.
— Tu n’es pas de bonne humeur.
Comme Sarah ne prenait pas la peine de la contredire, Harriet poursuivit :
— À ta place, je serais aux anges. Tu vas aller jusqu’à l’autel.
— Comme si je ne le savais pas, gémit Sarah, qui se laissa tomber sur le sofa.
Sa petite sœur s’approcha et la regarda en se penchant par-dessus le dossier.
— Tu ne veux pas aller jusqu’à l’autel ?
Elle lui évoquait un moineau sur le qui-vive, à incliner ainsi, avec vivacité, la tête à gauche et à droite.
— Pas particulièrement, avoua Sarah.
Sauf, bien sûr, s’agissant de son propre mariage. Il lui était cependant difficile d’aborder ce sujet avec ses sœurs. L’écart d’âge qui les séparait était bien trop important, et il y avait des choses dont elle ne pouvait parler avec une gamine de onze ans.
Leur mère avait perdu trois bébés entre Sarah et Harriet. Deux à la suite de fausses couches, et le dernier – le seul garçon – était mort dans son berceau avant l’âge de trois mois. Sarah était certaine que ses parents regrettaient de n’avoir pas de fils mais, pour leur rendre justice, ils ne se plaignaient jamais. Lorsqu’ils évoquaient William, le cousin de Sarah qui hériterait du titre, ce n’était jamais avec amertume.
Certes, ils avaient envisagé que Sarah épouse William, ce qui aurait été le plus simple. Sauf que William avait trois ans de moins qu’elle. Il avait dix-huit ans, venait d’entrer à Oxford, et n’allait certainement pas se marier durant les cinq années à venir.
Il était hors de question que Sarah attende cinq ans. Pas même quatre. Ni même…
— Sarah !
Elle releva les yeux. Juste à temps, apparemment, car Elizabeth se préparait à jeter un livre de poésie dans sa direction.
— Abstiens-toi, lui conseilla Sarah.
Avec une moue déçue, Elizabeth laissa sa main retomber le long de son corps.
— Pour la troisième fois, sais-tu si tous les invités sont arrivés ?
— Je le pense, répondit Sarah, encore qu’en vérité elle n’en eût pas la moindre idée. C’est difficile à dire, avec ceux qui logent au village.
Leur cousine Honoria Smythe-Smith épousait le comte de Chatteris le lendemain matin. La cérémonie se déroulerait ici, à Fensmore, le domaine ancestral des Chatteris dans le nord du Cambridgeshire. Mais, si imposante soit-elle, la demeure de lord Chatteris ne pouvait accueillir tous les invités venus de Londres. Certains avaient donc été obligés de louer des chambres dans les auberges de la région.
Membres de la famille, les Pleinsworth avaient été les premiers à se voir attribuer des chambres à Fensmore. Ils étaient arrivés presque une semaine plus tôt afin d’aider aux préparatifs. Plus exactement, c’était leur mère qui aidait aux préparatifs. Sarah, elle, s’était vu confier la tâche, ardue, de veiller sur ses sœurs.
Normalement, cette responsabilité aurait dû revenir à leur gouvernante, ce qui aurait permis à Sarah de remplir ses devoirs de demoiselle d’honneur auprès d’Honoria. Mais il se trouvait que leur ex-gouvernante se mariait quelques jours plus tard.
Avec le frère d’Honoria.
En conséquence, une fois les noces Chatteris-Smythe-Smith dûment célébrées, Sarah – ainsi que la moitié de Londres, semblait-il – se rendrait à Whipple Hill, dans le Berkshire, pour assister au mariage de Daniel Smythe-Smith et de Mlle Anne Wynter. Daniel étant également comte, son mariage s’annonçait tout aussi grandiose que celui d’Honoria.
Sarah aurait donc à deux reprises l’occasion de danser, de plaisanter, et de ressentir douloureusement le fait qu’elle n’était pas l’une des heureuses élues.
Elle voulait juste se marier. Était-ce si pathétique ?
Non, bien sûr. Elle n’avait été élevée que pour trouver un mari, endosser le rôle d’épouse et aussi… jouer du pianoforte dans l’infâme quatuor Smythe-Smith.
Tout bien réfléchi, c’était peut-être là une des raisons pour lesquelles elle aspirait tant à se marier.
Chaque année, les quatre cousines Smythe-Smith les plus âgées et encore célibataires étaient obligées de réunir leurs talents musicaux inexistants, de former un quatuor, et de se produire en public. Devant des personnes réelles, et qui n’étaient pas toutes sourdes.
L’enfer. Sarah ne voyait pas comment décrire autrement cet événement, car un terme plus approprié n’avait pas encore été inventé.
Pour qualifier le bruit qui émanait des instruments des quatre filles, il n’existait pas non plus de terme adéquat. Il n’empêche que toutes les mères Smythe-Smith, y compris celle de Sarah – née Smythe-Smith même si elle portait désormais le nom de Pleinsworth – s’asseyaient au premier rang, un sourire béat aux lèvres, avec la conviction complètement folle que leurs filles étaient des prodiges. Quant au reste du public…
Cela, c’était un mystère.
Que faisait là le « reste du public » ? Sarah n’avait pas encore trouvé la réponse à cette question. Parce qu’il suffisait à une personne d’assister à un seul concert du quatuor Smythe-Smith pour comprendre qu’il n’y aurait jamais rien de bon à en tirer. Cependant, après examen des listes d’invités, Sarah avait constaté que certaines personnes venaient tous les ans. Elles devaient pourtant savoir qu’elles s’exposaient à ce qui s’apparentait à nommer une torture auditive.
L’expression existait, apparemment, et elle avait dû être forgée pour l’occasion.
La seule manière, pour une cousine Smythe-Smith, d’être libérée du quatuor, c’était de se marier. Ou de feindre un malaise foudroyant. Sarah avait déjà eu recours une fois à ce stratagème et doutait qu’il réussisse une seconde fois.
Être un garçon dispensait aussi d’apprendre à martyriser un instrument et de sacrifier sa dignité sur l’autel de l’humiliation publique.
C’était d’une injustice flagrante.
Pour en revenir au mariage, les trois saisons à Londres de Sarah avaient été des échecs complets.
Certes, pas plus tard que l’été dernier, deux gentlemen avaient demandé sa main. Consciente qu’elle se condamnait probablement à une année supplémentaire de pianoforte, Sarah les avait néanmoins refusés l’un et l’autre.
Elle ne rêvait pas d’une folle passion. Elle était bien trop rationnelle pour croire que tout le monde trouvait l’âme sœur – ni même que chacun en possédait une. Mais une jeune fille de vingt et un ans ne devrait pas avoir à épouser un homme de soixante-trois.
Quant à son autre prétendant… Sarah soupira. Il était d’une rare affabilité, cependant, chaque fois qu’il comptait jusqu’à vingt (et il semblait le faire à une fréquence étonnante), il sautait le nombre douze.
Sarah ne demandait pas non plus à épouser un génie, mais était-ce vraiment trop exiger d’un mari qu’il sache compter ?
— Le mariage, murmura-t-elle pour elle-même.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Frances, qui l’observait toujours par-dessus le dossier du sofa.
Harriet et Elizabeth étaient occupées dans leur coin, ce dont Sarah se félicita. Car elle n’avait pas besoin d’un public autre qu’une gamine de onze ans lorsqu’elle annonça :
— Il faut que je me marie cette année. Sinon, je pense que je vais mourir, tout simplement !!!
Hugh Prentice s’arrêta brièvement sur le seuil du salon. Puis il secoua la tête et continua son chemin. Sarah Pleinsworth, si son ouïe ne le trompait pas…
Encore une raison pour laquelle il ne voulait pas assister à ce mariage.
Hugh avait toujours été un être solitaire, et rares étaient les personnes dont il recherchait délibérément la compagnie. En même temps, il y avait peu de gens qu’il évitait à tout prix.
Son père, bien entendu ; les assassins ; et lady Sarah Pleinsworth.
Même si leur première rencontre n’avait pas été un désastre absolu, ils n’auraient jamais pu être amis. Sarah Pleinsworth était l’une de ces femmes portées sur l’hyperbole et les déclarations grandiloquentes. Hugh n’avait pas pour habitude d’étudier les discours des autres, mais quand lady Sarah parlait, il était difficile de l’ignorer.
Elle utilisait beaucoup trop d’adverbes, et encore davantage de points d’exclamation.
En outre, elle le méprisait. Ce n’était pas une simple conjecture de sa part puisqu’il le lui avait entendu dire. Il n’en était pas affecté vu qu’elle n’avait aucune importance à ses yeux. Il aurait simplement aimé qu’elle apprenne à se taire.
Comme à cet instant précis : elle allait mourir si elle ne se mariait pas cette année ? Franchement, on n’avait pas idée !
Il secoua de nouveau la tête. Au moins, il n’aurait pas à assister à ce mariage-là.
Il avait presque réussi à éviter ce mariage-ci. Hélas, Daniel Smythe-Smith avait insisté. Quand Hugh avait argué que ce n’était même pas son mariage à lui, Daniel s’était adossé à son fauteuil et avait déclaré que c’était celui de sa sœur, et que si tous les deux voulaient convaincre le reste de la société que leur différend était oublié, Hugh avait intérêt à se montrer, et avec le sourire.
L’invitation n’était pas des plus gracieuses, mais Hugh s’en moquait. Il préférait que les gens disent ce qu’ils avaient à dire et en restent là. Daniel avait cependant raison sur un point : les apparences, en l’occurrence, étaient importantes.
Le scandale avait atteint des proportions inimaginables lorsque les deux hommes s’étaient battus en duel, trois ans et demi plus tôt. Daniel avait été contraint de fuir le pays, et Hugh avait passé une année entière à réapprendre à marcher. Durant l’année suivante, Hugh avait tenté de convaincre son père de renoncer à traquer Daniel. Et celle d’après, il s’était mis lui-même à la recherche de Daniel, après avoir trouvé le moyen d’obliger son père à rappeler ses espions et ses assassins.
Des espions et des assassins… Son existence avait donc à ce point sombré dans le mélodrame pour qu’il en arrive à trouver les mots « espions et assassins » pertinents ?
Hugh poussa un long soupir. Il avait réduit son père à l’impuissance, avait réussi à retrouver Daniel Smythe-Smith et à le ramener en Angleterre. À présent, Daniel allait se marier et vivrait heureux. Tout était bien qui finissait bien.
Pour tout le monde, hormis pour lui-même.
Il baissa les yeux sur sa jambe. Qu’il souffre de séquelles irrémédiables n’était que justice puisque c’était lui le responsable.
Mais, bon sang, qu’elle lui faisait mal, aujourd’hui ! Il se ressentait durement des onze heures passées en voiture, la veille.
En toute honnêteté, il ne comprenait pas pourquoi on lui demandait d’assister à ce mariage. Sa présence à celui de Daniel, un peu plus tard dans le mois, aurait suffi à convaincre la société que leur altercation appartenait au passé.
Même s’il n’en était pas fier, Hugh était obligé d’admettre que, dans ce cas précis, il se souciait de l’opinion de la société. Que les gens le traitent d’excentrique, plus à l’aise avec les cartes qu’avec ses semblables, ne l’avait pas gêné. Pas plus que la confidence d’une mère de famille à une autre, surprise malgré lui : elle avait déclaré qu’elle le trouvait très étrange, et ne permettrait pas à sa fille de le considérer comme un prétendant potentiel – si tant est que sa fille en vienne à s’intéresser à lui, ce qui, avait-elle ajouté d’un ton catégorique, ne risquait pas de se produire.
Hugh n’avait pas accordé d’importance à cette déclaration, mais il se la rappelait mot pour mot.
Ce qui l’affectait, en revanche, c’était d’être considéré comme un vilain personnage ; que quelqu’un puisse penser qu’il avait voulu tuer Daniel Smythe-Smith, ou qu’il s’était réjoui que celui-ci ait été obligé de se réfugier à l’étranger. Cela, il ne le supportait pas. Et si la seule manière de blanchir sa réputation était de prouver à la société que Daniel lui avait pardonné, il assisterait à ce mariage et se prêterait à tout ce que Daniel jugerait approprié.
— Oh, lord Hugh !
Il s’immobilisa en entendant cette voix féminine familière. C’était la future mariée en personne, lady Honoria Smythe-Smith, bientôt lady Chatteris. Dans vingt-trois heures, en fait, si la cérémonie commençait à l’heure, ce dont il doutait un peu. Il fut surpris de la rencontrer. Les futures mariées n’étaient-elles pas censées être entourées de leurs amies et des membres féminins de leur famille pour veiller aux ultimes détails ?
Hugh prit un appui différent sur sa canne afin de s’incliner devant elle.
— Bonjour, lady Honoria.
— Je suis si heureuse que vous ayez pu venir !
Après l’avoir scrutée plus longtemps que les convenances ne le permettaient, il fut à peu près convaincu de sa sincérité.
— Et je suis ravi d’être là, mentit-il.
Elle afficha un grand sourire lumineux, de ceux que seul le bonheur véritable est capable de produire. Mais Hugh ne se faisait pas d’illusions : ce n’était pas lui le responsable d’un pareil sourire. Il n’avait fait que proférer une politesse, et évité ainsi de jeter une ombre sur sa félicité de future mariée. Simple calcul…
— Le petit déjeuner vous a-t-il plu ? s’enquit-elle.
Il devina qu’elle ne l’avait pas interpellé pour s’enquérir de ce qu’il avait mangé. Toutefois, comme il était évident qu’il sortait de la salle à manger, il répondit :
— Énormément. Je ne peux que louer les cuisines de lord Chatteris.
— Merci beaucoup. Il n’y a pas eu d’événement de cette ampleur à Fensmore depuis plusieurs dizaines d’années. Les domestiques sont presque malades d’appréhension. Et de joie. Enfin, corrigea Honoria après s’être mordu la lèvre, surtout d’appréhension.
N’ayant rien à ajouter, Hugh attendit qu’elle poursuive. Ce qu’elle fit aussitôt.
— J’ai une faveur à vous demander.
Il ne voyait pas laquelle, mais Honoria était la future mariée, et si elle lui avait demandé de se tenir sur la tête, les convenances auraient exigé qu’il s’y essaie.
— Mon cousin Arthur est indisposé, enchaîna-t-elle, or il devait être assis à la table d’honneur lors du repas de noces.
Oh, non ! Non, elle ne lui demandait pas de…
— Nous avons besoin d’un autre gentleman, et je… j’espérais que vous accepteriez de le remplacer. Ce serait une très bonne manière de… eh bien…
Elle déglutit, puis elle leva les yeux au plafond, le temps de trouver la formulation correcte.
— … de montrer que tout va bien. Du moins… que tout semble aller bien.
Hugh la dévisagea. Son cœur ne se serra pas, ni ne s’emballa. Il n’y avait aucune raison qu’il appréhende de se retrouver à la table d’honneur ; en revanche, il avait toutes les raisons de le redouter.
— Non que tout n’aille pas pour le mieux, ajouta-t-elle en hâte. En ce qui me concerne, et ma mère aussi, je peux vous assurer que… nous vous tenons en grande estime. Nous savons… enfin… nous savons par Daniel ce que vous avez fait.
Hugh se demanda ce que Daniel lui avait dit, exactement.
— Je sais qu’il ne serait pas ici, en Angleterre, si vous ne l’aviez pas recherché. Et je vous en suis infiniment reconnaissante.
Avec une délicatesse peu commune, elle s’abstint de souligner que c’était à cause de lui que son frère avait dû s’exiler.
— Une personne très sage m’a dit un jour que ce ne sont pas les fautes que nous commettons qui révèlent notre caractère, continua-t-elle avec un sourire serein, mais ce que nous mettons en œuvre pour les réparer.
— Une personne très sage ? murmura Hugh.
— Ma mère, en fait, avoua-t-elle, l’air un peu contrit. Et je précise qu’elle l’a dit bien plus souvent à Daniel qu’à moi. J’ai cependant fini par comprendre, et j’espère que lui aussi, à quel point c’est vrai.
— Je crois qu’il l’a compris, confirma Hugh à voix basse.
— Bon, alors, qu’en dites-vous ? reprit Honoria, changeant à la fois de sujet et de ton. Vous joindrez-vous à nous à la table d’honneur ? Le cas échéant, vous me feriez une faveur immense.
— Je serai honoré de prendre la place de votre cousin, déclara Hugh.
Quand bien même il aurait préféré aller nager dans la neige plutôt que de trôner sur une estrade face à tous les invités, cela demeurait un honneur.
Le visage d’Honoria s’illumina de nouveau, irradiant de bonheur. Était-ce le mariage qui faisait un tel effet sur les gens ?
— Oh, merci ! répondit-elle, manifestement soulagée. Si vous aviez refusé, j’aurais été obligée de demander à mon autre cousin, Rupert, et…
— Vous avez un autre cousin ? Avant lequel vous me faites passer ?
Hugh avait beau ne pas accorder beaucoup d’importance à la myriade de règles qui régissaient la vie de la haute société, il ne les ignorait pas pour autant.
— Il est affreux, chuchota-t-elle. Franchement, il est impossible, et il mange beaucoup trop d’oignons.
— Eh bien, dans ce cas… murmura Hugh.
— En plus, continua Honoria, Sarah et lui ne s’entendent pas.
Hugh pesait toujours ses mots avant de parler. Cette fois, pourtant, il fut incapable de se retenir.
— Moi non plus, je ne m’entends pas avec… commença-t-il avant de se mordre la langue.
— Je vous demande pardon ?
— Je ne vois pas en quoi cela constitue un problème, réussit-il à dire entre ses dents.
Seigneur, il allait être obligé de s’asseoir à côté de Sarah Pleinsworth ! Comment était-il possible qu’Honoria Smythe-Smith ne se rende pas compte de ce qu’une telle idée avait d’aberrant.
— Merci beaucoup, lord Hugh, dit la jeune femme avec effusion. J’apprécie vraiment. Si je les installais côte à côte – et il n’y aurait aucune autre place pour lui, croyez-moi, j’ai cherché –, ce serait la bagarre assurée.
— Lady Sarah ? La bagarre ? murmura Hugh.
— Oui, je sais, dit Honoria, se méprenant totalement sur sa remarque, c’est difficile à imaginer. Sarah et moi n’avons jamais échangé une parole un peu vive. Elle a un sens de l’humour absolument merveilleux.
Hugh s’abstint de tout commentaire. Honoria lui adressa alors un sourire éclatant.
— Je vous remercie encore. Vous me rendez un service inestimable.
— Comment aurais-je pu refuser ?
Elle plissa brièvement les yeux, mais ne sembla pas relever de sarcasme dans sa remarque. Ce qui était normal puisque Hugh lui-même ne savait pas s’il était sarcastique.
— Bien, reprit-elle, je vais prévenir Sarah.
— Elle est dans le salon.
Comme Honoria le regardait avec curiosité, il précisa :
— Je l’ai entendue parler en passant devant la porte. Elle a une voix très caractéristique, ajouta-t-il alors qu’Honoria haussait les sourcils.
— Je n’avais pas remarqué.
Hugh préféra se taire et décida que le moment était parfait pour prendre congé.
La future épouse avait toutefois d’autres projets.
— Si elle est juste à côté, pourquoi ne pas venir avec moi lui annoncer la bonne nouvelle ?
C’était bien la dernière chose qu’il souhaitait. Mais quand Honoria lui sourit, il se rappela qu’elle était la mariée.
Et il lui emboîta le pas.
Dans les romances – celles que Sarah lisait par dizaines sans la moindre honte – les sentiments étaient peints avec une brosse grossière et non un pinceau délicat. L’héroïne se frappait le front de la main et disait des choses comme : « Oh, si seulement je rencontrais un gentleman qui passe outre à ma naissance illégitime et à mon orteil surnuméraire ! »
Restait certes à trouver un auteur s’intéressant aux orteils en trop. Pourtant, cela ferait certainement une bonne histoire.
Pour en revenir aux sentiments, l’héroïne murmurerait une prière fervente, et alors, comme surgi d’une lampe merveilleuse, un jeune homme apparaîtrait.
Raison pour laquelle, après avoir annoncé (ridiculement, il fallait l’admettre) qu’elle mourrait si elle ne se mariait pas cette année, Sarah tourna les yeux vers la porte. N’aurait-ce pas été vraiment drôle qu’un jeune homme apparaisse bel et bien ?
Évidemment, cela ne se produisit pas.
— Pfff, marmonna-t-elle. Même les dieux de la littérature désespèrent de moi.
— Tu as dit quelque chose ? s’enquit Harriet.
— Oh, si seulement je rencontrais un homme qui me rende malheureuse et m’exaspère jusqu’à la fin de mes jours ! répondit-elle entre ses dents.
Et là, bien sûr… lord Hugh Prentice !
Dieu tout-puissant, ses épreuves ne connaîtraient donc jamais de fin ?
— Sarah ! s’exclama Honoria d’un ton joyeux. J’ai une bonne nouvelle.
Sarah se leva. Elle regarda sa cousine, puis Hugh Prentice, qu’elle n’avait jamais aimé, puis de nouveau sa cousine. Honoria était sa meilleure amie et, à ce titre, elle aurait dû deviner que la nouvelle ne pouvait être bonne. Du moins à ses yeux à elle.
Aux yeux de Hugh Prentice également, à en juger par son expression.
Mais Honoria rayonnait, et esquissa presque un petit pas de danse avant d’annoncer :
— Le cousin Arthur est malade.
Elizabeth leva aussitôt les yeux.
— En effet, c’est une bonne nouvelle.
— Oh, arrête ! intervint Harriet. Il est deux fois moins pénible que Rupert.
— Ce n’est pas cela, la bonne nouvelle, intervint Honoria, qui jeta un coup d’œil nerveux à Hugh, de crainte sans doute qu’il ne les juge impitoyables. La bonne nouvelle, c’est que Sarah, qui devait être assise à côté de Rupert demain, ne le sera pas.
Frances étouffa un cri et traversa le salon en sautillant.
— Cela veut dire que je pourrai être à la table d’honneur ? S’il te plaît, laisse-moi prendre sa place ! J’en rêve ! Surtout qu’elle sera sur une estrade, hein ? Je dominerai tout le monde.
— Frances, ma chérie, j’aimerais te faire plaisir, assura Honoria. Mais tu sais bien qu’il n’y a pas d’enfants à la grande table. Et puis, c’est un homme qu’il nous faut.
— D’où lord Hugh, déduisit Elizabeth.
— Je suis heureux de pouvoir rendre ce service, déclara Hugh, bien qu’il fût évident aux yeux de Sarah que ce n’était pas le cas.
— Vous n’imaginez pas à quel point nous vous en sommes reconnaissantes, avoua Honoria. Surtout Sarah.
Hugh regarda Sarah. Qui lui rendit son regard. Il était indispensable qu’il comprenne qu’en fait, elle ne lui en était pas reconnaissante.
Mais il sourit, l’infâme !
Enfin, chez n’importe qui d’autre, on n’aurait pas appelé cela un sourire. Toutefois son visage était si sévère que le plus infime frémissement de la commissure de ses lèvres équivalait à des bonds de joie.
— Je suis certaine que je serai enchantée d’être assise à côté de vous plutôt qu’à côté de Rupert, déclara Sarah.
« Enchantée » était exagéré. Mais le cousin Rupert avait une haleine terrible, et avec lord Hugh, elle éviterait au moins cette épreuve.
— Certaine, répéta ce dernier.
Se moquait-il d’elle ? C’était un autre trait qui faisait de lord Hugh Prentice l’homme le plus exaspérant de Grande-Bretagne. Si l’on se moque de vous, n’êtes-vous pas en droit de le savoir ?
— Vous ne croquez pas d’oignon cru avec votre thé, n’est-ce pas ? s’enquit Sarah d’un ton froid.
Il sourit. Ou peut-être pas.
— Non.
— Dans ce cas, je suis certaine.
— Sarah ? risqua Honoria.
Sarah se tourna vers sa cousine, un sourire radieux aux lèvres. Elle n’avait pas oublié cet instant désastreux, l’année précédente, lorsqu’elle avait fait la connaissance de lord Hugh. Il était alors passé du chaud au froid en un clin d’œil. Franchement, s’il en était capable, pourquoi pas elle ?
— Ton mariage sera parfait, assura-t-elle. Lord Hugh et moi nous entendrons à merveille, j’en suis sûre.
Honoria ne parut pas croire à cette déclaration – ce à quoi Sarah s’attendait plus ou moins. En une seconde, ses yeux firent au moins six allers-retours entre lord Hugh et elle.
— Hum, fit-elle, manifestement déconcertée par le malaise perceptible, mais indéfinissable. Bien…
Sarah s’obligea à afficher un sourire placide. Pour Honoria, elle essaierait de se montrer polie avec Hugh Prentice. Elle essaierait même de lui sourire, et de rire à ses plaisanteries, si jamais il en faisait. Tout de même, comment se pouvait-il qu’Honoria n’ait pas deviné à quel point elle haïssait lord Hugh ?
Haïr était peut-être un peu fort, cela dit. La haine, elle la réservait au démon incarné. Napoléon, par exemple. Ou ce fleuriste de Covent Garden qui avait tenté de la flouer pas plus tard que la semaine précédente.
Il n’empêche que Hugh Prentice était plus qu’irritant, plus qu’exaspérant. C’était la seule personne, hormis ses sœurs, qui avait réussi à la rendre tellement furieuse qu’elle avait dû se forcer à nouer les mains pour ne pas le gifler.
Jamais elle n’avait été aussi furieuse que cette nuit-là…