10

Le lendemain matin

D’innombrables voitures s’alignaient dans l’allée de Fensmore tandis que les invités s’apprêtaient à quitter le Cambridgeshire pour prendre la direction du Berkshire, dans le sud-ouest. Plus précisément pour se rendre à Whipple Hill, le domaine campagnard des comtes de Winstead. Ce serait, comme Sarah l’avait un jour décrite, la Grande et Redoutable Caravane de l’Aristocratie britannique. La plume à la main, Harriet avait déclaré péremptoirement qu’une telle appellation exigeait des capitales.

Londres n’étant pas très éloigné, certains des invités relégués dans des auberges environnantes choisirent de rentrer chez eux. Mais la plupart avaient décidé de transformer cette double célébration en une partie de campagne itinérante de trois semaines.

— Bonté divine ! s’était exclamée lady Danbury en recevant son invitation aux deux mariages. Ils croient vraiment que je vais rouvrir ma maison de Londres pour dix jours ?

Personne n’avait osé lui faire remarquer que sa propriété à la campagne se trouvait dans le Surrey, c’est-à-dire plus près encore de Fensmore et de Whipple Hill que Londres.

Cela dit, l’argument était défendable. À cette époque de l’année, la haute société était très dispersée. La plupart de ses membres se trouvaient dans le nord ou dans l’ouest du pays – en tout cas, ailleurs que dans le Cambridgeshire et le Berkshire ou ce qui se situait entre les deux. Quasiment personne ne voyait l’intérêt d’ouvrir sa demeure à Londres pour moins de deux semaines alors qu’elles pouvaient profiter de l’hospitalité des uns ou des autres.

Cette opinion n’était toutefois pas partagée par tous.

— Rappelez-moi pourquoi je ne rentre pas chez moi, demanda Hugh à Daniel alors qu’ils traversaient le hall d’entrée de Fensmore.

Le voyage de Fensmore à Whipple Hill durait trois jours. Deux si l’on hâtait le train, ce que personne ne souhaitait. Sans doute passerait-il moins de temps en voiture qu’en retournant à Londres, puis en se rendant dans le Berkshire une semaine plus tard, songea Hugh, mais il s’agissait néanmoins d’un voyage éprouvant.

Quelqu’un – il ne savait pas exactement qui, mais certainement pas Daniel, qui n’était pas très porté sur ce genre d’arrangement – avait préparé l’itinéraire, relevé toutes les auberges le long du trajet ainsi que le nombre de chambres qu’elles offraient, et prévu l’endroit où chacun devrait dormir.

Hugh espérait que personne d’étranger aux mariages Chatteris-Smythe-Smith-Wynter ne s’aventurerait sur les routes cette semaine-là, car il ne restait plus une seule chambre de libre dans les environs.

— Vous ne rentrez pas chez vous parce que chez vous, c’est sinistre, répondit Daniel en lui assénant une tape dans le dos. Et que vous n’avez pas de voiture, ce qui vous obligerait à trouver une place dans l’une de celles des amis de ma mère pour regagner Londres.

Hugh ouvrit la bouche, mais Daniel n’en avait pas terminé.

— Et ne parlons pas d’aller à Whipple Hill depuis Londres. Vous pourriez peut-être voyager avec l’ancienne nourrice de ma mère, sinon, il ne vous resterait plus qu’à essayer de réserver une place dans la malle-poste.

— Vous avez fini ? demanda Hugh.

Daniel leva l’index comme s’il avait encore quelque chose à ajouter, puis se ravisa.

— Oui.

— Vous êtes un être cruel.

— Je dis la vérité, répliqua Daniel. En outre, pourquoi ne voudriez-vous pas venir à Whipple Hill ?

Hugh, qui avait pourtant une bonne raison, ne l’aurait pas donnée.

— Les festivités commenceront dès notre arrivée, continua Daniel. Les réjouissances se succéderont et seront d’une merveilleuse frivolité jusqu’au mariage.

Il était difficile d’imaginer un homme à l’âme plus légère et joyeuse que Daniel Smythe-Smith. C’était certes en partie dû à ses noces imminentes avec la belle Mlle Wynter, mais, fondamentalement, Daniel était un être prompt à rire et qui se faisait facilement des amis.

Sachant qu’il avait détruit la vie d’un tel homme, Hugh avait trouvé encore plus douloureux son exil forcé en Europe. Il était encore abasourdi de la grâce et de la bonne humeur avec lesquelles Daniel avait retrouvé sa place en Angleterre. La plupart des hommes auraient été assoiffés de vengeance.

Or Daniel l’avait remercié. Il l’avait remercié d’être allé jusqu’en Italie pour le retrouver, puis il l’avait remercié d’avoir mis fin à la traque initiée par son père, et enfin, il l’avait remercié de son amitié.

Il n’y avait rien que Hugh ne fût prêt à faire pour lui.

— Que ferez-vous à Londres de toute manière ? demanda Daniel, après lui avoir fait signe de le suivre dans l’allée. Vous resterez assis à faire du calcul mental ? Je vous taquine parce que je vous admire, assura-t-il tandis que Hugh le foudroyait du regard.

— Vraiment ?

— C’est un véritable talent, assura Daniel.

— Même s’il vous a valu de recevoir une balle et d’être obligé de fuir le pays ?

Comme il l’avait dit à lady Sarah, parfois, l’humour noir était le seul choix possible.

Daniel s’arrêta net et se rembrunit.

— Vous êtes conscient, enchaîna Hugh, que mon aptitude à jongler avec les chiffres est précisément la raison pour laquelle j’ai toujours excellé aux cartes.

Le regard de Daniel s’assombrit davantage encore. Puis il cilla et afficha une expression de calme résignation.

— Ce qui est fait est fait, Prentice. C’est du passé et nos vies ont repris leur cours.

« La vôtre », songea Hugh, qui se méprisa aussitôt d’avoir une telle pensée.

— Nous étions tous les deux idiots, déclara Daniel.

— Possible, mais seul l’un de nous a provoqué le duel, répliqua Hugh.

— Je n’étais pas obligé d’accepter.

— Bien sûr que si. Vous n’auriez plus osé vous montrer si vous ne l’aviez pas fait.

Ce code de l’honneur observé par les jeunes gens était stupide mais sacro-saint. Si un homme était accusé d’avoir triché aux cartes, il était obligé de se défendre.

Daniel posa la main sur l’épaule de Hugh.

— Je vous ai pardonné, et je pense que vous aussi m’avez pardonné.

Ce n’était pas le cas, mais uniquement parce que Hugh n’avait rien à lui pardonner.

— Ce que je me demande, poursuivit Daniel à voix basse, c’est si vous vous êtes pardonné à vous-même.

Hugh ne répondit pas, et Daniel n’insista pas. Ce fut d’un ton redevenu jovial qu’il déclara :

— En route pour Whipple Hill ! Nous mangerons, certains d’entre nous boiront, et nous serons tous joyeux.

Hugh acquiesça d’un bref hochement de tête. Daniel ne buvait plus d’alcool depuis cette nuit fatale. Hugh se reprochait parfois de ne pas suivre son exemple. Toutefois, certains soirs, quand la douleur était trop cuisante, il avait besoin de quelque chose pour la soulager.

— De toute façon, reprit Daniel, il vous faut être là-bas tôt, car j’ai décidé que vous faisiez partie de la garde rapprochée du marié.

— Je vous demande pardon ? dit Hugh, interdit.

— Marcus sera mon témoin, bien sûr, mais j’ai besoin de quelques gentlemen supplémentaires pour me soutenir. Anne a une véritable flottille de dames d’honneur.

Hugh déglutit, embarrassé de ne savoir comment accueillir un tel honneur. Parce qu’il s’agissait bel et bien d’un honneur. Il aurait voulu dire qu’il était reconnaissant, que cela signifiait énormément à ses yeux, et qu’il avait oublié à quel point il était réconfortant d’avoir un véritable ami.

Il ne réussit cependant qu’à incliner gauchement la tête. Il n’avait pas menti à Sarah, la veille. Il ne savait pas accepter les compliments de bonne grâce. Pour cela, il fallait sans doute penser les mériter.

— C’est donc réglé, déclara Daniel. Au fait, je vous ai trouvé une place dans ma voiture préférée.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’enquit Hugh, soupçonneux, alors qu’ils descendaient les dernières marches du perron.

— Voyons voir, murmura Daniel, ignorant sa question. Là-bas !

Il indiqua une voiture noire relativement petite qui se trouvait en cinquième position dans l’allée. Si elle ne portait pas d’armoiries, elle était manifestement de qualité. Il devait s’agir de la seconde voiture d’une des familles présentes.

— À qui appartient cette voiture ? voulut savoir Hugh. Ne me dites pas que vous m’avez mis avec lady Danbury.

— Je ne vous ai pas mis avec lady Danbury, répliqua Daniel. Encore que, franchement, ce doit être une excellente compagne de voyage.

— Avec qui, alors ?

— Montez dans la voiture et vous verrez.

Hugh avait passé l’après-midi de la veille, et presque toute la nuit, à se convaincre que ce désir brutal pour Sarah Pleinsworth relevait d’une folie momentanée, elle-même provoquée par… par une folie momentanée encore plus virulente. Bref, quelle que fût la raison de cette folie, une journée entière avec elle dans l’espace confiné d’une voiture ne pouvait pas être une bonne idée.

— Winstead, pas votre cousine. Je vous préviens, j’ai déjà…

— Vous savez combien j’ai de cousines ? Vous croyez vraiment pouvoir toutes les éviter ?

— Winstead…

— Ne vous inquiétez pas, je vous ai mis avec la crème d’entre elles. Juré.

— Pourquoi ai-je l’impression d’aller à l’abattoir ?

— Ce qui est sûr, c’est que vous serez en minorité, admit Daniel.

— Quoi ?

— Nous y voilà !

Daniel ouvrit la portière.

— Mesdemoiselles, dit-il d’un ton pompeux.

Une tête apparut.

— Lord Hugh !

C’était lady Frances.

— Bonjour, lord Hugh.

— Bonjour, lord Hugh.

Et les sœurs de lady Frances, apparemment. Encore que lady Sarah ne semblât pas être du nombre.

— J’ai passé quelques-unes des plus belles heures de ma vie avec ces trois demoiselles, déclara Daniel.

— J’ai cru comprendre que le voyage d’aujourd’hui durait neuf heures, répliqua Hugh, ironique.

— Ce seront neuf très belles heures, assura Daniel. Toutefois, si je peux vous donner un conseil, ajouta-t-il à voix basse, n’essayez pas de suivre tout ce qu’elles disent. Vous en auriez le tournis.

— Pardon ? fit Hugh en s’immobilisant sur le marchepied.

— Allez ! lança Daniel en lui donnant une légère poussée. Nous nous reverrons lorsque nous nous arrêterons pour déjeuner.

Hugh ouvrit la bouche pour protester, mais Daniel refermait déjà la portière.

Dans la voiture, Harriet et Elizabeth étaient assises face à la route, une pile de livres et de papiers posée entre elles sur la banquette. Une plume coincée derrière l’oreille, Harriet s’efforçait de maintenir une écritoire de voyage en équilibre sur ses genoux.

— Vous ne trouvez pas que c’est gentil de la part de Daniel de vous avoir mis avec nous ? demanda Frances dès que Hugh fut assis à côté d’elle.

Ou plutôt juste avant qu’il ne soit assis, ce qui confirma son intuition : cette enfant n’était pas particulièrement patiente.

— Certes, murmura-t-il.

Peut-être devait-il s’en féliciter, effectivement. Mieux valait lady Frances qu’une duègne ou un gentleman fumant le cigare. Et ses sœurs étaient sans doute supportables.

— C’est moi qui lui ai demandé, avoua Frances. Je me suis tellement bien amusée au mariage, hier ! On a mangé du gâteau ensemble, ajouta-t-elle à l’intention de ses aînées.

— C’est ce que j’ai vu, dit Elizabeth.

— Ça vous est égal de ne pas voyager dans le sens de la marche ? demanda Frances. Ça rend Harriet et Elizabeth malades.

— Frances ! la réprimanda Elizabeth.

— C’est vrai. Qu’est-ce qui serait le plus gênant, que je dise à lord Hugh que vous êtes malades ou que vous soyez malades pour de vrai ?

— Personnellement, je préfère la première proposition, déclara Hugh.

— Vous allez bavarder pendant tout le trajet ? demanda Harriet.

Des trois, c’était elle qui ressemblait le plus à Sarah. Ses cheveux étaient un petit peu plus clairs, mais elle avait le même ovale et le même sourire.

Elle adressa un regard embarrassé à Hugh.

— Je vous demande pardon. Je m’adressais à mes sœurs, bien sûr. Pas à vous.

— Il n’y a pas de problème, assura-t-il en esquissant un sourire. Mais il se trouve que je n’ai pas l’intention de bavarder durant tout le trajet.

— J’avais prévu d’écrire, expliqua Harriet en déposant quelques feuilles sur son écritoire.

— C’est impossible, protesta Elizabeth. Tu vas mettre de l’encre partout.

— Non, j’ai trouvé une nouvelle technique.

— Pour écrire dans la voiture ?

— J’utiliserai moins d’encre, je t’assure. Est-ce que quelqu’un a pensé à prendre des biscuits ? J’ai toujours faim avant que nous ne nous arrêtions pour déjeuner.

— Frances en a emporté. Et tu sais que mère va piquer une crise si tu mets de l’encre sur…

— Attention à tes coudes, Frances.

— Je suis désolée, lord Hugh. J’espère que je ne vous ai pas fait mal. Et je n’ai pas emporté de biscuits. Je croyais que c’était Elizabeth qui s’en occupait.

— Tu étais assise sur ma poupée ?

— Oh, flûte ! Je savais que j’aurais dû manger davantage au petit déjeuner. Arrête de me regarder comme cela ! Je ne vais pas mettre de l’encre sur les couss…

— Ta poupée est juste là. Comment peux-tu utiliser moins d’encre ?

Hugh resta muet, avec l’impression que seize conversations se déroulaient simultanément. Avec seulement trois participantes.

— Eh bien, j’ai juste jeté les idées principales sur le papier…

— Il y a des licornes dans les idées principales ?

Hugh avait été incapable de discerner qui disait quoi. Jusque-là.

— Ah non, pas encore des licornes ! gémit Elizabeth, qui ajouta à l’adresse de Hugh : Veuillez pardonner à ma sœur, s’il vous plaît. Elle est obsédée par les licornes.

Hugh baissa les yeux sur Frances. Raide de colère, elle foudroyait son aînée du regard. Il ne pouvait l’en blâmer, le ton d’Elizabeth ayant été on ne peut plus « grande sœur ». C’est-à-dire condescendant pour les deux tiers, et railleur pour le dernier.

Cela dit, il était mal placé pour le lui reprocher, vu qu’il aurait certainement adopté le même ton à son âge. Il fut pourtant pris de l’envie soudaine d’être le héros d’une petite fille.

Cela faisait si longtemps que quelqu’un ne l’avait pas considéré comme un héros.

— Moi, j’aime assez les licornes, déclara-t-il.

— Ah bon ? fit Elizabeth, l’air stupéfait.

Il haussa les épaules.

— Ce n’est pas le cas de tout le monde ?

— Si, mais vous, vous ne croyez pas qu’elles existent, répliqua Elizabeth. Frances le croit, elle.

Du coin de l’œil, il vit que celle-ci le regardait avec nervosité.

— En tout cas, je ne peux pas prouver qu’elles n’existent pas, répondit-il.

Frances poussa un cri aigu. Quant à Elizabeth, on aurait cru qu’elle avait regardé le soleil trop longtemps.

— Lord Hugh, commença Frances, je…

— Maman !

Frances s’interrompit et tous les quatre tournèrent la tête vers la portière.

Sarah se trouvait juste à côté de la voiture, et elle ne paraissait pas contente.

— Vous croyez qu’elle va monter avec nous ? chuchota Elizabeth.

— Elle était avec nous pour venir, lui rappela Harriet.

Lady Sarah. Dans la voiture. Hugh n’imaginait pas torture plus diabolique.

— C’est ici, avec tes sœurs, ou avec Arthur et Rupert, décréta lady Pleinsworth d’un ton péremptoire. Je suis désolée, mais nous n’avons absolument pas de place dans…

— Je crois que je ne vais pas pouvoir voyager à côté de vous, lord Hugh, dit Frances d’un air désolé. Elles ne tiendront pas toutes les trois en face.

Lady Sarah serait assise à côté de lui ? Apparemment, il existait bel et bien une torture plus diabolique.

— Ne vous inquiétez pas, voyager à contresens ne rend pas Sarah malade, le rassura Harriet.

Ils entendirent alors Sarah déclarer :

— Non, cela ne m’ennuie pas de voyager avec elles. C’est juste que…

La portière s’ouvrit. La tête tournée vers sa mère, Sarah grimpa sur le marchepied.

— … je suis fatiguée, et que…

— Il est temps de partir, coupa lady Pleinsworth en la poussant légèrement. Je ne veux pas être celle qui retarde tout le monde.

Avec un soupir agacé, Sarah posa le pied dans la voiture, et… découvrit Hugh.

— Lady Sarah, la salua-t-il.

Elle en demeura bouche bée.

— Je change de côté, grommela Frances.

Elle se leva pour gagner la banquette opposée. Après avoir essayé en vain de déloger Elizabeth de sa place à côté de la fenêtre, elle se résigna à s’installer au milieu, les bras croisés.

— Lord Hugh, murmura Sarah, manifestement prise au dépourvu. Je… que faites-vous ici ?

— Ne sois pas grossière, intervint Frances.

— Je ne suis pas grossière. Je suis juste surprise, répliqua Sarah en s’asseyant à la place libérée par sa sœur. Et curieuse.

Hugh tenta de se persuader qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qui s’était passé la veille. Parce que, justement, il ne s’était rien passé. Tout était dans sa tête. Et peut-être dans d’autres parties de son anatomie. L’important, c’était que lady Sarah l’ignorait, et qu’elle n’en saurait jamais rien, car cela allait disparaître.

Une folie momentanée était, par définition, momentanée.

Cela lui coûta néanmoins un effort assez considérable pour ne pas remarquer que la hanche de Sarah se trouvait à quelques pouces de la sienne.

— À quoi devons-nous le plaisir de votre compagnie, lord Hugh ? reprit-elle en dénouant les rubans de son chapeau.

Elle n’en avait pas la moindre idée, effectivement. Sinon, elle n’aurait certainement pas utilisé le mot « plaisir ».

— Votre cousin m’a informé qu’il m’avait réservé une place dans la voiture la plus agréable du voyage.

— De la « caravane », corrigea Frances.

Hugh quitta un instant Sarah des yeux regarder sa petite sœur.

— Je te demande pardon ?

— La Grande et Redoutable Caravane de l’Aristocratie britannique, répliqua Frances avec impertinence. C’est comme ça que nous l’appelons.

Hugh se retint de rire, mais ne put s’empêcher de sourire.

— C’est… excellent, reconnut-il.

— C’est Sarah qui l’a inventé, expliqua Frances avec un haussement d’épaules. Elle est très intelligente, vous savez.

— Frances, siffla Sarah d’un ton menaçant.

— Je vous assure, chuchota – très bruyamment – sa petite sœur.

Sarah posa les yeux ici et là, comme elle le faisait lorsqu’elle était embarrassée, puis finit par se pencher vers la fenêtre.

— N’allons-nous pas partir bientôt ?

— La Grande et Redoutable Caravane de l’Aristocratie britannique, murmura Hugh.

Sarah tourna vers lui un regard soupçonneux.

— Cela me plaît, dit-il simplement.

Elle entrouvrit les lèvres, parut sur le point de prononcer une phrase, mais se contenta de dire :

— Merci.

— On s’en va ! s’écria Frances, ravie.

La voiture s’ébranla et Hugh s’adossa aux coussins, prêt à se laisser bercer par le mouvement régulier des roues. Avant d’être blessé, il ne redoutait pas les voyages en voiture. Le plus souvent, il s’endormait. C’était d’ailleurs encore le cas. Le problème, c’était que l’espace était généralement insuffisant pour qu’il puisse étendre la jambe si bien qu’il souffrait le martyre le jour d’après.

— Vous n’aurez pas de problème ? s’enquit lady Sarah à voix basse.

— De problème ? murmura-t-il, penché vers elle.

Elle coula un bref regard à sa jambe.

— Non, tout ira bien.

— Vous n’aurez pas besoin de l’étendre ?

— Nous nous arrêterons pour déjeuner.

— Mais…

— Tout ira bien, lady Sarah, l’interrompit-il, quoique, à sa grande surprise, son ton n’avait rien de défensif.

Il se racla la gorge.

— Je vous remercie de votre sollicitude.

Elle étrécit les yeux, et il devina qu’elle se demandait s’il fallait le croire. Pour lui prouver qu’il était parfaitement à l’aise, il promena paresseusement les yeux sur les trois plus jeunes Pleinsworth serrées les unes contre les autres. Harriet se tapotait le front avec l’extrémité de sa plume, Elizabeth avait ouvert un petit volume, et Frances se penchait devant elle pour tenter de regarder par la fenêtre.

— Nous n’avons pas encore quitté l’allée, l’avertit Elizabeth sans lever les yeux de son livre.

— Je veux juste regarder.

— Il n’y a rien à voir.

— Pour le moment.

Elizabeth tourna une page d’un geste ostentatoire.

— Tu ne vas pas faire cela pendant tout le… Aïe ! cria Harriet.

— Je ne l’ai pas fait exprès, se défendit Frances.

— Elle m’a donné un coup de pied.

Hugh suivait l’échange avec un certain amusement, bien conscient que, s’il se prolongeait, il deviendrait insupportable.

— Pourquoi n’essaies-tu pas de regarder par la fenêtre d’Harriet ? suggéra Elizabeth.

Frances soupira, mais s’exécuta. Quelques instants plus tard, cependant, ils entendirent un froissement de papier.

— Frances ! s’écria Harriet.

— Je suis désolée. Vraiment. Je veux juste regarder par la fenêtre.

Harriet adressa un regard implorant à Sarah.

— Je ne peux pas, dit celle-ci. Si vous êtes déjà serrées maintenant, imagine ce que ce serait si je prenais la place de Frances.

— Frances, assieds-toi et reste tranquille, lui intima Harriet, avant de reporter son attention sur son écritoire.

Alerté par un léger coup de coude, Hugh tourna la tête vers Sarah. Des yeux, elle lui indiqua sa main.

Un… deux… trois…

Elle comptait discrètement les secondes en dépliant un doigt après l’autre.

Quatre… cinq…

— Frances !

— Pardon !

Sarah esquissa un sourire satisfait.

— Frances, tu ne peux pas continuer à te pencher ainsi sur moi, protesta Elizabeth.

— Alors, laisse-moi m’asseoir près de la fenêtre !

Tous les regards se braquèrent sur Elizabeth, qui laissa finalement échapper un soupir excédé et se leva pour permettre à sa sœur de se glisser à sa place. Elle se rassit – avec bien plus de tortillements qu’il n’était nécessaire selon Hugh, pour trouver une position confortable –, rouvrit son livre et foudroya la page du regard.

Quand il regarda Sarah, elle lui signifia silencieusement : « Vous n’avez pas tout vu. »

Frances ne les déçut pas.

— Je m’ennuie.