11

Sarah soupira, partagée entre l’amusement et l’embarras. Lord Hugh allait assister à une scène classique chez les Pleinsworth.

Elizabeth fusilla leur jeune sœur du regard.

— Pour l’amour de… Frances ! Il n’y a pas cinq minutes que nous avons échangé nos places.

— N’empêche que je m’ennuie, répondit Frances avec un haussement d’épaules désabusé.

Sarah jeta un coup d’œil à lord Hugh. Il se retenait manifestement de rire, ce qui était sans doute ce qu’elle pouvait espérer de mieux.

— On ne peut pas faire quelque chose ? implora Frances.

— Je fais quelque chose, articula Elizabeth en lui mettant son livre sous le nez.

— Tu sais très bien que ce n’est pas ce que je veux di…

Elle fut interrompue par une brusque exclamation d’Harriet.

— Oh, non !

— Je savais que tu allais renverser l’encre ! vociféra Elizabeth, avant de pousser un cri aigu. N’en mets pas sur moi !

— Mais arrête donc de bouger !

Frances se leva, toute frémissante d’excitation.

— Je vais aider.

Au moment où Sarah s’apprêtait à intervenir, lord Hugh attrapa Frances par la taille, la souleva et la déposa sans cérémonie sur les genoux de Sarah.

— Tu ne devrais pas t’en mêler, lui conseilla-t-il alors qu’elle restait bouche bée.

— Tu m’enfonces ton coude dans les côtes, protesta Sarah. Cela me coupe le souffle.

— C’est mieux comme ça ? demanda Frances après avoir changé de position.

Pour toute réponse, Sarah inspira une grande goulée d’air. Elle réussit ensuite à tourner la tête de manière à regarder lord Hugh.

— Je vous adresserais mes plus sincères compliments pour cette intervention si je n’avais pas perdu au passage toute sensation dans les jambes.

— Au moins, vous arrivez à respirer, répliqua-t-il.

Malgré elle, Sarah se mit à rire. Il y avait quelque chose de si ridicule à devoir s’estimer heureuse parce qu’elle pouvait respirer. Et elle rit de plus belle, elle rit si fort et si longtemps que Frances glissa sur le sol. Quand des larmes d’hilarité commencèrent à rouler sur ses joues, Elizabeth et Harriet cessèrent de se chamailler et la regardèrent, confondues.

— Qu’est-ce qu’elle a ? risqua la première.

— C’est quelque chose en rapport avec sa respiration, expliqua Frances toujours sur le sol.

Cette réponse arracha un nouveau gloussement étranglé à Sarah, qui referma les bras autour de son buste.

— Je… je ne peux plus respirer, gémit-elle, haletante. Je ris trop fort.

Comme souvent, ce fou rire s’avéra contagieux, et bientôt, tout le monde s’esclaffait dans la voiture, y compris lord Hugh que Sarah n’aurait jamais imaginé s’abandonnant ainsi.

Ce fut un moment splendide.

— Oh, mon Dieu ! finit par balbutier Sarah.

— Je ne sais même pas pourquoi nous rions, fit remarquer Elizabeth sans cesser de sourire d’une oreille à l’autre.

Après s’être essuyé les yeux, Sarah tenta d’expliquer :

— C’était… C’est lord Hugh qui a dit… Oh, peu importe, ce ne sera jamais aussi drôle si on le raconte !

— Au moins, j’ai nettoyé l’encre, déclara Harriet. Enfin, sauf sur mes mains, ajouta-t-elle, la mine contrite.

À la vue de ses doigts, Sarah fit la grimace. Un seul semblait avoir échappé au désastre.

— On dirait que tu as la peste, commenta Elizabeth.

— Non, je crois que ça touche plutôt le cou, répliqua Harriet, sans paraître le moins du monde offusquée. Frances, tu pourrais peut-être te relever ?

Cette dernière regarda Elizabeth, qui avait reconquis la place près de la fenêtre. Avec un soupir, elle se rassit au centre de la banquette.

— Oui, mais je vais encore m’ennuyer, annonça-t-elle presque aussitôt.

— Non, c’est hors de question, déclara Hugh d’un ton ferme.

Sarah se tourna vers lui, amusée et impressionnée. Il ne fallait pas manquer de courage pour affronter les filles Pleinsworth.

— Nous allons trouver quelque chose à faire, ajouta-t-il.

Elle attendit qu’il prenne conscience de l’insuffisance d’une telle déclaration, imitée en cela par ses sœurs. Dix secondes au moins s’écoulèrent avant qu’Elizabeth ne lui demande :

— Vous avez des suggestions ?

— Lord Hugh est extraordinaire avec les nombres, dit Frances. Il peut multiplier des sommes énormes de tête. Il l’a fait devant moi.

— Je doute que vous trouviez divertissant de me faire faire des calculs pendant neuf heures, la prévint-il.

— Non, mais pendant les dix prochaines minutes, peut-être, hasarda Sarah.

Elle était sincère. Comment était-il possible qu’elle ait tout ignoré de ce don ? Elle le savait très intelligent – Daniel et Marcus l’assuraient. Elle savait aussi qu’on le considérait comme imbattable aux cartes. Après ce qui était arrivé, il lui fallait impérativement en savoir plus.

— Énormes jusqu’à quel point ? s’enquit-elle avec un intérêt non dissimulé.

— Au moins quatre chiffres, répondit Frances. C’est ce qu’il a fait au repas de mariage. C’était incroyable.

Sarah jeta un coup d’œil vers lord Hugh. Il avait rougi, lui semblait-il. Ou peut-être était-elle simplement victime de son imagination. Il y avait quelque chose qui la séduisait dans l’idée qu’il puisse rougir.

Elle surprit alors une expression fugitive sur son visage. Elle n’aurait pas su la décrire, mais le doute ne lui fut plus permis.

— Vous pouvez multiplier plus de quatre chiffres, dit-elle, émerveillée.

— C’est un talent qui m’a apporté autant d’ennuis que d’avantages.

— Je peux vous interroger ? demanda Sarah en s’efforçant de ne pas paraître trop enthousiaste.

Il s’inclina vers elle avec un sourire en coin.

— Seulement si je peux vous interroger moi aussi.

— Rabat-joie, rétorqua-t-elle.

— J’en ai autant à votre service.

— Plus tard, décida-t-elle. Vous me montrerez plus tard, dans ce cas.

Elle était littéralement fascinée par ce don qu’elle découvrait chez lord Hugh. Il n’allait sûrement pas refuser de résoudre une petite équation pour elle puisqu’il l’avait fait pour Frances.

— Nous pourrions lire l’une de mes pièces, suggéra Harriet, qui se mit à farfouiller dans ses papiers. Il y a celle que j’ai commencée hier soir. Vous savez, avec l’héroïne qui n’est ni trop rose…

— Ni trop verte ! achevèrent en chœur Frances et Elizabeth.

— Oh, non ! murmura Sarah, consternée. Non !

— Ni trop rose ni trop verte ? répéta lord Hugh, l’air amusé.

— C’est une description de moi, je le crains.

— Je… vois.

— Riez donc. Vous en mourez d’envie.

— Elle est aussi ni trop grosse ni trop mince, s’empressa de préciser Frances.

— En vrai, ce n’est pas Sarah, expliqua Harriet. Juste un personnage inspiré d’elle.

— Très inspiré, précisa Elizabeth avec un sourire goguenard.

— Voilà, dit Harriet en tendant un mince paquet de feuilles. Je n’ai qu’un seul exemplaire, alors il vous faudra partager.

— Ce chef-d’œuvre porte-t-il un titre ? s’enquit lord Hugh.

— Pas encore, répondit Harriet. Je me suis aperçue que, souvent, je dois terminer une pièce avant de savoir quel titre lui donner. Mais ce sera quelque chose de terriblement romantique. Une histoire d’amour.

Elle s’interrompit avec une moue songeuse.

— Je ne suis toutefois pas sûre qu’elle se terminera bien.

— Une histoire d’amour ? répéta lord Hugh avec un haussement de sourcils dubitatif. Et je suis censé interpréter le héros ?

— Nous pouvons difficilement demander à Frances, répondit Harriet sans une once de sarcasme. Et comme je n’ai qu’un seul exemplaire, si Sarah est l’héroïne, il faut que vous soyez le héros puisque vous êtes assis à côté d’elle.

Il baissa les yeux sur le manuscrit.

— Je m’appelle Rudolfo ?

Sarah faillit pouffer.

— Vous êtes espagnol, expliqua Harriet. Mais votre mère était anglaise, alors vous parlez très bien l’anglais.

— J’ai un accent ?

— Évidemment.

— Je ne sais pas pourquoi j’ai posé la question, murmura-t-il. Regardez, continua-t-il en se tournant vers Sarah. Vous vous appelez « Femme ».

— J’incarne un type, voyez-vous.

— Je n’ai pas encore le prénom de l’héroïne, expliqua Harriet, mais je ne voulais pas que cela retarde l’écriture du manuscrit. Il me faut quelquefois plusieurs semaines pour trouver le bon prénom. Et alors, je risque d’avoir oublié toutes mes idées.

— Les voies de la création sont impénétrables, commenta-t-il à voix basse.

Sarah avait commencé à lire le manuscrit durant leur échange, et elle éprouvait déjà de sérieuses réserves.

— Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée, dit-elle en passant à la deuxième feuille de la liasse.

Elle eut alors la confirmation que ce n’était pas une bonne idée du tout.

— Lire dans une voiture en mouvement est toujours risqué, argua-t-elle. Surtout lorsqu’on est à contresens.

— Tu n’es jamais malade, lui rappela Elizabeth.

— Je pourrais l’être, répliqua Sarah après avoir parcouru la troisième feuille.

— Tu n’as pas à faire vraiment les choses qui sont écrites, intervint Harriet. Ce n’est pas une vraie représentation. Juste une lecture.

— Dois-je poursuivre ma lecture ? demanda lord Hugh à Sarah.

Elle lui tendit la deuxième feuille sans mot dire.

— Oh…

Puis la troisième.

— Oh !

— Harriet, nous ne pouvons pas faire cela, déclara Sarah d’un ton ferme.

— S’il te plaît, implora sa sœur. Cela m’aiderait tellement ! C’est le problème quand on écrit des pièces. On a besoin d’entendre les mots prononcés à voix haute.

— Tu sais bien que je n’ai jamais été douée pour interpréter tes pièces, insista Sarah.

Lord Hugh la regarda d’un air perplexe.

— Vraiment ?

Quelque chose dans son ton déplut à Sarah.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Simplement que vous êtes très théâtrale, répondit-il en haussant les épaules.

— Théâtrale ?

— Oh, allez ! répliqua-t-il avec un brin de condescendance, vous ne vous considérez pas comme une personne douce et effacée tout de même ?

— Non. Je ne sais toutefois pas si j’irais aussi loin que théâtrale.

Il la contempla un moment avant de lâcher :

— Vous aimez beaucoup les déclarations et les proclamations.

— C’est vrai, Sarah, tu ne peux pas dire le contraire, reconnut Harriet.

Ce fut un miracle si le regard que Sarah adressa à sa sœur ne pulvérisa pas celle-ci sur-le-champ.

— Il est hors de question que je lise cela.

— C’est juste un baiser, protesta Harriet.

Juste un baiser ?

— Tu veux que Sarah embrasse lord Hugh ? s’exclama Frances en ouvrant des yeux comme des soucoupes.

Ce ne serait jamais juste un baiser. Pas avec lui.

— Ils ne feraient pas le baiser en vrai, expliqua Harriet.

— Est-ce qu’on fait un baiser ? demanda Elizabeth.

— Non, riposta Sarah entre ses dents. On ne le fait pas.

— Nous ne le dirions à personne, tenta Harriet.

— C’est tout à fait inconvenant, déclara Sarah avant de se tourner vers lord Hugh, qui gardait un silence obstiné. Vous êtes d’accord avec moi, sûrement ?

— Sûrement, oui, répondit-il d’un ton étonnamment sec.

— Voilà. Donc, nous ne lirons pas cela, conclut Sarah en rendant les feuilles à Harriet.

Cette dernière les récupéra à regret, avant de demander d’une petite voix :

— Tu le ferais si Frances lisait le rôle de Rudolfo ?

— Tu viens juste de dire…

— Je sais, mais je voudrais vraiment l’entendre lue à haute voix.

Sarah croisa les bras.

— Nous ne lirons pas cette pièce. Point final.

— Mais…

— J’ai dit non ! explosa Sarah, à bout de patience. Je n’embrasserai pas lord Hugh. Pas ici. Pas maintenant. Jamais !

Un silence consterné s’abattit dans la voiture.

— Je vous demande pardon, marmonna Sarah.

Elle sentait la rougeur monter le long de son cou et s’étendre jusqu’à son front. Elle s’attendait que lord Hugh dise quelque chose de terriblement cinglant et pertinent, or il ne prononça pas un mot. Pas plus qu’Harriet, Elizabeth ou Frances.

Finalement, ce fut Elizabeth qui, après s’être raclé la gorge, déclara :

— Bon, eh bien, je vais continuer à lire mon livre.

Harriet se mit à classer ses feuillets. Frances elle-même se tourna vers la fenêtre sans faire la moindre allusion à son ennui.

Quant à lord Hugh…

Sarah ne put se résoudre à le regarder. Son éclat avait été horrible et l’offense impardonnable.

Il était évident qu’ils ne se seraient pas embrassés dans la voiture. Ils ne se seraient pas embrassés même s’ils avaient joué la pièce dans un salon. Comme Harriet l’avait dit, ils se seraient contentés de lire le texte ou, au pire, se seraient inclinés l’un vers l’autre (en conservant une distance convenable de six pouces) et auraient embrassé l’air.

Mais elle avait déjà une conscience si aiguë de sa présence, d’une manière qui la déconcertait et l’exaspérait tout à la fois. Le simple fait de lire que leurs personnages s’embrassaient… Ç’avait été trop.

Le voyage se poursuivit en silence. Frances finit par s’endormir. Harriet garda les yeux dans le vague. Elizabeth poursuivit sa lecture. De temps à autre, elle levait les yeux pour regarder Sarah et lord Hugh tour à tour, puis revenait à son livre. Au bout d’une heure, Sarah supposa que lord Hugh s’était endormi lui aussi. Garder la jambe dans la même position aussi longtemps ne devait pas être confortable, or, il n’avait pas esquissé le moindre mouvement depuis que le silence régnait.

Pourtant, quand elle lui glissa un coup d’œil, il était éveillé. Seul un imperceptible cillement lui indiqua qu’il avait senti son regard.

Il ne dit rien. Sarah non plus.

Finalement, la voiture ralentit, et quand elle regarda par la fenêtre, elle vit qu’ils approchaient d’une auberge. The Rose and Crown, fondée en 1612, proclamait la petite enseigne pimpante.

— Frances, dit-elle, heureuse d’avoir une raison valable pour parler, Frances, réveille-toi. Nous sommes arrivés.

Frances battit des paupières, la mine ensommeillée, et appuya la tête sur l’épaule d’Elizabeth, qui ne protesta pas.

— Frances, tu as faim ? insista Sarah.

Elle se pencha pour lui tapoter le genou. La voiture était à présent arrêtée et Sarah n’avait qu’une envie : s’échapper. Elle s’était appliquée à demeurer si parfaitement immobile et silencieuse qu’elle avait l’impression de retenir son souffle depuis des heures.

— J’ai dormi ? finit par demander Frances avec un bâillement.

Quand Sarah eut acquiescé, elle annonça :

— J’ai faim !

— Tu aurais dû penser à emporter les biscuits, observa Harriet.

Sarah ne lui reprocha pas cette remarque mesquine tant elle était soulagée d’entendre quelqu’un s’exprimer de manière parfaitement normale.

— Je ne savais pas qu’on comptait sur moi pour les biscuits, se défendit Frances en se levant.

Elle n’était pas très grande pour son âge si bien qu’elle pouvait se tenir debout dans la voiture sans avoir à se baisser.

Tandis qu’elles se chamaillaient, lord Hugh saisit sa canne et, sitôt la portière ouverte, descendit sans un mot.

— Tu le savais très bien, répliqua Elizabeth. Je te l’avais dit.

Alors que Sarah s’approchait de la portière, Frances hurla :

— Tu marches sur mon manteau !

— Je ne marche sur rien du tout.

Sarah regardait dehors. Lord Hugh avait tendu la main pour l’aider à descendre. Ne sachant que faire d’autre, elle y posa la sienne.

— Enlève tes pieds de mon… Oh !

Il y eut un cri strident, puis quelqu’un heurta brutalement Sarah dans le dos. Malgré ses efforts désespérés pour recouvrer son équilibre, elle bascula en avant, d’abord sur le marchepied, puis sur le sol, entraînant lord Hugh dans sa chute.

La vive douleur qui lui transperça la cheville lui arracha un gémissement. « Calme-toi, s’exhorta-t-elle, ce n’est que la surprise. » C’était comme lorsqu’on se cognait le gros orteil, rien de plus. Cela faisait un mal de chien une seconde, puis on se rendait compte que c’était dû à la surprise plus qu’à autre chose.

Elle cessa de respirer et attendit que la douleur reflue.

En vain.