12

L’espace d’un instant, Hugh s’était cru de nouveau ingambe.

Il ne savait pas exactement ce qui s’était passé dans la voiture mais, à peine Sarah avait-elle pris sa main, qu’un cri avait retenti et qu’elle avait basculé vers lui.

Il avait tendu les bras pour la rattraper. Le geste était des plus naturel, sauf qu’il était estropié, et que les estropiés ne devraient jamais oublier leur état.

Il rattrapa Sarah, ou du moins le crut-il. Mais sa jambe ne put supporter leurs poids conjugués, d’autant qu’ils avaient été amplifiés par la brutalité de la chute. Il n’eut pas le temps de sentir la douleur dans sa cuisse. Sa jambe se déroba tout simplement sous lui.

Du coup, qu’il ait eu le temps de la rattraper ou pas n’avait plus guère d’importance. Tous deux s’écrasèrent au sol et, l’espace d’un instant, Hugh resta étourdi, le souffle coupé. Puis sa jambe…

Il se mordit avec force l’intérieur de la joue. C’était étrange qu’une douleur puisse atténuer l’intensité d’une autre douleur. Du moins était-ce généralement le cas. Cette fois, cependant, cela ne servit à rien. Un goût de sang lui envahit la bouche, mais sa jambe lui semblait toujours transpercée par mille aiguilles.

Jurant entre ses dents, il se hissa sur ses mains et sur ses genoux afin de pouvoir s’approcher de Sarah, qui gisait sur le sol non loin de lui.

— Vous n’avez rien ? lui demanda-t-il d’une voix pressante.

Elle secoua la tête, quoique de cette manière retenue et crispée qui disait le contraire.

— Est-ce votre jambe ?

— Ma cheville, gémit-elle.

Hugh s’agenouilla près d’elle, non sans se mordre la lèvre quand un élancement fulgurant lui déchira la cuisse. Il fallait la transporter dans l’auberge, mais d’abord, il voulait s’assurer qu’elle n’avait rien de cassé.

— Je peux ? demanda-t-il avec un geste vers son pied.

Elle acquiesça d’un hochement de tête. Il n’eut toutefois pas le temps de la toucher que plusieurs personnes les entouraient déjà. Harriet avait sauté de la voiture, lady Pleinsworth était sortie de l’auberge en courant, et d’autres se précipitaient dans son sillage. Hugh finit par se relever, non sans peine, et resta à l’écart, s’appuyant lourdement sur sa canne.

Il avait l’impression qu’une lame brûlante était plantée dans le muscle de sa cuisse. C’était cependant une douleur familière. Sa jambe n’avait pas subi de dommages particuliers, il l’avait simplement poussée à sa limite.

Deux hommes arrivèrent – sans doute des cousins de Sarah –, puis Daniel fut là, qui les repoussa afin de se pencher sur elle.

Sous le regard de Hugh, il lui palpa la cheville. Sarah noua ensuite les bras autour de son cou. Daniel la souleva et, fendant la foule, l’emporta dans l’auberge.

Hugh n’aurait jamais été capable de faire cela. Brusquement, monter à cheval, danser, chasser, et tout ce à quoi il avait dû renoncer depuis qu’une balle lui avait massacré la cuisse, ne comptait plus.

Il ne pourrait jamais porter une femme dans ses bras.

Jamais il ne s’était senti à ce point dévirilisé.

Au Rose and Crown, une heure plus tard

— Combien ?

Hugh leva les yeux quand Daniel se glissa sur le tabouret voisin du sien au comptoir de l’auberge.

— Combien de pintes ? précisa Daniel.

Hugh but une longue gorgée de bière, puis une autre, car c’était ce qu’il fallait pour vider sa chope.

— Pas assez.

— Vous êtes ivre ?

— Hélas, non ! répondit Hugh en faisant signe à l’aubergiste de remplir sa chope.

— Pour vous aussi, monsieur ? s’enquit ce dernier

Daniel secoua la tête.

— Du thé, s’il vous plaît. Il est encore tôt.

Hugh ne put réprimer un sourire goguenard mais, déjà, Daniel enchaînait :

— Tout le monde est dans la salle à manger.

« Les deux cents personnes ? » faillit demander Hugh, avant de se souvenir que les voyageurs se répartissaient entre plusieurs auberges pour le déjeuner. Sans doute aurait-il dû s’estimer heureux. Un cinquième seulement de la « caravane » avait été témoin de son humiliation.

— Vous voulez vous joindre à nous ? ajouta Daniel.

— Je ne pense pas, non.

L’aubergiste posa une pinte de bière devant Hugh.

— Le thé sera bientôt prêt, monsieur.

Hugh porta la chope à ses lèvres et en vida le tiers d’un trait. Cette bière ne contenait décidément pas assez d’alcool. Il lui fallait beaucoup trop de temps pour s’abrutir et ne plus penser à rien.

— Elle a une fracture ? demanda-t-il.

Il n’avait pas eu l’intention de poser de questions, mais il lui fallait savoir au moins cela.

— Non, juste une méchante entorse. Sa cheville est gonflée et la fait beaucoup souffrir.

— Elle pourra poursuivre le voyage ?

— Oui, je pense. Il faudra simplement la mettre dans une autre voiture, car elle devra garder le pied surélevé.

Hugh avala une autre longue gorgée de bière.

— Je n’ai pas vu ce qui s’est passé, lâcha Daniel.

Hugh se figea. Puis il se tourna lentement vers son ami.

— Que me demandez-vous au juste ? dit-il entre ses dents.

— Simplement ce qui s’est passé, répondit Daniel, que sa réaction excessive laissa visiblement incrédule.

— Elle est tombée de la voiture. Et je n’ai pas réussi à la rattraper.

Daniel le dévisagea quelques secondes, puis s’exclama :

— Pour l’amour du ciel, vous ne vous faites pas de reproches, j’espère ?

Comme Hugh ne répondait pas, il ajouta :

— Comment vouliez-vous la rattraper ?

Hugh agrippa le bord du comptoir.

— Bon sang, marmonna Daniel, ce n’est pas toujours la faute de votre jambe. J’aurais probablement échoué, moi aussi.

— Non ! Vous n’auriez pas échoué.

— Ses sœurs se querellaient, reprit Daniel après une pause. Apparemment, l’une d’elles a été poussée contre Sarah, raison pour laquelle elle a basculé.

Franchement, Hugh se moquait de savoir pourquoi Sarah était tombée. Il but une autre gorgée de bière alors que Daniel concluait :

— En vérité, c’est comme si elle avait été projetée hors de la voiture.

— À quoi voulez-vous en venir ? lança Hugh avec hargne.

— Au fait qu’elle a dû tomber avec un élan considérable.

Sans doute Daniel s’exprimait-il avec une patience louable, mais Hugh n’était pas d’humeur à apprécier la patience. Tout ce qu’il voulait, c’était boire, s’apitoyer sur lui-même et arracher les yeux à qui serait assez stupide pour l’approcher. Il termina sa bière, reposa bruyamment sa chope et fit signe à l’aubergiste d’en apporter une autre. Il fut aussitôt servi.

— Vous êtes sûr d’en avoir envie ? demanda Daniel.

— Certain.

— Je crois me rappeler qu’un jour, répliqua Daniel avec un calme insupportable, vous m’avez dit que vous ne buviez jamais avant la tombée de la nuit.

Comme s’il ne s’en souvenait pas ! Daniel pensait-il qu’il serait resté assis là, à engloutir pinte après pinte d’une mauvaise bière, s’il avait existé un autre moyen de supprimer la souffrance ? Cette fois, il ne s’agissait pas uniquement de sa jambe. Bon sang, comment était-il censé être un homme alors que sa maudite jambe ne pouvait même pas le soutenir ?

Il était si furieux que son cœur s’emballa tandis que son souffle se faisait plus court. À cet instant, il aurait pu riposter quantité de choses, mais une seule exprimait ce qu’il ressentait vraiment.

— Foutez-moi le camp.

Il y eut un interminable silence, puis Daniel descendit de son tabouret.

— Vous n’êtes pas en état de passer la journée dans la même voiture que mes cousines.

— Pourquoi diable croyez-vous que je bois ?

— Je préfère oublier que vous avez dit cela, répliqua Daniel avec calme, et je suggère que vous en fassiez autant lorsque vous serez redevenu sobre. Nous partons dans une heure, lança-t-il en se dirigeant vers la porte. J’enverrai quelqu’un vous indiquer la voiture dans laquelle vous voyagerez.

— Laissez-moi ici, c’est tout.

Et pourquoi pas ? Il n’avait pas besoin de se précipiter à Whipple Hill. Que diable, il pouvait tout aussi bien mariner au Rose and Crown une semaine si cela lui chantait !

— Cela vous plairait, n’est-ce pas ? rétorqua Daniel avec un sourire désabusé.

Hugh haussa les épaules. Mais ce geste qu’il voulait insolent ne réussit qu’à le déséquilibrer, et il faillit glisser de son tabouret.

— Une heure, répéta Daniel avant de sortir.

Hugh s’abîma dans la contemplation de sa bière. Il savait que dans une heure, il serait devant l’auberge, prêt à affronter la deuxième partie du voyage. Si n’importe qui d’autre s’était tenu devant lui et lui avait ordonné d’être prêt dans une heure, il aurait quitté l’auberge sur-le-champ sans un regard en arrière.

Mais pas Daniel Smythe-Smith. Et il le soupçonnait de le savoir.

Whipple Hill, près de Thatcham, dans le Berkshire, six jours plus tard

Le trajet jusqu’à Whipple Hill avait été très pénible, pourtant, maintenant qu’elle était arrivée, Sarah se disait qu’elle avait peut-être eu de la chance de passer ses trois premiers jours d’immobilisation enfermée dans la voiture des Pleinsworth. Certes, il lui était arrivé d’être secouée par les cahots de la route, mais au moins, une raison logique la contraignait à ne pas bouger. En outre, tout le monde avait été condamné à rester assis des heures durant.

Ce n’était toutefois plus le cas.

Déterminé à ce que la semaine précédant son mariage entre dans la légende, Daniel avait organisé tous les divertissements possibles et imaginables. Il y aurait des excursions, des charades, des soirées dansantes, une partie de chasse, et au moins une dizaine d’autres passe-temps merveilleux qui seraient révélés en temps et en heure. Sarah n’excluait pas que son cousin propose des leçons de jonglage sur la pelouse. Leçons qu’il était tout à fait capable de donner lui-même puisqu’il avait appris à jongler à l’âge de douze ans, lorsque des forains s’étaient produits dans le village.

Sarah passa sa première journée à Whipple Hill enfermée dans la chambre qu’elle partageait avec Harriet, le pied posé sur des coussins. Ses sœurs vinrent lui rendre visite, de même qu’Iris et Capucine. Honoria, en revanche, était toujours à Fensmore où elle jouissait de quelques jours d’intimité avec son tout nouveau mari.

Si elle était reconnaissante à ses sœurs et à ses cousines de lui consacrer quelques instants, Sarah appréciait moins les récits haletants qu’elles lui faisaient des événements fabuleux qui avaient lieu de l’autre côté de la porte de sa chambre.

Sa deuxième journée se déroula à peu près de la même façon, sauf qu’Harriet eut pitié d’elle et s’engagea à lui lire les cinq actes de Henry VIII et la Licorne de la Mort, récemment rebaptisée La Bergère, la Licorne et Henry VIII. Sarah ne comprit pas pourquoi, vu qu’aucune bergère n’apparaissait dans la pièce. Certes, elle s’était assoupie, mais quelques minutes seulement. Elle n’avait donc pas pu manquer l’intervention d’un personnage suffisamment important pour figurer dans le titre.

Le troisième jour fut le pire. Capucine apporta son violon.

Et Capucine ne connaissait pas de morceaux courts…

Aussi Sarah se jura-t-elle, à l’aube de son quatrième jour à Whipple Hill, de descendre le grand escalier pour rejoindre le reste de l’humanité, quitte à en mourir.

Elle dut d’ailleurs se le jurer avec beaucoup de conviction, car la femme de chambre pâlit et se signa.

Une fois au rez-de-chaussée, Sarah découvrit que la moitié des dames étaient allées au village, et que l’autre moitié s’apprêtaient à les rejoindre.

Quant aux hommes, ils avaient prévu d’aller chasser.

Il avait été plutôt humiliant d’arriver pour le petit déjeuner dans les bras d’un valet de pied, Sarah n’ayant pas spécifié de quelle manière elle entendait descendre le grand escalier, si bien que lorsque tous les invités furent partis, elle se leva et esquissa un pas avec précaution. Elle parvenait à peser un peu sur sa cheville si elle se montrait prudente… et s’appuyait contre un mur.

Peut-être allait-elle se rendre dans la bibliothèque. Après tout, lire ne requérait pas l’usage de ses pieds. Et la bibliothèque n’était pas si éloignée.

Elle risqua un autre pas. Et grogna. Qui essayait-elle de tromper ? À cette allure, il lui faudrait la moitié de la journée pour rejoindre la bibliothèque.

Ce dont elle avait besoin, c’était d’une canne.

Elle s’immobilisa et songea à lord Hugh. Cela faisait près d’une semaine qu’elle ne l’avait pas vu. Sans doute n’aurait-elle pas dû s’en étonner ; il allait sans dire qu’il ne serait pas venu lui rendre visite dans sa chambre.

Elle pensait néanmoins à lui. Allongée sur son lit, le pied reposant sur des coussins, elle se demandait souvent combien de temps il avait dû rester ainsi immobilisé. Et lorsqu’elle s’était levée au milieu de la nuit et avait boitillé à grand-peine jusqu’au pot de chambre, elle avait commencé à s’interroger… Puis elle avait maudit l’injustice dont étaient victimes les femmes. Un homme n’aurait pas eu besoin de boitiller jusqu’au pot de chambre, n’est-ce pas ? Il pouvait probablement s’en servir dans le lit.

Non qu’elle imaginât lord Hugh au lit. Ni, d’ailleurs, utilisant un pot de chambre.

Comment avait-il fait, néanmoins ? Comment faisait-il encore maintenant ? Comment affrontait-il chaque tâche quotidienne sans avoir envie de s’arracher les cheveux et de hurler de frustration ? Sarah ne supportait pas d’être ainsi dépendante de tout un chacun. Pas plus tard que ce matin, elle avait dû demander à une servante d’aller chercher sa mère, laquelle avait alors décidé qu’un valet de pied était la personne indiquée pour la transporter jusqu’à la salle du petit déjeuner.

Sarah n’aspirait plus qu’à se rendre quelque part sur ses deux jambes sans avoir à informer quiconque de ses intentions. Et s’il lui fallait subir de douloureux élancements chaque fois qu’elle posait le pied par terre, eh bien, tant pis ! Ce serait le prix à payer pour sortir de sa retraite.

Ses pensées revinrent à lord Hugh. Elle savait que sa jambe le faisait souffrir lorsqu’il l’avait trop sollicitée, mais ressentait-il une douleur à chaque pas ? Pourquoi ne le lui avait-elle pas demandé ? Ils avaient marché côte à côte, sur de courtes distances, certes, elle aurait cependant dû savoir si cela lui était douloureux. En tout cas lui poser la question.

Après avoir boitillé un peu plus avant dans le vestibule, elle fut contrainte de renoncer et s’assit dans un fauteuil. Quelqu’un finirait bien par passer. Une servante, un valet… Avec les préparatifs, la maison était très animée.

Pour passer le temps, elle pianota un air de musique sur sa cuisse. Sa mère aurait eu une crise de nerfs si elle l’avait vue. Une demoiselle était censée rester assise sans bouger ; une demoiselle devait avoir une voix douce, un rire cristallin, et tout un tas de qualités qui ne lui étaient absolument pas naturelles. Elle s’étonnait elle-même de tant aimer sa mère. En toute logique, elles auraient dû avoir envie de s’entre-tuer.

Au bout de quelques minutes, Sarah entendit quelqu’un approcher. Elle hésita à appeler. Elle avait besoin d’aide, bien sûr, mais…

— Lady Sarah ?

C’était lui. Elle n’aurait su dire pourquoi elle était aussi surprise. Et contente. Car elle l’était bel et bien. Leur dernière conversation avait été horrible, pourtant, quand elle vit lord Hugh Prentice traverser le vestibule pour la rejoindre, elle fut si heureuse de le voir que c’en était étonnant.

Une fois près d’elle, il balaya le vestibule du regard.

— Que faites-vous là ?

— Je me repose, j’en ai peur, avoua-t-elle, avant de lever très légèrement le pied. Mes capacités n’ont pas été à la hauteur de mes ambitions.

— Vous ne devriez pas être debout.

— Je viens de passer trois jours quasiment attachée à mon lit.

Était-ce son imagination ou parut-il soudain mal à l’aise ?

— Et les trois jours précédents prisonnière d’une voiture, continua-t-elle.

— Comme nous tous.

— Peut-être, mais vous, vous aviez la possibilité d’en sortir et de marcher, rétorqua-t-elle.

— Ou de boiter, rectifia-t-il, pince-sans-rire.

Elle le scruta, mais elle aurait été bien en peine d’interpréter son expression.

— Je vous dois des excuses, reprit-il avec raideur.

— Des excuses ? Pourquoi ?

— Je ne vous ai pas rattrapée.

Elle le dévisagea de nouveau, stupéfaite qu’il puisse se reprocher ce qui était de toute évidence un accident.

— Ne soyez pas ridicule, protesta-t-elle. Ma chute était inévitable. Elizabeth marchait sur l’ourlet du manteau de Frances, celle-ci a tiré de toutes ses forces, et quand Elizabeth a levé le pied…

Sarah eut un geste désinvolte de la main.

— Bref, Harriet est venue me percuter. Il aurait suffi que ce soit Frances, et j’aurais recouvré mon équilibre, je pense.

Il ne dit rien, et elle fut de nouveau incapable d’interpréter son expression.

— J’étais sur le marchepied, vous comprenez, insista-t-elle. C’est à ce moment-là que je me suis tordu la cheville. Pas quand je suis tombée sur le sol.

Elle ne voyait pas en quoi cela faisait une différence, mais elle avait toujours eu beaucoup de mal à s’abstenir de parler lorsqu’elle était nerveuse.

— Moi aussi, je vous dois des excuses, ajouta-t-elle après une hésitation.

Comme il lui adressait un regard interrogateur, elle expliqua :

— Je me suis montrée très désobligeante à votre égard dans la voiture.

Il commença une phrase, probablement : « Ne dites pas de sottises », mais elle le coupa aussitôt.

— J’ai réagi de manière exagérée. C’était très… embarrassant. Je veux dire, la pièce d’Harriet. Et je veux que vous sachiez que je me serais conduite de la même manière avec n’importe qui. Vous n’avez donc vraiment aucune raison de vous sentir offensé. Du moins, pas personnellement.

Seigneur, allait-elle s’arrêter ? Elle n’avait jamais été très douée pour les excuses. La plupart du temps, elle se refusait simplement à en présenter.

— Allez-vous vous joindre aux messieurs pour la partie de chasse ? lui demanda-t-elle.

Sa bouche se crispa et il avoua avec un haussement de sourcils ironique :

— Je ne peux pas.

— Ah. Oh, je suis tellement désolée ! bredouilla Sarah, navrée de sa bévue. C’était terriblement maladroit de ma part.

— Inutile de se voiler la face, lady Sarah. Je suis boiteux, c’est un fait. Et ce n’est certainement pas votre faute.

— Je suis néanmoins désolée.

Une fraction de seconde, il parut hésiter sur la conduite à tenir. Puis il déclara posément :

— Excuses acceptées.

— Je n’aime pas ce mot, cependant. « Boiteux », précisa-t-elle quand il l’interrogea du regard. Cela m’évoque un cheval.

— Vous avez une alternative à proposer ?

— Non. Mais ce n’est pas à moi de résoudre les problèmes du monde. Simplement de les exposer.

Il la fixa d’un air interloqué.

— Je plaisante !

Il se décida alors à sourire.

— Enfin, reprit-elle, je ne plaisante qu’un peu. Je n’ai pas d’autre terme à proposer, et je ne peux probablement pas résoudre les problèmes du monde. Encore que, pour être honnête, personne ne m’ait offert l’occasion d’essayer.

Elle le regarda, les yeux étrécis, comme si elle le mettait au défi de tenter un commentaire.

À sa grande surprise, il s’esclaffa.

— Dites-moi, lady Sarah, qu’avez-vous prévu de faire, ce matin ? Je doute que vous ayez l’intention de rester assise dans le vestibule toute la journée.

— Je me proposais d’aller lire dans la bibliothèque. C’est idiot, je sais, puisque je n’ai fait que lire dans ma chambre ces derniers jours, mais j’aspire à être ailleurs que dans cette pièce. Je crois que je serais capable d’aller lire dans une garde-robe juste pour changer de décor.

— Ce serait un changement de décor intéressant, reconnut-il.

— Sombre, cela dit.

— Et laineux.

Sarah eut beau pincer les lèvres, elle ne put se retenir de rire.

— Laineux ?

— Comme toute garde-robe masculine qui se respecte.

— J’imagine déjà une armée de moutons.

Puis, après une seconde de silence, elle fit la grimace.

— Et ce qu’Harriet pourrait faire d’une telle scène dans une de ses pièces.

Il leva la main pour l’empêcher de poursuivre.

— Changeons de sujet, suggéra-t-il.

Sarah inclina la tête de côté, avant de se rendre compte qu’elle arborait un sourire charmeur. Elle cessa donc de sourire. Ce qui ne l’empêcha pas de se sentir d’humeur inexplicablement charmeuse.

Alors, elle sourit de nouveau. Parce qu’elle aimait sourire, parce qu’elle aimait se sentir d’humeur charmeuse, et surtout, parce que lord Hugh saurait qu’elle ne flirtait pas vraiment avec lui. Il s’agissait juste d’une humeur passagère due au fait d’avoir été enfermée si longtemps dans cette chambre sans voir personne d’autre que ses sœurs et ses cousines.

— Vous vous rendiez donc à la bibliothèque, reprit-il.

— En effet.

— Et vous êtes partie de…

— De la salle du petit déjeuner.

— Vous n’êtes pas allée très loin.

— Non, admit-elle, vous avez raison.

— Vous est-il venu à l’esprit que, peut-être, vous ne devriez pas marcher sur ce pied ? hasarda-t-il.

— Pour dire la vérité, oui.

Il arqua un sourcil.

— Fierté ?

— Trop pour mon propre bien, confirma-t-elle avec une moue contrite.

— Qu’allons-nous faire, à présent ?

Sarah baissa les yeux sur sa cheville traîtresse.

— Je suppose que je vais devoir trouver quelqu’un pour me porter jusque là-bas.

Il y eut un long silence. Quand elle releva la tête, il s’était détourné si bien qu’elle ne vit que son profil. Il se racla la gorge, puis :

— Voulez-vous emprunter ma canne ?

Sarah resta un instant muette de surprise.

— Mais… vous n’en avez pas besoin ?

— Pas pour de courtes distances. Elle m’aide, ajouta-t-il, sans laisser à Sarah le temps de souligner qu’elle ne l’avait jamais vu sans sa canne, mais elle ne m’est pas absolument nécessaire.

Elle fut sur le point d’accepter. Elle tendit même la main vers la canne. Puis elle se ravisa. Lord Hugh était tout à fait le genre d’homme à faire quelque chose de stupide par pure chevalerie.

Elle planta son regard dans le sien.

— Vous pouvez vous en passer, mais cela signifie-t-il que votre jambe vous fera davantage souffrir ensuite ?

Il mit un certain temps à lui répondre.

— Probablement.

— Je vous remercie de ne pas me mentir.

— J’ai failli, admit-il.

Sarah s’autorisa une ombre de sourire.

— Je sais.

— À présent, vous devez la prendre, dit-il en saisissant la canne par le milieu pour présenter le pommeau à Sarah. Mon honnêteté mérite d’être récompensée.

Elle aurait dû refuser son offre. Il voulait peut-être l’aider maintenant, mais il en paierait les conséquences. Sans nécessité aucune.

Une petite voix lui souffla cependant qu’il souffrirait davantage de son refus que de sa jambe plus tard. En fait, il avait besoin de l’aider.

Il avait bien plus besoin de l’aider qu’elle-même n’avait besoin d’aide.

Pendant quelques instants, elle fut incapable de réagir.

— Lady Sarah ?

Elle le regarda. Il la contemplait avec une curieuse expression, et ses yeux… Comment était-il possible que ses yeux lui paraissent plus beaux chaque fois qu’elle le revoyait ?

Il ne souriait pas. À vrai dire, il ne souriait pas très souvent. Pourtant elle vit dans ses yeux une lueur chaleureuse, heureuse, qui n’y était pas ce premier jour à Fensmore.

Et elle fut ébranlée jusqu’au tréfonds lorsqu’elle s’aperçut qu’elle ne voulait plus jamais qu’elle disparaisse.

— Je vous remercie, dit-elle, toutefois, au lieu de s’emparer de la canne, elle tendit la main. Vous m’aidez à me relever ?

Ni l’un ni l’autre ne portait de gants, et la chaleur de sa peau la fit tressaillir. Il referma solidement sa main sur la sienne, tira légèrement, et elle se retrouva sur ses pieds. Sur un pied, plus exactement, dans un équilibre précaire.

— Je vous remercie, répéta-t-elle, un peu essoufflée, et inquiète de l’être.

Sans mot dire, il lui présenta la canne. Sarah referma les doigts sur le pommeau. Il y avait presque quelque chose d’intime à tenir cet objet qui était devenu une extension de son corps.

— Elle est un peu grande pour vous, fit-il remarquer.

— Cela ira, répondit Sarah en esquissant un pas.

— Non, non, il faut vous appuyer davantage dessus. Comme ceci.

Se plaçant derrière elle, il posa sa main sur celle qui tenait la canne.

Sarah cessa de respirer. Il était si près qu’elle sentait son souffle chaud lui chatouiller l’oreille.

— Sarah ? murmura-t-il.

Elle hocha la tête, car il lui fallut un instant pour retrouver l’usage de sa voix.

— Je… je crois que j’ai compris.

Quand il s’écarta, elle fut déconcertée par cette impression de vide et de froid qu’elle ressentit alors.

— Sarah ?

Ce fut au prix d’un effort qu’elle sortit de cette étrange rêverie.

— Désolée, marmonna-t-elle. J’étais ailleurs.

Il eut un grand sourire. Peut-être goguenard, mais amical. Jamais elle ne l’avait vu sourire ainsi.

— Qu’y a-t-il ?

— Je me demandais si vous étiez en train de compter les moutons.

Il lui fallut un moment pour comprendre l’allusion – elle était certaine qu’elle aurait compris instantanément si elle n’avait été aussi troublée. Elle lui retourna son sourire, puis :

— Vous m’avez appelée « Sarah ».

— C’est vrai. Je vous demande pardon. Je n’ai pas réfléchi.

— Ce n’est pas grave, assura-t-elle. Cela me plaît, je crois.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre. Nous sommes amis, à présent, je crois.

— Vous croyez ?

Cette fois, il était bel et bien goguenard.

Elle lui adressa un regard sarcastique.

— Vous n’avez pas pu résister, n’est-ce pas ?

— Non, murmura-t-il, je ne crois pas.

Sarah pinça les lèvres pour ne pas sourire. Sinon, elle perdait la bataille. En même temps, perdre n’apparaissait pas si terrible. Au contraire.

— Allez, dit-il avec une sévérité feinte. Voyons voir si vous atteignez la bibliothèque.

Elle l’atteignit. Ce ne fut ni facile ni indolore, mais elle y parvint.

— Vous vous débrouillez très bien, déclara-t-il.

Ces félicitations firent ridiculement plaisir à Sarah.

— Merci. C’est merveilleux, une telle indépendance. Je trouvais affreux de dépendre de quelqu’un pour me déplacer. Est-ce aussi ce que vous ressentez ? lui demanda-t-elle par-dessus son épaule.

Ses lèvres s’incurvèrent sur un sourire ironique.

— Pas exactement.

— Vraiment ? Parce que… Peu importe.

Sarah faillit s’étrangler. Quelle idiote ! Évidemment que ce n’était pas la même chose pour lui. Elle utiliserait une canne aujourd’hui, et encore quelques jours peut-être. Alors que lui ne pourrait jamais s’en passer.

À partir de cet instant, elle ne se demanda plus pourquoi il souriait si rarement. Elle s’émerveilla même qu’il lui arrive seulement de sourire.