13

Le salon bleu, Whipple Hill, 8 heures du soir

S’agissait de soirées mondaines, Hugh hésitait toujours, ne sachant ce qui était le pire : arriver tôt et s’épuiser à se lever chaque fois qu’une femme entrait, ou arriver tard et être alors le centre de toutes les attentions quand il traversait la pièce en clopinant.

Ce soir-là, toutefois, ce fut sa blessure qui décida à sa place.

Il n’avait pas menti lorsqu’il avait dit à Sarah que sa jambe le ferait probablement souffrir. Il était néanmoins heureux qu’elle se soit servie de sa canne. Avec une absence d’amertume surprenante, il songea que, à défaut de pouvoir la soulever dans ses bras pour lui venir en aide, c’était ce qui s’en approchait le plus. Un peu pathétique, certes, mais un homme devait se contenter des triomphes à sa portée.

Lorsqu’il pénétra dans le grand salon de Whipple Hill, la plupart des invités étaient déjà présents. Environ soixante-dix personnes, estima-t-il. Plus de la moitié de ceux qui constituaient la « caravane » logeaient dans des auberges des environs ; ils participaient aux festivités de la journée, mais repartaient le soir.

Une fois qu’il eut franchi la porte, Hugh ne prétendit pas chercher quelqu’un d’autre que Sarah. Ils avaient passé une grande partie de la journée ensemble, dans la bibliothèque, à lire paisiblement en échangeant quelques mots à l’occasion. Sarah lui ayant demandé de faire, selon ses propres termes, une démonstration de son génie mathématique, il s’était exécuté. Il avait toujours détesté « se produire » sur commande, pourtant Sarah l’avait écouté avec un étonnement et un ravissement si manifestes qu’il n’avait pas réussi à éprouver l’embarras habituel.

Hugh reconnaissait qu’il s’était trompé à son sujet. Si elle avait certes tendance à se montrer théâtrale ou à abuser des déclarations grandiloquentes, elle n’avait rien de la débutante superficielle qu’il avait cru voir en elle. Il découvrait également que l’antipathie initiale de Sarah à son endroit n’était pas dénuée de fondement. Il lui avait bel et bien fait du tort. Sans le vouloir, certes, mais le fait est qu’elle aurait eu droit à sa première saison londonienne sans ce duel avec Daniel.

Il n’allait pas jusqu’à dire qu’il avait gâché l’existence de lady Sarah Pleinsworth, cependant, maintenant qu’il la connaissait mieux, il n’écartait plus l’hypothèse qu’elle aurait pu séduire l’un de ces désormais légendaires « quatorze gentlemen ».

Il ne parvenait toutefois pas à le déplorer.

Lorsqu’il la dénicha – ce fut son rire, à vrai dire, qui le guida –, elle était assise dans un fauteuil au milieu de la pièce, le pied posé sur une petite ottomane. L’une de ses cousines était avec elle. Celle qui avait la peau très pâle – Iris. Sarah et elle semblaient entretenir une curieuse relation, qui n’excluait pas une certaine rivalité. Hugh n’aurait jamais l’audace de prétendre comprendre plus de deux ou trois choses aux femmes, et encore. Il devinait néanmoins qu’il leur arrivait, à toutes deux, d’avoir des conversations à fleurets à peine mouchetés.

Pour l’heure, cependant, elles paraissaient passer un fort bon moment. Il s’approcha donc et s’inclina poliment.

— Bonsoir, lady Sarah. Bonsoir, mademoiselle Smythe-Smith.

Les deux jeunes femmes l’accueillirent avec le sourire, et lui rendirent son salut.

— Voulez-vous vous joindre à nous ? proposa Sarah.

Hugh s’assit dans un fauteuil à sa gauche et étendit la jambe devant lui. D’ordinaire, il s’en abstenait pour ne pas attirer l’attention, toutefois Sarah savait que cette position était plus confortable, et elle n’aurait sans doute eu aucun scrupule à la lui suggérer.

— Comment va votre cheville, ce soir ? s’enquit-il.

— Très bien, répondit-elle, avant de froncer le nez. Non, c’est un mensonge. Je souffre le martyre.

Iris s’esclaffa, et Sarah poussa un soupir.

— C’est vrai. J’ai l’impression que j’ai abusé de mes forces, ce matin.

— Je croyais que tu avais passé la matinée dans la bibliothèque ? s’étonna sa cousine.

— C’est le cas. Mais lord Hugh m’ayant très gentiment prêté sa canne, j’ai marché de la salle du petit déjeuner à la bibliothèque.

Elle considéra son pied en fronçant les sourcils avant de poursuivre :

— Encore qu’après, je n’ai absolument plus rien fait. Je ne comprends pas pourquoi j’ai si mal.

— Ce genre de blessure met du temps à guérir, fit remarquer Hugh. Peut-être est-ce plus grave qu’une simple entorse.

— C’est vrai que ma cheville a fait un bruit horrible quand je me la suis tordue sur le marchepied, admit Sarah avec une grimace. Comme quelque chose qui se déchirerait.

— C’est affreux ! s’exclama Iris. Pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Ce n’est pas bon signe, je le crains, avoua Hugh, alors que Sarah haussait les épaules. Rien de permanent, bien sûr, mais cela indique peut-être que la blessure est plus profonde qu’on ne le pensait à l’origine.

Sarah laissa échapper un profond soupir.

— Je suppose qu’il va me falloir apprendre à donner audience dans mon boudoir telle une reine de France.

— Je vous préviens, dit Iris à Hugh, elle parle sérieusement.

Ce dont il ne doutait pas.

— Ou bien, enchaîna Sarah, une étincelle dans le regard, je pourrais demander qu’on construise une litière pour me transporter.

Hugh ne put retenir un petit rire. C’était le genre de propos qui, une semaine plus tôt, l’aurait exaspéré. Or maintenant qu’il connaissait mieux Sarah, il ne pouvait s’empêcher d’être amusé. Elle avait une manière toute personnelle de mettre les gens à l’aise. C’était un talent, comme il l’avait dit en toute sincérité quelque temps auparavant.

— Devrons-nous t’offrir du raisin dans une coupe d’or ? la taquina Iris.

— Bien sûr, répliqua Sarah, qui afficha une expression hautaine durant deux secondes avant de sourire jusqu’aux oreilles.

Tous trois se mirent à rire si bien qu’aucun d’eux ne remarqua Capucine Smythe-Smith avant qu’elle ne les ait rejoints.

— Sarah, puis-je te dire un mot ? demanda-t-elle d’un ton solennel,

Hugh se leva. Il n’avait encore jamais eu l’occasion de parler à cette Smythe-Smith-là. Elle devait être encore écolière, quoique suffisamment âgée, cependant, pour assister à un dîner familial.

— Bonsoir Capucine, dit Sarah. Connais-tu lord Hugh Prentice ? Lord Hugh, je vous présente Mlle Capucine Smythe-Smith. C’est la sœur d’Iris.

Il avait bien sûr entendu parler de cette famille. Le « bouquet Smythe-Smith », comme quelqu’un les avait un jour surnommées. Capucine, Iris, probablement une Rose et une Marigold. Il espérait sincèrement qu’aucune n’avait été prénommée Crocus.

Capucine le salua d’une brève révérence, mais il ne l’intéressait visiblement pas, car elle tourna aussitôt la tête vers Sarah.

— Comme tu ne peux pas danser ce soir, ma mère a décidé que nous allions jouer, annonça-t-elle sans préambule.

Sarah blêmit. Hugh se rappela soudain cette première soirée à Fensmore, lorsqu’elle avait commencé à évoquer les concerts familiaux. Elle avait été interrompue si bien qu’il n’avait pas su ce qu’elle s’apprêtait à lui dire.

— Iris ne pourra pas se joindre à nous, poursuivit Capucine, sans prêter attention à la réaction de Sarah. Nous n’avons pas de violoncelle, et lady Edith n’a pas été invitée à ce mariage-ci. Non pas que cela aurait fait de différence, ajouta-t-elle avec une moue offensée. Ce n’était vraiment pas gentil de sa part de ne pas nous prêter son violoncelle à Fensmore.

Hugh surprit le regard désespéré que Sarah jeta à Iris. L’expression de celle-ci trahit une compassion mêlée d’horreur.

— Le pianoforte est parfaitement accordé, continua Capucine. Et, évidemment, j’ai apporté mon violon. Nous pourrons donc nous produire en duo.

Il y eut un nouvel échange de regards entre Iris et Sarah. Ce genre de conversation silencieuse était, selon Hugh, intraduisible par quiconque n’appartenait pas au sexe féminin.

— La seule question, reprit Capucine, imperturbable, c’est de savoir quoi jouer. Je propose le quatuor no 1 de Mozart, puisque nous n’avons pas le temps de répéter. Nous l’avons joué un peu plus tôt cette année, expliqua-t-elle à Hugh.

— Mais… fit Sarah d’une voix étranglée.

Capucine n’était pas du genre à tolérer une interruption.

— Je suppose que tu te souviens de ta partie ?

— Non ! Je ne m’en souviens pas. Capucine, je…

— J’ai bien conscience que nous ne serons que deux, mais je ne pense pas que cela changera grand-chose.

— Vraiment ? murmura Iris, l’air catastrophé.

Sa sœur ne lui accorda qu’un bref regard. Néanmoins, dans ce bref regard, elle se débrouilla pour faire passer un remarquable mélange de condescendance et d’agacement.

— Nous devrons simplement nous passer du violoncelle et du second violon, déclara-t-elle.

— C’est toi, le second violon, lui rappela Sarah.

— Pas quand il n’y a qu’une seule violoniste, répliqua Capucine.

— Cela n’a aucun sens, intervint Iris.

Capucine soupira avec force, l’air exaspéré.

— Même si je jouais la seconde partie, comme je l’ai fait au printemps dernier, je serais quand même la seule violoniste.

Elle attendit une confirmation, qui ne vint pas, et poursuivit alors :

— Ce qui, par conséquent, ferait de moi le premier violon.

Hugh lui-même savait que cela ne marchait pas ainsi.

— Tu ne peux pas avoir un second violon s’il n’y en a pas un premier, argua-t-elle avec impatience. C’est numériquement impossible.

Oh non, songea Hugh, elle n’allait pas mêler les nombres à la discussion !

— Je ne peux pas jouer ce soir, Capucine, déclara Sarah en secouant la tête, la mine accablée.

Sa cousine pinça les lèvres.

— Ta mère a dit que tu jouerais.

— Ma mère…

— Ce que lady Sarah veut dire, intervint Hugh d’une voix suave, c’est qu’elle m’a déjà promis sa soirée.

Apparemment, il prenait goût au rôle de héros. Même lorsque la demoiselle en détresse n’avait pas onze ans et n’était pas fascinée par les licornes.

Capucine le regarda comme s’il parlait une autre langue.

— Je ne comprends pas.

S’il se fiait à l’expression de Sarah, elle ne comprenait pas davantage.

— Moi non plus, je ne peux pas danser, expliqua Hugh avec son sourire le plus neutre. Lady Sarah s’est proposée pour me tenir compagnie.

— Mais…

— Je suis certain que lord Winstead a pris les dispositions nécessaires pour assurer l’accompagnement musical de la soirée, continua Hugh.

— Mais…

— Et j’ai si rarement la chance d’avoir quelqu’un pour me tenir compagnie lors de divertissement comme celui-ci.

— Mais…

Bonté divine, cette fille était tenace !

— Je crains de ne pas pouvoir lui permettre de rompre la promesse qu’elle m’a faite.

— Je ne pourrais jamais faire une chose pareille, assura Sarah, endossant enfin son rôle. Une promesse est une promesse, ajouta-t-elle avec un haussement d’épaules impuissant à l’intention de sa cousine.

Lorsqu’elle comprit qu’elle n’aurait pas gain de cause, celle-ci parut se transformer en statue de sel. Puis elle se tourna vers sa sœur.

— Iris…

— Je ne jouerai pas de pianoforte !

— Comment savais-tu ce que j’allais te demander ? rétorqua Capucine, offusquée.

— Tu es ma sœur depuis que tu es née, riposta Iris. Évidemment que je savais ce que tu allais me demander.

— Nous avons toutes dû apprendre à jouer du pianoforte, geignit Capucine.

— Et nous avons toutes arrêté de prendre des leçons lorsque nous avons commencé les instruments à cordes.

— Ce que veut dire Iris, intervint Sarah, après avoir jeté un coup d’œil à Hugh, c’est que son jeu au pianoforte ne pourra jamais être à la hauteur du tien au violon.

Iris émit un bruit qui évoquait étrangement un rire étranglé, puis se reprit aussitôt.

— C’est vrai, Capucine. Et tu le sais très bien. Je nous ridiculiserais, c’est tout.

— Très bien, se résigna Capucine. J’imagine qu’il ne me reste plus qu’à jouer toute seule.

— Non ! s’écrièrent Sarah et Iris en chœur.

Et ce fut bel et bien un cri. Suffisamment d’invités se tournèrent dans leur direction pour que Sarah se sente obligée de plaquer un sourire embarrassé sur ses lèvres et de murmurer :

— Je suis désolée.

— Et pourquoi pas ? insista Capucine. Je serai heureuse de le faire, et il y a assez de solos pour violon entre lesquels choisir.

— C’est très difficile de danser au son d’un seul violon, fit remarquer Iris en toute hâte.

Hugh ignorait si c’était la vérité, mais il n’allait certainement pas mettre cette affirmation en doute.

— Tu as raison, je suppose, reconnut Capucine. Il n’empêche que c’est vraiment dommage. Après tout, il s’agit d’un mariage dans la famille et ç’aurait eu une signification particulière si les musiciens de la famille l’avaient accompagné.

C’était la première remarque généreuse et totalement désintéressée qu’elle faisait, et quand Hugh jeta un coup d’œil à Sarah et à Iris, il vit qu’elles affichaient une expression penaude.

— Il y aura d’autres occasions, assura Sarah, qui n’alla toutefois pas jusqu’à donner des précisions.

— Peut-être demain, murmura Capucine avec un petit soupir.

Ni Sarah ni Iris n’ouvrirent la bouche. Hugh n’était même plus sûr qu’elles respiraient.

On annonça que le dîner était servi, et Capucine les quitta. Alors que Hugh se levait, Sarah dit :

— Vous devriez accompagner Iris. Daniel est censé venir me chercher. J’avoue que je lui en suis reconnaissante. C’est vraiment bizarre de se faire porter par un valet de pied, ajouta-t-elle en fronçant le nez.

Hugh s’apprêtait à proposer d’attendre l’arrivée de Daniel, mais l’homme de la situation, ponctuel comme à son habitude, se présenta sur ces entrefaites. Hugh eut à peine le temps d’offrir son bras à Iris que Daniel soulevait Sarah pour l’emporter dans la salle à manger.

— S’ils n’étaient pas cousins, commenta Iris de ce ton ironique que Hugh commençait à connaître, ce serait très romantique. J’ai dit « s’ils n’étaient pas cousins », se défendit-elle comme Hugh la dévisageait. De toute façon, il est si désespérément amoureux de Mlle Wynter que tout un harem dénudé pourrait tomber du plafond qu’il ne s’en apercevrait pas.

— Oh si, il s’en apercevrait ! objecta Hugh, persuadé qu’Iris essayait de le provoquer. Simplement, il ne ferait rien.

Alors qu’il entrait dans la salle à manger avec, à son bras, une jeune fille qui lui était indifférente, il lui vint à l’esprit que lui non plus ne ferait rien.

Si un harem dénudé tombait du plafond.

Plus tard ce soir-là, après le dîner

— Vous vous rendez compte, j’espère, que vous êtes désormais coincé avec moi toute la soirée, dit Sarah.

Ils étaient assis sur la pelouse, entourés de torches qui parvenaient à réchauffer suffisamment l’atmosphère pour que l’on puisse rester dehors, à condition d’avoir un manteau. Et une couverture.

Ils n’étaient pas les seuls à profiter de cette belle soirée. Une dizaine de chaises et de fauteuils avaient été installés sur l’herbe et la moitié d’entre eux étaient toujours occupés. Sarah et Hugh étaient toutefois les seuls résidents permanents.

— Si jamais vous vous éclipsiez, ne serait-ce qu’un instant, continua Sarah, Capucine viendrait me chercher pour me traîner jusqu’au pianoforte.

— Et ce serait si terrible que cela ?

Sarah le regarda sans ciller, puis déclara :

— Je vais m’assurer que vous receviez une invitation pour notre prochain concert.

— Je m’en réjouis d’avance.

— Vous auriez tort.

— Cette histoire me paraît très mystérieuse, avoua-t-il en se calant confortablement dans son fauteuil. Si je me fie à mon expérience, la plupart des jeunes femmes ne demandent qu’à faire une démonstration de leur talent au pianoforte.

— Nous sommes singulièrement exécrables.

— Vous ne pouvez pas être si mauvaises que cela, s’entêta-t-il. Sinon, vous ne donneriez pas un concert annuel.

— La logique n’a pas sa place ici, répliqua-t-elle, avant de faire la grimace. Ni le bon goût.

Sarah ne voyait pas de raison de lui cacher la vérité. Il la découvrirait bien assez tôt s’il avait la malchance de se trouver à Londres au mauvais moment de l’année.

Il gloussa, et Sarah regarda le ciel. Les désastreux concerts familiaux ne méritaient pas qu’elle leur consacre une seconde de plus. La nuit était bien trop belle pour cela.

— Il y a tant d’étoiles, murmura-t-elle.

— Vous aimez l’astronomie ?

— Pas vraiment. En revanche, j’aime beaucoup contempler les étoiles lorsque la nuit est claire.

— Là, c’est Andromède, dit-il en désignant un groupe d’étoiles dont Sarah trouvait qu’il ressemblait davantage à une fourche tordue qu’à autre chose.

Elle pointa le doigt vers une constellation qui dessinait un W grossier.

— Et celles-ci ?

— C’est Cassiopée.

Elle déplaça l’index vers la gauche.

— Et là ?

— Rien que je reconnaisse, admit-il.

— Vous les avez déjà toutes comptées ?

— Les étoiles ?

— Puisque vous comptez tout, lui rappela-t-elle d’un ton taquin.

— Les étoiles sont en nombre infini. Même moi, je ne peux pas compter aussi loin.

— Bien sûr que si, répliqua Sarah, gagnée par une humeur délicieusement espiègle. Il n’y a pas plus simple. L’infini moins un, l’infini, l’infini plus un.

L’expression de Hugh, lorsqu’il la regarda, montrait qu’il savait qu’elle avait conscience d’être ridicule. Ce qui ne l’empêcha pas de répondre :

— Cela ne marche pas ainsi.

— Cela devrait.

— Ce n’est pas le cas. L’infini plus un, c’est toujours l’infini.

— Eh bien, cela n’a aucun sens !

Sarah soupira d’aise tout en resserrant plus étroitement la couverture autour d’elle. Elle adorait danser mais, franchement, elle n’imaginait pas que l’on puisse choisir de rester dans la salle de bal plutôt que dehors, sur la pelouse, à admirer les cieux.

— Sarah ! Et Hugh ! Quelle délicieuse surprise !

Tous deux échangèrent un regard tandis que Daniel se dirigeait vers eux, sa fiancée toute rieuse dans son sillage. Sarah ne s’était pas encore habituée au changement de condition imminent de Mlle Wynter qui, de gouvernante de ses sœurs, allait devenir comtesse de Winstead, et donc leur cousine à toutes. Ce n’était pas par un esprit de classe déplacé, du moins Sarah l’espérait-elle. Elle aimait Anne, et voir Daniel si heureux en sa compagnie lui faisait plaisir.

La situation était juste très étrange.

— Où est lady Danbury quand nous avons besoin d’elle ? demanda Hugh.

— Lady Danbury ? répéta Sarah sans comprendre.

— Nous sommes sûrement censés dire quelque chose sur le fait que ce n’est pas une surprise du tout.

— Oh, je ne sais pas, répliqua Sarah avec un sourire condescendant. Pour autant que je sache, personne ici n’est mon arrière-petit-neveu.

— Vous avez passé toute la soirée dehors ? demanda Daniel quand Anne et lui les eurent rejoints.

— Mais oui, répondit Hugh.

— Vous n’avez pas froid ? s’enquit Anne.

— Nous sommes bien couverts, répondit Sarah. Et sincèrement, quitte à ne pas danser, je préfère de loin être au grand air.

— Vous faites la paire, ce soir, commenta Daniel.

— C’est le coin des infirmes, ici, déclara Hugh avec ironie.

— Arrêtez de dire cela, le réprimanda Sarah.

— Oh, désolé ! dit-il, avant de s’adresser à Daniel et à Anne. Lady Sarah guérira, bien sûr, et elle ne pourra donc plus être admise dans nos rangs.

Sarah se redressa.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Enfin, si, mais pas tout à fait.

Et comme Daniel et sa fiancée les regardaient d’un air perplexe, elle expliqua :

— C’est la troisième… Non, la quatrième fois qu’il dit cela.

— Le coin des infirmes ? répéta Hugh, l’air amusé.

— Si vous ne cessez pas de le répéter, je jure que je m’en vais, continua Sarah.

Hugh haussa un sourcil.

— Ne venez-vous pas de dire que j’étais coincé avec vous pour le reste de la soirée ?

— Vous ne devriez pas vous traiter d’infirme, répliqua Sarah, consciente de sa véhémence et cependant incapable de la tempérer. C’est un mot terrible.

— Mais pertinent, répliqua-t-il d’un ton détaché.

— Non. Pas du tout.

— Vous allez de nouveau me comparer à un cheval ? demanda-t-il avec un petit rire.

— C’est beaucoup plus intéressant que tout ce qui se passe à l’intérieur, confia Daniel à sa fiancée.

— Non, absolument pas, rétorqua-t-elle. Et cela ne nous regarde en rien.

Elle le tira par le bras, mais Daniel gardait les yeux rivés sur Sarah et Hugh.

— Cela pourrait nous regarder, fit-il observer.

Anne soupira, puis leva les yeux au ciel.

— Mon Dieu, quelle commère !

Elle lui murmura quelque chose que Sarah n’entendit pas et, à contrecœur, Daniel se laissa entraîner.

Sarah les suivit des yeux, un peu déconcertée par le désir manifeste d’Anne de s’en aller. Pensait-elle qu’ils avaient besoin d’intimité ? Étrange.

Elle n’en avait néanmoins pas terminé avec leur conversation, et revint donc à Hugh.

— S’il le faut, je préfère encore que vous vous traitiez de boiteux, déclara-t-elle. En revanche, je vous interdis de vous traiter d’infirme.

Surpris, il eut un mouvement de recul. Mais peut-être était-il aussi amusé.

— Vous me l’interdisez ?

— Parfaitement.

Sarah déglutit avec peine. Ce déferlement d’émotions en elle la mettait mal à l’aise. Pour la première fois de la soirée, ils étaient seuls sur la pelouse. Sachant que Hugh l’entendrait quand même, elle baissa la voix jusqu’au chuchotement.

— Je n’aime toujours pas le mot « boiteux » mais, au moins, cela ne caractérise que votre démarche. Alors qu’infirme, c’est comme si cela définissait votre personne tout entière.

Hugh la contempla longuement. Puis il se leva et franchit la très courte distance entre leurs deux fauteuils. Il s’inclina et, à voix si basse qu’elle douta d’avoir bien entendu, il demanda :

— Lady Sarah Pleinsworth, voulez-vous m’accorder cette danse ?

 

 

Hugh ne s’attendait pas au regard que Sarah lui adressa. Elle entrouvrit les lèvres et, à cet instant, il aurait juré que le soleil s’était levé et posé sur son sourire.

Il s’inclina davantage pour murmurer :

— Si je ne suis pas, comme vous le prétendez, un infirme, je dois donc être capable de danser.

— Êtes-vous sûr ? souffla-t-elle.

— Je ne pourrai pas le savoir tant que je n’aurai pas essayé.

— Je ne serai pas très gracieuse, dit-elle d’un air contrit.

— Raison pour laquelle vous êtes la cavalière parfaite.

Elle leva la main et la glissa dans la sienne.

— Lord Hugh Prentice, ce serait un honneur de danser avec vous.

Avec précaution, elle s’avança jusqu’au bord du fauteuil, et il l’aida à se mettre sur ses pieds. Ou plutôt, sur un pied. C’était presque comique. Lui se penchait vers le fauteuil, elle s’inclinait vers lui, et tous deux ne pouvaient s’empêcher de rire.

Lorsqu’ils se furent redressés et eurent trouvé un équilibre relatif, Hugh prêta l’oreille à la musique apportée par la brise nocturne. L’orchestre jouait un quadrille.

— Il me semble entendre une valse, dit-il.

Sarah rejeta la tête en arrière, manifestement prête à le corriger. Il l’en empêcha en posant l’index sur sa bouche.

— Il faut que ce soit une valse, déclara-t-il.

Elle comprit, visiblement. Jamais ils ne pourraient danser un quadrille ou un menuet. Même une valse allait exiger des innovations considérables.

Hugh attrapa sa canne, qu’il avait laissée contre son fauteuil.

— Si je pose la main sur la pomme, dit-il en joignant le geste à la parole, et que vous posez la vôtre sur la mienne…

Sarah suivit ses instructions, et il plaça son autre main au creux de ses reins. Les yeux rivés aux siens, elle glissa la main jusqu’à son épaule.

— Comme ceci ? murmura-t-elle.

— Oui, comme ceci.

Jamais il n’y eut valse plus étrange ni plus pataude. Au lieu que leurs mains jointes forment un arc élégant devant eux, elles pesaient sur la canne. Pas trop lourdement, néanmoins. C’était inutile tant qu’ils s’appuyaient l’un sur l’autre. Hugh fredonnait une mélodie à trois temps et déplaçait sa canne lorsque le moment était venu de pivoter.

Il y avait près de quatre ans qu’il n’avait pas dansé, qu’il n’avait pas senti son corps bouger au rythme d’une musique, qu’il n’avait pas savouré la chaleur d’une main de femme dans la sienne. Mais ce soir… C’était une expérience magique, presque spirituelle, et il savait qu’il ne remercierait jamais assez Sarah de lui offrir cet instant. Grâce à elle, il avait retrouvé une partie de son âme.

— Vous êtes très gracieux, commenta-t-elle en levant vers lui un visage au sourire énigmatique.

C’était le sourire dont elle usait à Londres, il en était certain. Lorsqu’elle dansait dans un bal et qu’elle regardait son cavalier pour lui adresser un compliment, c’était ainsi qu’elle souriait. Hugh eut l’impression délicieuse d’être quasiment normal.

Jamais il n’aurait pensé qu’un simple sourire pourrait lui faire éprouver une telle reconnaissance.

Il se pencha vers elle et fit mine de lui révéler un secret.

— Cela fait des années que je m’entraîne.

— Vraiment ?

— Je vous assure. Tentons-nous de tourner ?

— Oh oui, tentons !

Ensemble, ils levèrent la canne, la déplacèrent doucement vers la droite, puis en pressèrent la pointe dans l’herbe.

— J’attendais le bon moment pour dévoiler mon talent au monde entier, reprit-il.

Sarah haussa les sourcils.

— Le bon moment ?

— La bonne cavalière, corrigea-t-il.

— Je savais qu’il y avait une raison à ma chute.

Elle rit et, une étincelle malicieuse dans le regard, ajouta :

— Vous n’allez pas répliquer qu’il y avait une raison pour que vous ne me rattrapiez pas ?

Sur ce sujet, hélas, il était incapable de plaisanter.

— Non. Jamais.

Elle avait baissé les yeux, mais il devina qu’elle esquissait un sourire ravi.

— Vous avez néanmoins amorti ma chute, dit-elle après quelques instants.

— Apparemment, je suis bon à quelque chose, riposta-t-il, heureux de revenir à un échange plus badin.

— Oh, je n’en crois rien, milord ! Je vous soupçonne d’être bon à beaucoup de choses.

— Venez-vous de me donner du « milord » ?

Cette fois, quand elle sourit, il l’entendit dans son souffle, juste avant qu’elle ne réponde :

— J’en ai l’impression, oui.

— Je ne vois pas ce que j’ai bien pu faire pour mériter un tel honneur.

— La question n’est pas ce que vous avez fait pour le mériter, mais ce que je pense, moi, que vous avez fait pour le mériter.

Hugh s’arrêta un instant de danser.

— Voilà qui explique peut-être pourquoi je ne comprends pas les femmes.

— C’est l’une des raisons parmi de nombreuses, j’en suis sûre, s’esclaffa-t-elle.

— Vous me blessez.

— Au contraire. Je ne connais pas d’homme qui souhaite sincèrement comprendre les femmes. De quoi auriez-vous à vous plaindre si vous y parveniez ?

— De Napoléon ? suggéra-t-il.

— Il est mort.

— Du temps ?

— C’est déjà le cas. Non que vous puissiez trouver à vous plaindre, ce soir.

— C’est vrai, acquiesça-t-il en levant les yeux vers le ciel. La nuit est exceptionnellement belle.

— Oui, murmura-t-elle. Très belle.

Hugh aurait dû s’estimer satisfait, mais il devenait insatiable. Ne voulant pas que la danse se termine, il accentua la pression de sa main au creux des reins de Sarah.

— Vous ne m’avez toujours pas dit ce que vous pensiez que j’avais fait pour mériter l’honneur d’être appelé « milord ».

Elle lui décocha un regard effronté.

— Si j’étais parfaitement honnête, je pourrais admettre que cela m’est venu comme cela. À cause du côté charmeur, je suppose.

— Vous m’accablez.

— Ah, mais je ne vais pas être parfaitement honnête ! Je vais vous recommander de vous interroger plutôt sur la raison pour laquelle je me sens d’humeur charmeuse.

— Je souscris à cette recommandation.

Comme elle se contentait de fredonner, Hugh fut contraint de poursuivre :

— Vous allez m’obliger à poser la question, n’est-ce pas ?

— Seulement si vous le souhaitez.

Il plongea son regard dans le sien.

— Je le souhaite.

— Très bien, je me sentais d’humeur charmeuse parce que…

— Un instant, l’interrompit-il en manière de riposte. Le moment est de nouveau venu de tourner.

Ils exécutèrent la figure à la perfection – c’est-à-dire qu’ils ne s’affalèrent pas sur le sol.

— Vous disiez ?

Elle le regarda avec une feinte sévérité.

— Je devrais prétendre que j’ai perdu le fil de mes pensées.

— Mais vous n’en ferez rien.

— Oh, fit-elle avec une petite grimace désolée, je crois que j’ai oublié !

— Sarah !

— Comment vous débrouillez-vous pour que mon prénom sonne comme une menace ?

— La question n’est pas que votre prénom sonne comme une menace, répliqua-t-il avec suavité. Ce qui importe, c’est que vous pensiez qu’il sonne comme une menace.

Elle ouvrit de grands yeux, puis éclata de rire.

— Vous avez gagné, déclara-t-elle.

Hugh fut persuadé qu’elle aurait levé les mains en signe de défaite s’ils n’avaient dépendu l’un de l’autre pour conserver leur équilibre.

— J’en ai bien l’impression, murmura-t-il.

Jamais il n’y eut valse plus étrange ni plus pataude, et ce fut le moment le plus parfait de son existence.