— Tu comptes lire toute la nuit ?
Les yeux de Sarah, qui glissaient le long des pages de son roman avec un abandon tout à fait plaisant, s’arrêtèrent sur le mot forsythia.
— Comment une telle question concernant l’activité humaine peut-elle seulement exister ? répliqua-t-elle, considérablement énervée. Évidemment que je ne vais pas lire toute la nuit. Y a-t-il jamais eu un être humain qui ait lu toute la nuit ?
Elle se mordit aussitôt la langue parce que c’était Harriet qui était couchée à côté d’elle, et que si quelqu’un était capable de répondre : « Probablement », c’était bien elle.
Ce qu’elle fit, du reste.
— Eh bien, non, je ne vais pas lire toute la nuit, marmonna Sarah.
Elle l’avait déjà dit, mais dans une dispute entre sœurs, il était important d’avoir le dernier mot, quitte à se répéter.
Harriet se tourna sur le côté et aplatit l’oreiller sous sa tête pour mieux la voir.
— Qu’est-ce que tu lis ?
Ravalant un soupir, Sarah referma son livre en y glissant l’index pour ne pas perdre sa page. La situation n’avait rien d’inhabituel. Lorsque Sarah ne trouvait pas le sommeil, elle lisait des romans. Lorsque Harriet ne trouvait pas le sommeil, elle harcelait Sarah.
— Mlle Butterworth et le baron fou.
— Tu ne l’as pas déjà lu ?
— Si, mais j’ai beaucoup de plaisir à le relire. Ç’a beau être un roman idiot, il me plaît.
Elle rouvrit son livre, fixa les yeux sur forsythia et se prépara à poursuivre sa lecture.
— Tu as vu lord Hugh au dîner ?
Sarah replaça l’index dans le livre.
— Oui, bien sûr. Pourquoi ?
— Aucune raison particulière. Je l’ai trouvé très séduisant.
Harriet avait dîné avec les adultes ce soir-là, au grand dépit d’Elizabeth et de Frances.
Le mariage aurait lieu dans trois jours, et il régnait à Whipple Hill une activité fébrile. Marcus et Honoria – désormais lord et lady Chatteris, comme avait tendance à l’oublier Sarah – étaient arrivés de Fensmore, rougissants, rieurs et l’air prodigieusement heureux. De quoi donner des haut-le-cœur à Sarah, sauf qu’elle-même passait des heures plutôt agréables à rire et à plaisanter avec lord Hugh.
C’était vraiment étrange, mais le premier visage auquel elle pensait en s’éveillant le matin était le sien. Elle espérait le retrouver au petit déjeuner, et il était toujours là, une assiette presque pleine devant lui comme pour indiquer qu’il venait juste d’arriver.
Chaque matin, tous deux s’attardaient dans la salle du petit déjeuner sous prétexte qu’ils ne pouvaient prendre part aux nombreuses activités organisées pour la journée. En vérité, la cheville de Sarah allait bien mieux, et même si marcher jusqu’au village était encore exclu, rien ne lui interdisait de jouer aux boules sur la pelouse.
Ils s’attardaient, et Sarah feignait de siroter son thé. Parce que si elle l’avait vraiment bu, elle aurait été obligée de couper court à la conversation. Elle préférait ne pas s’appesantir sur le fait que mettre fin à une conversation au bout d’une heure ou deux n’était pas vraiment y couper court.
Ils s’attardaient, et la plupart des gens ne semblaient pas s’en apercevoir. Les invités allaient et venaient, remplissaient leur assiette au buffet, buvaient leur thé ou leur café, et repartaient. Parfois, ils se joignaient à leur conversation, parfois pas.
Enfin, lorsqu’il devenait plus qu’évident que les servantes attendaient pour desservir, Sarah se levait et, l’air de rien, faisait allusion à l’endroit où elle comptait passer l’après-midi pour lire.
Hugh ne disait jamais qu’il avait l’intention de l’y rejoindre, mais il n’y manquait pas.
Ils étaient devenus amis et si, parfois, elle se surprenait à observer la bouche de Hugh en songeant que tout le monde devait un jour avoir un premier baiser, et que ce serait charmant si c’était avec lui… elle gardait, bien sûr, ce genre de pensée pour elle.
Elle était cependant à court de romans. Si la bibliothèque de Whipple Hill était bien garnie, elle manquait, hélas, cruellement d’ouvrages du genre de ceux qu’elle aimait lire. Par le plus grand des hasards, Mlle Butterworth et le baron fou avait été rangé entre La Divine Comédie et La Mégère apprivoisée.
Elle baissa les yeux sur son livre. Mlle Butterworth n’avait pas encore rencontré son baron, et Sarah avait hâte que l’action se poursuive.
Forsythia… forsythia…
— Tu l’as trouvé séduisant ?
Sarah laissa échapper un soupir agacé.
— Tu as trouvé que lord Hugh était séduisant ? insista Harriet.
— Je ne sais pas, il était comme d’habitude.
La première partie était un mensonge – elle l’avait trouvé irrésistiblement séduisant. La seconde était vraie, et c’était certainement la raison pour laquelle elle le trouvait séduisant au premier chef.
— Je crois que Frances est tombée amoureuse de lui, déclara Harriet.
— Probablement.
— Il est très gentil avec elle.
— En effet.
— Il lui a appris à jouer au piquet cet après-midi.
Ce devait être lorsque Sarah assistait au dernier essayage de la robe d’Anne. Sinon, elle ne voyait pas à quel autre moment Hugh en aurait eu le temps.
— Il ne l’a pas laissée gagner. Elle s’y attendait sans doute, mais je crois que ça lui a plu.
Sarah poussa un long soupir résigné.
— Harriet, où veux-tu en venir ?
Sa sœur afficha un air étonné.
— Je ne sais pas. Je bavardais, c’est tout.
— À… quelle heure, déjà ? répliqua Sarah après avoir vainement cherché une pendule des yeux.
Harriet demeura silencieuse pendant une minute entière. Sarah réussit à aller de forsythia à pigeons avant que sa sœur murmure :
— Je crois qu’il t’aime bien.
— De qui parles-tu ?
— De lord Hugh. Je pense qu’il a un faible pour toi.
— Il n’a pas de faible pour moi, riposta Sarah.
Et elle ne mentait pas. Ou, plus exactement, elle espérait qu’elle mentait. Parce qu’elle savait qu’elle était en train de tomber amoureuse de lui et que si ce sentiment n’était pas partagé, elle ignorait comment elle le supporterait.
— À mon avis, tu te trompes, s’entêta Harriet.
Sarah revint résolument aux pigeons de Mlle Butterworth.
— Tu as un faible pour lui ?
C’en fut trop. Il était hors de question qu’elle débatte de ce sujet avec sa sœur. C’était trop nouveau, trop intime, et chaque fois qu’elle y pensait, un vertige la saisissait.
— Harriet, je refuse d’avoir cette conversation maintenant.
— Demain, alors ? hasarda Harriet après un instant de silence.
— Harriet !
— Bon, très bien, je ne dirai plus un mot.
Elle se retourna dans le lit avec un saut de carpe, entraînant avec elle la moitié de la couverture.
Sarah laissa échapper le grommellement exaspéré attendu, tira avec force la couverture à elle et se replongea dans son livre.
Elle fut cependant incapable de se concentrer.
Ses yeux restèrent fixés sur la page 33 durant ce qui lui parut des heures. Harriet avait fini par cesser de s’agiter, et son souffle régulier se transformait peu à peu en légers et paisibles ronflements.
Sarah songeait à Hugh. Que faisait-il à cet instant ? Avait-il des difficultés à s’endormir ? Sa jambe lui faisait-elle très mal lorsqu’il allait se coucher, et souffrait-il toujours le lendemain matin ? Arrivait-il que la douleur le réveille au cours de la nuit ?
Elle ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la manière dont il avait acquis ses talents en mathématiques. Un jour, après qu’elle l’avait supplié de multiplier des nombres ridiculement élevés, il lui avait expliqué qu’il les voyait dans sa tête. Sauf qu’il ne les voyait pas vraiment, mais que ceux-ci s’agençaient jusqu’à ce que la réponse lui apparaisse. Sarah n’avait même pas tenté de faire semblant de comprendre. Elle avait néanmoins continué à lui poser des questions, parce qu’il était adorable lorsqu’il était frustré.
Hugh souriait lorsqu’il était avec elle, alors qu’elle avait l’impression qu’il ne souriait pas beaucoup auparavant.
Était-il possible de tomber amoureuse en si peu de temps ? Honoria avait connu Marcus toute sa vie avant de s’éprendre de lui. Daniel, lui, prétendait avoir éprouvé un coup de foudre pour Mlle Wynter. D’une certaine manière, cela paraissait presque plus logique que l’évolution des sentiments de Sarah.
Sans doute aurait-elle pu rester dans son lit toute la nuit, en proie au doute. Elle était toutefois si agitée qu’elle finit par se lever, s’approcher de la fenêtre et écarter le rideau. La lune n’était pas tout à fait pleine, et l’herbe étincelait d’un éclat argenté.
La rosée, peut-être, se dit-elle, avant de s’apercevoir qu’elle avait déjà enfilé ses mules. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû, pourtant elle quitta sa chambre et traversa la maison silencieuse.
Ce n’était même pas le clair de lune qui l’attirait à l’extérieur, mais la brise. Bien que les feuilles soient depuis longtemps tombées, les minuscules extrémités des branches se balançaient avec un doux chuchotement. Inspirer un peu d’air frais, c’était tout ce dont elle avait besoin. Et sentir le vent dans ses cheveux. Cela faisait des années qu’elle n’était plus autorisée à les laisser libres hors de sa chambre, et elle avait simplement envie de sortir et…
Et d’être.
Hugh avait toujours eu du mal à s’endormir. Lorsqu’il était enfant, c’était parce qu’il écoutait. Il ignorait pourquoi la nursery de Ramsgate n’était pas à l’écart, comme dans toutes les maisons qu’il connaissait. Cela signifiait que de temps à autre, et jamais lorsqu’ils s’y attendaient (faux, ils s’y attendaient toujours), Freddie et lui entendaient leur mère crier.
La première fois, Hugh avait voulu bondir hors de son lit. Il avait été aussitôt retenu par Freddie, de cinq ans son aîné.
— Mais maman…
Freddie secoua la tête.
— Et papa…
Car Hugh avait entendu également la voix de son père. Il semblait en colère. Et ensuite, il avait ri.
Freddie secoua de nouveau la tête, et ce que Hugh lut dans son regard fut suffisant pour qu’il se rallonge et se bouche les oreilles.
Il ne ferma pas pour autant les yeux. Si on le lui avait demandé le lendemain, il aurait juré qu’il n’avait même pas cillé. Il avait six ans, et il jurait encore un tas de choses impossibles.
Lorsqu’il vit sa mère ce soir-là, avant le dîner, elle ne laissa rien paraître d’inhabituel. Il avait vraiment cru qu’on lui faisait du mal, pourtant elle n’avait aucune contusion, et ne semblait pas malade.
Hugh s’apprêtait à l’interroger lorsque Freddie lui avait écrasé le pied. Son frère ne faisant jamais ce genre de chose sans raison, Hugh s’était tu.
Au cours des mois suivants, il avait observé leurs parents avec attention. Il s’était alors aperçu qu’ils n’étaient que très rarement dans la même pièce. S’ils dînaient ensemble dans la salle à manger, Hugh l’ignorerait à jamais. Les enfants prenaient leur repas dans la nursery.
Lorsqu’il lui arrivait de les voir ensemble, il était très difficile de deviner quels étaient leurs sentiments réciproques. D’ailleurs, ils ne se parlaient pas. Des mois s’étaient écoulés, et Hugh en était presque venu à imaginer que tout allait bien.
Et puis, cela avait recommencé. Il avait compris que tout n’allait pas bien, et qu’il n’y pouvait strictement rien.
Hugh avait dix ans lorsque sa mère mourut des suites d’une fièvre due à une morsure de chien – une petite morsure, qui s’était, hélas, envenimée très vite. Hugh l’avait pleurée autant qu’on peut pleurer un être que l’on voit vingt minutes chaque soir. Il avait fini par cesser de tendre l’oreille le soir lorsqu’il s’efforçait de s’endormir.
Mais à ce moment-là, cela n’avait plus d’importance. Car s’il ne parvenait plus à s’endormir, c’était parce qu’il réfléchissait. Alors qu’il était étendu dans son lit, son cerveau bouillonnait, cabriolait, s’enflammait et refusait de se calmer. Lorsque Freddie lui avait conseillé d’imaginer son esprit comme une page blanche, il n’avait pu s’empêcher de rire, car s’il était une chose que son esprit ne pourrait jamais imaginer, c’était bien une page blanche. Hugh voyait des nombres et des séquences toute la journée, que ce soit dans les pétales d’une fleur ou dans la cadence des sabots d’un cheval martelant le sol. Certaines de ces séquences retenaient aussitôt son attention ; les autres patientaient dans un recoin de son cerveau jusqu’à ce qu’il soit couché. C’est alors qu’elles revenaient subrepticement et que, soudain, tout s’additionnait, se soustrayait et se réarrangeait. Freddie croyait-il vraiment qu’il pouvait dormir dans ces conditions ?
En vérité, Freddie ne le crut pas longtemps. Lorsque Hugh lui eut raconté ce qui se passait dans sa tête lorsqu’il essayait de s’endormir, il ne fit plus jamais allusion à la page blanche.
À présent, il y avait de nombreuses raisons pour que le sommeil se refuse à lui. Quelquefois, c’était sa jambe, avec cette crispation taraudante du muscle. D’autres fois, c’était son caractère soupçonneux, qui l’obligeait à avoir – métaphoriquement parlant – son père à l’œil. Hugh ne ferait jamais entièrement confiance à cet homme quand bien même, dans la bataille qui les opposait, c’était lui qui menait le jeu désormais. Et parfois, il retrouvait sa vieille obsession – son esprit bourdonnait de nombres et de séquences, et refusait de se mettre au repos.
Hugh avait néanmoins une nouvelle hypothèse : s’il ne pouvait dormir, c’était simplement parce qu’il s’était habitué à cette lutte perdue d’avance. D’une manière ou d’une autre, il avait entraîné son corps à considérer comme normal de rester allongé pendant des heures avant d’abandonner la lutte et de se reposer. Car souvent aucune raison n’expliquait son insomnie. Sa jambe pouvait être quasiment indolore, il oubliait presque l’existence de son père, et pourtant, le sommeil ne venait pas.
Ces derniers temps, toutefois, c’était différent.
S’endormir était toujours aussi difficile. Quant à la raison…
C’était là la différence.
Depuis qu’il avait été blessé, il avait eu envie d’une femme plus souvent qu’à son tour. Hormis cette maudite cuisse gauche, son corps était en parfait état de marche. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce désir charnel, ce qui ne le rendait pas moins inconfortable.
Désormais, cependant, cette femme avait un visage et un nom. Et même s’il se conduisait tout à fait convenablement dans la journée, la nuit, lorsqu’il était allongé dans son lit, son souffle se faisait haletant et son corps était en feu. Pour la première fois de sa vie, il regrettait les nombres et les séquences qui harcelaient d’ordinaire son cerveau. Au lieu de cela, il se remémorait ce moment, quelques jours plus tôt, où Sarah avait trébuché sur le tapis de la bibliothèque, et où il l’avait rattrapée. L’espace d’un instant inoubliable, ses doigts avaient frôlé le côté d’un sein. Elle portait une robe en velours et Dieu sait quoi d’autre en dessous, mais il avait senti la courbe dudit sein, en avait éprouvé la douceur soyeuse. Cela avait suffi pour que son désir grandissant s’exacerbe.
Il ne fut pas particulièrement étonné lorsque, ayant roulé sur le côté pour consulter sa montre, il découvrit qu’il était 3 h 30. Il avait tenté de lire, ce qui l’apaisait parfois. Quoique pas cette fois. Il avait ensuite passé un moment à résoudre des équations particulièrement ardues, sans résultat non plus. Finalement, abandonnant la partie, il se leva et s’approcha de la fenêtre. À défaut de dormir, il pouvait au moins regarder autre chose que l’intérieur de ses paupières.
C’est alors qu’il la vit.
Il fut stupéfait, et pourtant pas surpris du tout. Sarah Pleinsworth hantait ses rêves depuis plus d’une semaine ; rien d’étonnant qu’il l’aperçoive sur la pelouse, au milieu de la nuit, la seule fois où il regardait par la fenêtre. Il voyait là une espèce de logique insensée.
Puis il cligna des yeux pour sortir de sa stupeur. Que pouvait-elle bien faire dehors ? Il était 3 h 30 du matin, que diable, et s’il pouvait la voir depuis sa fenêtre, au moins deux douzaines de personnes le pouvaient aussi. Tout en lâchant une bordée de jurons qui aurait rendu fier n’importe quel marin, il se précipita vers la penderie et en sortit un pantalon.
Oui, il pouvait se précipiter lorsque la situation l’exigeait. Ce n’était pas gracieux, loin de là, et il s’en ressentirait plus tard, mais il y parvenait. Peu après, plus ou moins vêtu (et ce qui l’était « moins » était couvert par son manteau), il empruntait les couloirs de Whipple Hill aussi rapidement que possible sans risquer de réveiller toute la maison.
Il s’arrêta brièvement sur le seuil de la porte de service, la cuisse presque paralysée par des spasmes. Il savait que s’il ne la détendait pas quelques instants, sa jambe allait se dérober sous lui. Il en profita pour balayer la pelouse du regard, à la recherche de Sarah. Elle portait un manteau, mais celui-ci ne recouvrait pas complètement sa chemise de nuit blanche, si bien qu’elle devrait être facile à repérer…
Elle était assise dans l’herbe, tellement immobile qu’on aurait pu la prendre pour une statue. Les bras enroulés autour de ses genoux pliés, elle fixait le ciel nocturne avec une expression sereine qui lui aurait coupé le souffle s’il n’avait été chamboulé par un mélange de peur, de colère et, à présent, de soulagement.
Il s’avança à pas lents. Il ménageait sa jambe, maintenant que la précipitation n’était plus nécessaire. Sarah devait être perdue dans ses pensées car elle ne parut pas l’entendre. Il n’était plus qu’à une dizaine de pas d’elle quand, étouffant un cri, elle se retourna.
— Hugh ?
Sans répondre, il continua d’avancer vers elle.
— Que faites-vous là ? demanda-t-elle en se relevant.
— Je pourrais vous poser la même question, aboya-t-il.
Sa colère était si évidente qu’elle eut un mouvement de recul.
— Je ne pouvais pas dormir, alors je…
— Alors vous avez pensé que vous pouviez vagabonder dehors à plus de 3 heures du matin ?
— Je sais que cela semble stupide…
— Stupide ? répéta Hugh. Stupide ? Vous vous moquez de moi ?
— Hugh…
Elle posa la main sur son bras, mais il l’écarta d’un geste.
— Et si je ne vous avais pas vue ? Si c’était quelqu’un d’autre qui vous avait aperçue ?
— Je serais rentrée, dit-elle avec, dans le regard, une telle perplexité qu’il ne put se retenir de tressaillir.
Elle ne pouvait pas être naïve à ce point. Lui qui, certains jours, pouvait à peine marcher, il avait traversé cette maison labyrinthique en courant, hanté par le souvenir des cris de sa mère.
— Vous croyez que tous les habitants de cette planète ont votre intérêt à cœur ? lui demanda-t-il.
— Non. En revanche, je pense qu’ici, c’est le cas, et…
— Sarah, il existe des hommes qui font du mal aux autres. Des hommes qui agressent les femmes !
Elle garda le silence. Hugh, lui, tentait de toutes ses forces de repousser ce souvenir.
— J’ai regardé par la fenêtre de ma chambre, reprit-il d’une voix étranglée, et vous étiez là, au beau milieu de la nuit, à déambuler sur l’herbe telle une espèce de spectre érotique.
Elle écarquilla les yeux, peut-être d’inquiétude, mais il était trop bouleversé pour le remarquer.
— Et si ça n’avait pas été moi ? continua-t-il en lui agrippant les bras avec force. Si quelqu’un d’autre vous avait vue, si quelqu’un d’autre était descendu avec des intentions différentes…
Son père n’avait jamais été du genre à demander aux femmes leur consentement.
— Hugh, souffla Sarah.
Elle regardait sa bouche. Bonté divine, elle regardait sa bouche, et c’était comme si son corps prenait feu.
— Et si… Et si…
Sa langue lui paraissait pâteuse, son souffle se faisait court, et il n’était même plus certain de savoir ce qu’il disait.
C’est alors qu’elle se mordit la lèvre inférieure, et il crut en sentir la douce morsure sur ses propres lèvres.
Il l’enlaça, et sa bouche s’empara de la sienne sans délicatesse ni douceur, mais avec une passion brute. Il glissa l’une de ses mains dans sa chevelure. L’autre descendit le long de son dos, épousa la courbe voluptueuse de ses fesses, et il l’attira plus étroitement contre lui.
— Sarah… gémit-il.
Elle aussi le touchait à présent.
Les mains nouées sur sa nuque, elle maintenait son visage contre le sien. Ses lèvres entrouvertes laissaient échapper des petits bruits qui le traversaient comme autant d’éclairs.
Sans interrompre un instant leur baiser, il se débarrassa de son manteau qu’il laissa tomber sur le sol. Tous deux s’agenouillèrent, puis s’allongèrent, lui sur elle, tandis qu’il continuait de l’embrasser avec fougue. Il avait l’impression que cet instant se prolongerait indéfiniment si ses lèvres ne quittaient pas celles de Sarah. Sa chemise de nuit était en coton blanc, faite pour un sommeil chaste et non pour la séduction, pourtant elle dévoilait largement sa gorge. Hugh en effleura la peau laiteuse de ses lèvres, se demandant s’il pourrait approcher de ses seins sans prendre la bordure de son décolleté entre ses dents pour la déchirer.
Quand Sarah déplaça les hanches, il chuchota son prénom d’une voix rauque tout en s’insinuant entre ses jambes. Son sexe gonflé tendait son pantalon. Il ignorait si elle savait ce que cela signifiait, mais n’était pas en état de poser de questions. Il s’arqua contre elle, parfaitement conscient que même à travers leurs vêtements elle sentirait cette pression contre sa chair intime.
Elle laissa échapper un petit cri étouffé, enfouit fébrilement les mains dans ses cheveux avant de les laisser courir le long de son dos, puis sous sa chemise.
— Hugh, souffla-t-elle. Hugh…
Avec un héroïsme qu’il ignorait posséder, il s’écarta, juste assez pour pouvoir la regarder dans les yeux.
— Je ne veux pas… je ne…
Seigneur, il avait du mal à articuler un mot. Son cœur battait à tout rompre, son corps était en feu, et il n’était plus certain de respirer encore.
— Sarah, reprit-il, je ne vous prendrai pas. Pas maintenant, je vous le promets. Mais il faut que je sache…
Il n’avait pas eu l’intention de l’embrasser de nouveau. Cependant, quand elle rejeta la tête en arrière pour le regarder, il devint comme possédé. De la pointe de la langue, il taquina le creux à la base de son cou. Ce fut la bouche tout contre sa gorge qu’il parvint enfin à murmurer :
— Il faut que je sache. Voulez-vous que cela arrive ?
De nouveau, il s’arracha à elle. Elle le regardait avec perplexité. Son désir était évident, pourtant Hugh avait besoin de le lui entendre dire.
— Voulez-vous que cela arrive ? répéta-t-il d’une voix enrouée. Me voulez-vous ?
Elle hocha la tête, puis chuchota :
— Oui.
Hugh expira avec force. L’immensité de son offrande le frappa de plein fouet. Elle s’offrait à lui… et elle lui faisait confiance. Il lui avait dit qu’il ne lui prendrait pas sa vertu, et il respecterait sa promesse, du moins cette nuit. Mais il la désirait comme il n’avait jamais rien désiré de sa vie, et il n’était pas suffisamment gentleman pour la renvoyer dans sa chambre sur-le-champ.
Il attrapa le bas de sa chemise de nuit, et elle tressaillit quand il fit courir ses doigts sur sa cuisse. Jamais personne ne l’avait touchée à cet endroit. Cette partie de son corps appartenait à Hugh, à présent.
— Vous aimez ? demanda-t-il en accentuant la pression de sa main.
Elle hocha la tête.
Il monta un peu plus haut et, du pouce, caressa la peau tendre à l’intérieur de sa cuisse.
— Et cela ?
— Oui…
Ce fut à peine un son, mais il l’entendit.
— Et si je fais ceci ?
Il referma son autre main sur l’un de ses seins.
— Oh mon Dieu !… Hugh !
Il l’embrassa lentement, profondément.
— C’était un « oui » ?
— Oui…
— Je veux vous voir, chuchota-t-il contre son oreille. Je veux vous voir tout entière, et je sais que ce ne sera pas ce soir. Mais je veux voir un peu de vous. Vous comprenez ? Vous me faites confiance ?
Elle attendit que leurs regards se croisent pour répondre :
— Je vous confierais ma vie.
L’espace d’un instant, il fut incapable de bouger. Les mots de Sarah pénétrèrent en lui, lui empoignèrent le cœur et le serrèrent. Puis ils descendirent plus bas. Hugh avait cru désirer Sarah, mais ce n’était rien comparé à la passion sauvage qui déferla en lui avec ces cinq mots prononcés d’une voix douce.
« Elle est à moi, songea-t-il. À moi. »
De ses doigts qui tremblaient, il dénoua le ruban qui fermait l’encolure de sa chemise de nuit. Quelle personne insensée avait eu l’idée d’ajouter un tel ornement à un vêtement qui n’était pas voué à la séduction ?
Avec l’impression d’ouvrir un cadeau, il tira légèrement sur le ruban. Puis il repoussa délicatement l’étoffe, dévoilant un sein parfait. Si l’encolure n’était pas assez desserrée pour révéler les deux, il y avait cependant quelque chose d’immensément érotique à n’en voir qu’un.
Hugh s’humecta les lèvres, puis plongea son regard dans celui de Sarah. Sans un mot, sans quitter un instant son visage des yeux, il effleura la pointe de son sein de la paume.
Il n’eut pas besoin de lui demander si elle aimait. Elle inclina la tête en murmurant son prénom.
« À moi », se dit-il de nouveau. C’était la chose la plus incroyable du monde. Jusqu’à une date récente, il supposait – non, il savait – qu’il ne trouverait jamais de femme qu’il pourrait considérer comme sienne.
Doucement, il lui embrassa les lèvres, puis le nez, puis les paupières. Il était en train de tomber amoureux, et c’était comme une explosion qui l’ébranlait jusqu’au tréfonds. Mais il n’avait jamais été homme à exprimer ses sentiments, et les mots demeurèrent coincés dans sa gorge. Alors il l’embrassa une dernière fois, avec ferveur, en espérant qu’elle reconnaîtrait ce baiser pour ce qu’il était, l’offrande qu’il lui faisait de son âme même.
« Je suis à toi, lui promit-il silencieusement. À toi. »