17

— Non, sérieusement, murmura Sarah d’une voix incertaine. Qu’avez-vous dit qu’il adviendrait ?

Hugh résista à l’envie de plaquer les mains sur son crâne. Un bourdonnement douloureux commençait à lui marteler les tempes, et il n’excluait pas d’étrangler Daniel Smythe-Smith en guise de remède.

Pour une fois que tout dans sa vie allait mieux – atteignait même la perfection ! –, il avait fallu que Daniel s’en mêle.

Ce n’était pas de cette manière brutale que Hugh avait eu l’intention d’aborder le sujet avec Sarah.

Ou peut-être n’avait-il pas eu l’intention de l’aborder, lui souffla une petite voix. À vrai dire, il n’y avait même pas pensé. Il était si épris de Sarah, il savourait tellement ce bonheur suprême de tomber amoureux qu’il n’avait pas songé un instant à ce « pacte » avec son père.

Mais elle devait avoir conscience qu’il n’avait pas eu le choix.

— C’est une plaisanterie ? reprit-elle. Parce que si c’en est une, elle n’est pas drôle. Qu’avez-vous vraiment dit qu’il arriverait ?

— Il ne ment pas, intervint Daniel.

— Non, cela ne peut pas être vrai, déclara Sarah en secouant la tête, l’air éperdu. C’est ridicule. C’est complètement absurde et…

— C’était le seul et unique moyen de convaincre mon père de laisser Winstead tranquille, l’interrompit Hugh.

— Mais vous n’étiez pas sérieux ! s’écria-t-elle, au désespoir. Vous lui avez menti, n’est-ce pas ? C’était juste une menace. Une menace en l’air.

Hugh ne répondit pas. Il ignorait s’il était sérieux. Il avait été confronté à un problème, ou plutôt harcelé par un problème, et avait fini par trouver un moyen de le résoudre. En toute honnêteté, il avait été content de lui, et s’était félicité de ce plan qu’il jugeait remarquable.

Son père ne prendrait jamais le risque de le perdre avant qu’il n’ait donné à Ramsgate une nouvelle génération de mâles. Cela dit, songea Hugh, qu’adviendrait-il du contrat une fois son devoir accompli ? Si le marquis avait un ou deux petits-fils en bonne santé sous sa coupe, il ne cillerait sûrement pas si Hugh mettait sa menace à exécution.

Enfin, il cillerait peut-être une fois, ne serait-ce que pour sauver les apparences. Après quoi, la vie reprendrait son cours.

Ç’avait été un grand moment, lorsqu’il avait présenté ce contrat à son père. Peut-être était-il un salaud lui aussi, mais la vue de son père terrassé par l’impuissance, privé de tout recours…

Il y avait des avantages à être considéré comme impossible à cerner. Son père avait eu beau fulminer, tonitruer et renverser le plateau à thé, Hugh s’était contenté de le contempler en affichant cet amusement détaché qui ne manquait jamais de le rendre furieux.

Et puis, une fois que lord Ramsgate eut déclaré que Hugh ne mettrait jamais une menace aussi absurde à exécution, il l’avait enfin regardé. Pour la première fois, il avait vraiment regardé son fils cadet. Et quand il avait vu son sourire insolent, et la détermination d’acier dans son regard, il était devenu livide.

Il avait signé le contrat.

Hugh n’y avait plus tellement pensé ensuite. Il lui arrivait de faire une plaisanterie malvenue – il avait toujours aimé l’humour grinçant –, toutefois, en ce qui le concernait, il ne voyait plus de raison de s’inquiéter. Et il ne comprenait pas pourquoi personne d’autre ne semblait s’en rendre compte.

Évidemment, les seules autres personnes à être au courant étaient Daniel et, à présent, Sarah. Mais ils étaient intelligents, et sensibles à la logique.

— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? demanda Sarah, dont la voix grimpait dans les aigus tant elle était affolée. Hugh ? Dites-moi que vous n’étiez pas sérieux.

Hugh la fixa du regard. Il avait été perdu dans ses pensées et dans ses souvenirs, et c’était presque comme si une partie de lui-même avait quitté la pièce et s’était réfugiée dans un coin tranquille pour réfléchir sur le triste état de son existence.

Il allait perdre Sarah. Elle n’allait pas comprendre. Il s’en apercevait maintenant, à son regard bouleversé et à ses mains tremblantes. Ne voyait-elle donc pas qu’il y avait quelque chose d’héroïque dans le choix qu’il avait fait ? Il se sacrifiait – ou du moins menaçait de se sacrifier – pour le salut de son cousin bien-aimé. Cela ne comptait-il donc pas ?

Il avait ramené Daniel en Angleterre et garanti sa sécurité. Devait-il être puni pour cela ?

— Dites quelque chose, Hugh, supplia Sarah.

Abruptement, elle les regarda tour à tour.

— Je ne comprends pas pourquoi vous ne dites rien.

— Il a signé un contrat, déclara Daniel. J’en ai une copie.

— Vous lui avez donné une copie ? s’exclama-t-elle.

Si Hugh ne voyait pas ce que cela changeait, Sarah, elle, paraissait affolée. Le sang se retira de son visage, et ses mains, qu’elle essayait manifestement de contrôler, étaient agitées de tremblements.

— Il faut que tu le déchires, dit-elle à Daniel. Immédiatement. Tu dois le déchirer !

— Il n’est pas…

— Il est à Londres ? coupa-t-elle. Parce que si c’est le cas, je pars sur-le-champ. Peu m’importe de manquer ton mariage. Ce n’est pas grave. Je peux rentrer pour le récupérer et…

— Sarah ! cria Daniel. Cela ne ferait aucune différence. Ce n’est pas la seule copie. Et s’il a raison, ajouta-t-il en indiquant Hugh, c’est le seul moyen d’assurer ma sécurité.

— Mais il peut en mourir !

Daniel croisa les bras.

— Cela ne dépend que de lui.

— De mon père, en fait, rectifia Hugh, puisque c’était lui qui était à l’origine de cet enchaînement fatal.

Sarah se pétrifia, mais sa tête continua d’osciller comme si elle essayait toujours de comprendre.

— Pourquoi faire une chose pareille ? demanda-t-elle, alors que Hugh avait l’impression d’avoir parfaitement explicité ses raisons. C’est mal. C’est… contraire à la nature !

— C’est logique, répliqua-t-il.

— Logique ? Logique ? Êtes-vous fou ? Je ne vois rien de plus illogique, de plus irresponsable, de plus égoïste…

— Sarah, arrête, dit Daniel en posant la main sur son épaule. Tu es bouleversée.

Elle se dégagea d’un geste furieux.

— Laisse-moi !

Hugh aurait aimé savoir quoi dire. Il croyait avoir agi pour le mieux. Il en aurait d’ailleurs jugé ainsi si les rôles avaient été inversés.

— Avez-vous pensé à quelqu’un d’autre que vous-même ? lança-t-elle.

— J’ai pensé à votre cousin.

— Mais c’est différent, maintenant. Lorsque vous avez fait cette menace, il ne s’agissait que de vous. En revanche, à présent…

Hugh attendit, mais elle ne termina pas sa phrase. Elle ne dit pas : « Ce n’est plus le cas » ni « Il s’agit de nous ».

— Eh bien, vous n’êtes pas obligé de le faire, déclara-t-elle, comme si cela suffisait à résoudre tous leurs problèmes. S’il arrivait quelque chose à Daniel, vous n’auriez pas à mettre votre menace à exécution. Personne ne vous demanderait de respecter un pareil contrat. Personne ! Certainement pas votre père, et Daniel serait mort.

Un lourd silence s’ensuivit, puis Sarah plaqua la main sur sa bouche, l’air horrifié.

— Je suis désolée, balbutia-t-elle en se tournant vers son cousin. Je suis tellement désolée. Oh, mon Dieu, je suis désolée !

— C’est terminé, lâcha Daniel en jetant un regard presque haineux à Hugh.

Entourant les épaules de Sarah du bras, il lui murmura quelques mots à l’oreille. Hugh ne les entendit pas, mais cela ne fit rien pour endiguer le flot de larmes qui ruisselaient sur son visage.

— Je vais faire mes bagages, annonça-t-il.

Personne ne lui demanda de n’en rien faire.

 

 

Sarah se laissa conduire hors du petit salon par Daniel, ne protestant que lorsqu’il lui proposa de la porter pour gravir l’escalier.

— Non, s’il te plaît, dit-elle d’une voix étranglée. Je ne veux pas que quelqu’un voie à quel point je suis bouleversée.

Bouleversée. Le mot était faible. Elle n’était pas bouleversée, elle était anéantie.

— Laisse-moi te raccompagner dans ta chambre, proposa Daniel.

Elle hocha la tête, avant de se raviser.

— Non. Harriet y sera peut-être. Je ne veux pas qu’elle pose de questions, et tu sais qu’elle n’y manquera pas.

Finalement, après réflexion, Daniel la conduisit dans sa propre chambre, l’une des rares pièces de la maison où elle serait sûre d’être tranquille. Il lui demanda une dernière fois si elle voulait voir sa mère, ou Honoria, ou quelqu’un d’autre ; elle secoua la tête et se roula en boule sur la courtepointe. Après avoir étendu une couverture sur elle, et s’être assuré qu’elle désirait vraiment être laissée seule, Daniel quitta la chambre et referma doucement la porte derrière lui.

Dix minutes plus tard, Honoria entrait.

— Daniel m’a dit que tu voulais être seule, mais nous pensons que tu as tort, déclara-t-elle d’emblée.

La famille dans toute sa splendeur… Ses membres s’arrogeaient le droit de décider que vous aviez tort. Cela dit, Sarah était sans doute comme eux de ce point de vue. Peut-être même pire.

Après s’être assise à côté d’elle sur le lit, Honoria repoussa doucement les mèches de son visage.

— Comment puis-je t’aider ?

Sarah ne leva pas la tête de l’oreiller, ni ne se tourna pour faire face à sa cousine.

— Tu ne peux pas.

— Nous pouvons sûrement faire quelque chose. Je refuse de croire que tout est perdu.

Sarah se redressa légèrement et la regarda avec incrédulité.

— Daniel ne t’a donc rien dit ?

— Il m’en a dit un peu, répondit Honoria, sans paraître s’offusquer du ton agressif de Sarah.

— Alors comment peux-tu dire que tout n’est pas perdu ? Je croyais que je l’aimais. Je croyais qu’il m’aimait. Et maintenant, je découvre…

Sarah eut conscience que son visage se tordait d’une colère que ne méritait pas Honoria, mais elle fut incapable de se contenir.

— Ne me dis pas que tout n’est pas perdu !

Sa cousine se mordilla la lèvre inférieure, puis :

— Peut-être que tu pourrais lui parler.

— Je lui ai parlé ! Comment crois-tu que j’en suis arrivée là ?

Sarah agita le bras en un geste qui signifiait tout à la fois « Je souffre, je suis en colère, et je ne sais pas quoi faire hormis secouer ce stupide bras » et aussi « Aide-moi, parce que je ne sais pas comment le demander ! ».

— Je ne suis pas certaine de connaître toute l’histoire, dit Honoria avec circonspection. Daniel était très affecté, il a dit que tu pleurais, et je me suis précipitée…

— Que t’a-t-il dit d’autre ? demanda Sarah avec lassitude.

— Il a expliqué que lord Hugh…

Honoria fit la grimace comme si elle ne parvenait pas vraiment à croire à ce qu’elle disait.

— Bref, il m’a raconté comment lord Hugh avait finalement réussi à convaincre son père de le laisser tranquille. C’est…

De nouveau, le visage d’Honoria exprima son incrédulité.

— En fait, reprit-elle, je trouvais l’idée plutôt astucieuse, bien qu’un peu…

— Insensée ?

— Non, pas vraiment, répondit Honoria. Elle serait insensée s’il n’y avait pas de raisonnement derrière. Or je ne crois pas lord Hugh capable de faire quoi que ce soit sans réflexion.

— Il a dit qu’il se tuerait, Honoria. Je suis désolée, je ne peux pas… Bonté divine, et c’est moi que les gens accusent d’être théâtrale !

Honoria ravala un petit sourire.

— C’est plutôt… ironique. Je n’ai pas dit que c’était drôle, se hâta-t-elle de préciser quand Sarah la regarda d’un œil noir.

— Je croyais l’aimer, murmura-t-elle.

— Croyais ?

— Je ne sais pas si c’est encore le cas.

Sarah se détourna et laissa sa tête retomber sur l’oreiller. Regarder sa cousine lui était douloureux. Honoria était si heureuse. Elle méritait de l’être, bien sûr, mais Sarah n’aurait jamais le cœur assez pur pour ne pas la haïr un tout petit peu. À cet instant seulement.

Après être restée silencieuse quelques secondes, Honoria demanda à voix basse :

— Peux-tu tomber en désamour aussi rapidement ?

— Je suis tombée amoureuse rapidement. Peut-être que cela n’a jamais été réellement vrai, poursuivit-elle après avoir dégluti avec difficulté. Peut-être que je voulais juste que ce soit vrai. Tous ces mariages, toi et Marcus, et maintenant Daniel et Anne… Tout le monde a l’air si heureux, et c’est exactement ce dont je rêve. Peut-être que ce n’était que cela.

— Tu le penses vraiment ?

— Comment pourrais-je être amoureuse de quelqu’un qui brandit une menace pareille ? demanda Sarah d’une voix brisée.

— Il l’a fait pour assurer le bonheur d’un autre, lui rappela Honoria. De mon frère.

— Je sais, et je pourrais admirer ce geste. Sincèrement, je le pourrais. Mais quand je lui ai demandé s’il s’agissait juste d’une menace en l’air, il n’a pas acquiescé.

Elle avala sa salive à plusieurs reprises, convulsivement.

— Il ne m’a pas dit que si… si c’était nécessaire, il n’irait pas jusqu’au bout. Je lui ai posé la question en face et il ne m’a pas répondu.

— Sarah, il faut que tu…

— Tu te rends compte à quel point cette conversation est horrible ? s’écria Sarah. Nous discutons de quelque chose qui ne se passerait que si ton frère était assassiné. Comme si… comme si alors… quoi que fasse Hugh, ce serait pire.

Honoria lui pressa doucement l’épaule.

— Je sais, dit Sarah d’une voix étranglée, comme si ce geste était une question. Tu vas me dire que je dois de nouveau le lui demander. Mais si je le fais, et qu’il déclare qu’il est prêt à le faire, que si son père change d’avis et s’attaque à Daniel, il prendra un pistolet et se le mettra dans la bouche ?

Il y eut un terrible silence, puis Sarah plaqua la main sur ses lèvres pour tenter de contenir un sanglot.

— Essaie de prendre une profonde inspiration, lui conseilla Honoria d’une voix apaisante.

Mais son regard était horrifié.

— Comment puis-je même en parler ? hoqueta Sarah. Tu te rends compte du chagrin que j’aurais à cause de Hugh, de la colère que j’éprouverais après lui, alors qu’évidemment, cela signifierait que Daniel est déjà mort, et c’est cela qui devrait m’anéantir et… Honoria, c’est contre la nature même de l’homme ! Je ne peux pas… Je ne peux pas…

Elle se jeta dans les bras de sa cousine.

— Ce n’est pas juste, bredouilla-t-elle entre deux sanglots. Ce n’est pas juste.

— Non, ce n’est pas juste.

— Je l’aime.

— Je sais, souffla Honoria.

— Et j’ai l’impression d’être un monstre parce que… parce que c’est cela qui me bouleverse : qu’il ait dit qu’il se tuerait et que je l’aie supplié de me promettre qu’il ne le ferait pas, alors qu’en fait, ce qui devrait vraiment me bouleverser, c’est que cela signifierait que quelque chose est arrivé à Daniel !

— Mais tu peux comprendre pourquoi lord Hugh a conclu ce marché. Tu peux le comprendre, n’est-ce pas ?

Sarah hocha la tête contre son épaule. Ses poumons lui faisaient mal. Tout son corps lui faisait mal.

— Mais cela devrait être différent à présent, murmura-t-elle. Il devrait voir les choses autrement. Je devrais compter pour lui.

— Et tu comptes, assura Honoria. J’en suis sûre. J’ai vu la manière dont vous vous regardiez lorsque vous pensiez que personne ne vous prêtait attention.

Sarah se redressa juste assez pour voir le visage de sa cousine. Honoria la regarda, un imperceptible sourire aux lèvres, et ses yeux – ses yeux d’un étonnant bleu lavande que Sarah lui avait toujours enviés – étaient limpides et sereins.

Était-ce là la différence entre elles ? Honoria abordait chaque journée comme si le monde n’était que mers turquoise et douces brises marines. Le monde de Sarah essuyait tempête après tempête. Jamais de toute sa vie elle n’avait connu un jour paisible.

— J’ai observé la manière dont il te regarde, reprit Honoria. Il est amoureux de toi.

— Il ne l’a pas dit.

— Et toi, tu l’as dit ?

Sarah laissa le silence répondre à sa place.

— Il faudra peut-être que ce soit toi, la courageuse, continua Honoria en lui prenant la main, et que tu le dises la première.

— C’est facile à dire pour toi, répliqua Sarah, qui songea à Marcus – l’honneur et la réserve incarnés. Tu es tombée amoureuse de l’homme le plus facile à vivre, le plus adorable et le moins compliqué d’Angleterre.

Honoria eut un haussement d’épaules amusé.

— Nous ne choisissons pas de qui nous tombons amoureuses. Et tu n’es pas la femme la plus facile à vivre et la moins compliquée d’Angleterre, tu sais.

Sarah lui coula un regard oblique.

— Tu as oublié « adorable ».

— Eh bien, tu es peut-être la plus adorable, reconnut Honoria avec un sourire en coin. Du reste, ajouta-t-elle en lui donnant un coup de coude, je pense que lord Hugh te considère comme la plus adorable.

Sarah enfouit le visage entre ses mains.

— Que vais-je faire ?

— Il va falloir que tu ailles lui parler, je pense.

Honoria avait raison, bien sûr. Mais Sarah ne pouvait s’empêcher d’imaginer toutes les éventualités sur lesquelles une telle conversation pouvait déboucher.

— Et s’il dit qu’il respectera le contrat ? risqua-t-elle d’une petite voix tremblante.

Quelques secondes s’écoulèrent avant que sa cousine ne réponde :

— Au moins, tu sauras à quoi t’en tenir. Alors que si tu ne lui poses pas la question, tu ne sauras jamais ce qu’il aurait pu te dire. Imagine ce qui se serait passé si Roméo et Juliette s’étaient parlé…

Sarah la regarda, sidérée.

— C’est une terrible comparaison !

— Tu as raison, admit Honoria, contrite. Désolée.

Son embarras fut toutefois de courte durée car, pointant l’index sur Sarah, elle ajouta d’un ton enjoué :

— Mais au moins, tu as cessé de pleurer.

— Ne serait-ce que pour te maudire.

— Maudis-moi tant que tu veux si cela te redonne le sourire. En revanche, tu dois me promettre que tu lui parleras. Tu ne voudrais quand même pas qu’un énorme et terrible malentendu ruine tes chances de bonheur.

— Si je te comprends bien, quitte à ce que ma vie soit gâchée, autant que ce soit mon œuvre ? s’enquit Sarah, sarcastique.

— Ce n’est pas exactement ainsi que je l’aurais formulé, mais l’idée y est.

Sarah demeura silencieuse un long moment. Puis elle demanda d’un air presque distrait :

— Sais-tu qu’il est capable de multiplier des grands nombres dans sa tête ?

— Non, je l’ignorais, avoua Honoria avec un sourire indulgent. Toutefois, cela ne me surprend pas.

— Il ne lui faut qu’un instant. Il a essayé de m’expliquer la manière dont cela se présentait dans son esprit, mais je n’ai absolument rien compris.

— L’arithmétique emprunte des voies mystérieuses.

Sarah leva les yeux au ciel.

— Contrairement à l’amour ?

— L’amour est absolument incompréhensible, répliqua Honoria. L’arithmétique est simplement mystérieuse.

Elle haussa les épaules, se leva et tendit la main à Sarah.

— Ou peut-être que c’est l’inverse. Si on tentait de le savoir ?

— Tu comptes venir avec moi ?

— Juste pour t’aider à trouver lord Hugh. La maison est grande.

Sarah arqua un sourcil, soupçonneuse.

— Tu as peur que je ne recule.

— Sans l’ombre d’un doute.

— Je ne reculerai pas, assura Sarah.

Elle le croyait fermement, en dépit de son appréhension et de ses craintes. Elle n’était pas du genre à battre en retraite devant ses peurs. Et elle ne pourrait plus jamais se regarder dans une glace si elle ne faisait pas tout ce qui était en son pouvoir pour assurer son bonheur.

Ainsi que celui de Hugh. Parce que si un être méritait d’être heureux, c’était bien lui.

— Mais il faut d’abord que je m’arrange un peu, ajouta-t-elle. Je ne veux pas paraître devant lui en ayant l’air d’avoir pleuré.

— Il faut qu’il sache que tu as pleuré à cause de lui.

— Franchement, Honoria Smythe-Smith, c’est peut-être la chose la plus dure que je t’aie jamais entendu dire.

— Je m’appelle Honoria Holroyd, désormais, lui rappela Honoria. Et c’est la vérité. S’il y a pire qu’un homme qui fait pleurer une femme, c’est un homme qui fait pleurer une femme et ne se sent pas coupable ensuite.

Sarah la dévisagea avec un respect nouveau.

— Le mariage te va bien.

— N’est-ce pas ? répliqua Honoria avec un sourire un poil suffisant.

Sarah descendit du lit. Elle dut plier les jambes à plusieurs reprises car elles étaient toutes raides.

— Il sait déjà qu’il m’a fait pleurer.

— Bien.

Adossée à l’un des montants du lit, Sarah examina ses mains. Ses doigts étaient gonflés. Comment était-ce possible ? Qui se retrouvait avec des saucisses en guise de doigts après avoir pleuré ?

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Honoria.

Sarah lui jeta un regard affligé.

— J’aurais préféré passer aux yeux de lord Hugh pour le genre de femme que les pleurs embellissent, avec les yeux scintillants, etc.

— Plutôt que rougis et gonflés ?

— Est-ce ta manière de me dire que je suis affreuse ?

— Tu voudras peut-être te recoiffer un peu, suggéra Honoria, toujours pleine de tact.

Sarah opina, avant de demander :

— Sais-tu où est Harriet ? Nous partageons une chambre, et je ne veux pas qu’elle me voie dans cet état.

— Elle ne portera pas de jugement, assura Honoria.

— Je sais. Mais je n’ai pas la force d’affronter ses questions. Et elle en posera.

C’est à peine si sa cousine dissimula son sourire. Elle connaissait Harriet.

— Voilà ce que nous allons faire : je vais m’assurer qu’Harriet est occupée ailleurs, et tu pourras aller dans ta chambre pour…

Elle fit voltiger sa main autour de son visage, et cela suffit à exprimer sa pensée.

— Merci, dit Sarah comme sa cousine se dirigeait vers la porte. Et, Honoria…

Elle attendit qu’elle se soit retournée.

— … je t’aime.

Honoria eut un sourire tremblant.

— Moi aussi, je t’aime, Sarah.

Elle essuya du revers de la main une larme inexistante, puis :

— Veux-tu que j’envoie un mot à lord Hugh pour lui demander de te retrouver dans trente minutes ?

— Disons une heure.

Sarah était brave, mais pas à ce point. Elle avait besoin d’un peu de temps pour rassembler son courage.

— Dans le jardin d’hiver ? suggéra Honoria en gagnant la porte. Vous serez tranquilles. Je ne crois pas que quelqu’un y ait mis les pieds de toute la semaine. Les gens doivent avoir trop peur de tomber sur nous en train de répéter pour un concert.

Sarah sourit malgré elle.

— Très bien. Le jardin d’hiver dans une heure. Je…

Elle fut interrompue par quelques coups frappés à la porte.

— C’est bizarre, murmura Honoria. Daniel sait bien que nous…

Elle haussa une épaule sans se soucier de terminer sa phrase.

— Entrez !

La porte s’ouvrit, livrant passage à un valet de pied. Il cligna des yeux, visiblement surpris.

— Pardon, milady, je cherchais lord Winstead.

— Il nous a très gentiment permis d’utiliser sa chambre, expliqua Honoria. Il y a un problème ?

— Non, mais j’ai un message des écuries.

— Des écuries ? répéta Honoria.

Elle se tourna vers Sarah, qui attendait patiemment la fin de l’échange.

— Que peut-il y avoir de si important pour qu’on ait demandé à George d’aller trouver Daniel dans sa chambre ?

Sarah marqua son ignorance d’une mimique. George était sans doute le valet de pied. Honoria avait grandi à Whipple Hill, elle devait donc connaître son nom.

— Très bien, reprit celle-ci en tendant la main. George, si vous voulez bien me donner le message, je m’assurerai que lord Winstead en prenne connaissance.

— Je vous demande pardon, milady, il s’agit d’un message oral.

— Je le lui transmettrai.

— Je vous remercie, milady, dit le valet après une hésitation. On m’a demandé d’avertir lord Winstead que lord Hugh a pris l’une des voitures pour se rendre à Thatcham.

— Lord Hugh ? s’exclama Sarah.

— Euh… oui, confirma George. C’est le gentleman qui boite, n’est-ce pas ?

— Mais pourquoi irait-il à Thatcham ?

— Sarah, intervint Honoria, je ne pense pas que George sache…

— C’est-à-dire que… commença ce dernier. Je suis désolé, milady, je n’avais pas l’intention de vous couper la parole.

— Je vous en prie, continuez, dit Sarah.

— On m’a dit qu’il s’est rendu au White Hart pour voir son père.

— Son père ? répéta Sarah. Pourquoi irait-il voir son père ?

George ne tressaillit pas, quoique presque.

— Je… je l’ignore, mademoiselle, répondit-il avant d’adresser un regard embarrassé à Honoria.

— Je n’aime pas cela, déclara Sarah.

— Je vous remercie, George, dit Honoria au valet de pied, lequel affichait un air navré.

Après avoir salué brièvement, il s’éclipsa.

— Pourquoi son père est-il à Thatcham ? demanda Sarah dès qu’elles furent de nouveau seules.

— Je ne sais pas, répondit Honoria, qui paraissait tout aussi abasourdie qu’elle. Il n’est pas invité au mariage, c’est certain.

— Cela ne présage rien de bon.

Sarah se tourna vers la fenêtre. La pluie tombait toujours à verse.

— Il faut que j’aille au village, décréta-t-elle néanmoins.

— Tu ne peux pas sortir par ce temps.

— Hugh l’a bien fait.

— C’est différent. Il allait voir son père.

— Qui veut tuer Daniel !

— Oh, mon Dieu ! s’exclama Honoria. Tout cela est tellement insensé.

C’est à peine si Sarah l’entendit, car elle s’était précipitée dans le couloir pour rappeler George. Heureusement, il n’était pas encore en bas de l’escalier.

— J’ai besoin d’une voiture ! Immédiatement.

Dès qu’il eut acquiescé, elle revint vers Honoria, qui se tenait sur le seuil de la chambre.

— Je te retrouve devant le perron, déclara cette dernière. Je t’accompagne.

— Non, c’est impossible, répliqua aussitôt Sarah. Marcus ne me le pardonnerait jamais.

— Alors nous l’emmènerons aussi. Ainsi que Daniel.

— Non !

Sarah prit Honoria par le bras et la poussa dans la chambre.

— Il faut à tout prix éviter que Daniel n’aille voir lord Ramsgate.

— Tu ne peux pas le laisser en dehors de cela, insista Honoria. Il est aussi impliqué que…

— Très bien, dit Sarah, uniquement pour la faire taire. Va chercher Daniel. Cela m’est égal.

En fait, cela ne lui était pas égal du tout. À peine Honoria fut-elle partie à la recherche des deux hommes que Sarah attrapa son manteau et courut jusqu’aux écuries. À cheval, elle gagnerait le village plus vite que n’importe quelle voiture, même sous… non, surtout sous la pluie.

Daniel, Marcus et Honoria la rejoindraient au White Hart, bien sûr. Mais si elle avait suffisamment d’avance, elle pourrait… Pour être honnête, elle ne savait pas exactement ce qu’elle pourrait faire. Elle voulait toutefois croire qu’elle trouverait un moyen d’apaiser lord Ramsgate avant que Daniel ne surgisse, furieux et d’humeur belliqueuse.

Il n’y aurait peut-être pas d’issue heureuse pour chacun d’eux ; elle était même certaine du contraire. On ne pouvait effacer en un jour plus de trois années de haine et de ressentiment.

Néanmoins, si elle parvenait à empêcher la fureur de triompher, les poings de voler et… et quelqu’un de se faire tuer, ce ne serait peut-être pas une issue heureuse, mais, bon sang, elle s’en contenterait.