19

Dans la suite du duc d’York, auberge du White Hart

Lorsque Hugh ouvrit les yeux, il était dans un lit. Et sa jambe le faisait abominablement souffrir.

— Mais qu’est-ce que… ? gronda-t-il en esquissant un geste pour se masser la cuisse.

Sauf que… Nom de nom, ce salaud l’avait attaché !

— Ah, tu es réveillé, fit son père d’une voix… indifférente.

— Je vais vous tuer, siffla Hugh.

Il se tortilla jusqu’à apercevoir son père, assis dans un fauteuil, qui le regardait par-dessus un journal ouvert.

— Possible, dit celui-ci. Mais pas aujourd’hui.

Hugh tira sur ses liens, encore et encore, mais tout ce qu’il y gagna, ce fut un poignet écorché et un brusque vertige. Il ferma les yeux, s’efforçant de recouvrer ses esprits.

— Qu’est-ce que cela signifie, bon sang ?

Lord Ramsgate feignit de réfléchir, puis :

— Je suis inquiet.

— À quel sujet ?

— Je crains que tu ne prennes trop ton temps avec la charmante lady Sarah. Qui sait quand nous pourrons de nouveau trouver une femme disposée à se contenter de… toi, acheva son père avec une grimace de dégoût.

Cette insulte laissa Hugh indifférent. Accoutumé à être la cible de ce genre de pique, il avait même commencé à en tirer de la fierté. Mais l’allusion au temps qu’il prenait le laissa profondément mal à l’aise.

— Cela fait à peine deux semaines que je connais lady Sarah, rétorqua-t-il.

« Ou, plus exactement, que j’ai découvert la vraie lady Sarah », corrigea-t-il à part soi.

— Seulement deux semaines ? Elles m’ont semblé longues, dans ce cas. Je dois être impatient, je suppose.

Hugh n’en revenait pas. Le monde était sens dessus dessous. Son père qui, habituellement, fulminait et vociférait, se contentait de le regarder en haussant les sourcils, alors que lui-même, si soucieux de conserver un calme dédaigneux, se sentait prêt à cracher des flammes.

— J’espérais que tu serais plus avancé dans ta cour, continua lord Ramsgate avant de tourner une page de son journal. Quand tout cela a-t-il commencé, déjà ? Ah oui, ce soir-là à Fensmore ! Avec lady Danbury. Seigneur, quelle vieille bique.

— Comment le savez-vous ? demanda Hugh, écœuré.

— J’ai des personnes à mon service.

— Qui ?

Son père inclina la tête de côté comme s’il s’interrogeait sur la sagesse de révéler cette information. Puis, avec un haussement d’épaules, il lâcha :

— Ton valet de chambre. Autant que je te le dise. Tu aurais fini par le découvrir.

Hugh fixa le plafond des yeux, accablé par cette trahison.

— Il est avec moi depuis deux ans.

— Tout le monde peut être acheté, répliqua le marquis, qui baissa son journal pour le regarder. Je ne t’ai donc rien appris ?

Hugh s’obligea à prendre une lente inspiration, histoire de garder son calme.

— Il vous faut me détacher, maintenant.

— Pas encore, répondit lord Ramsgate en se replongeant dans sa lecture. Oh, bon sang, il n’a pas été repassé !

Il jeta le journal et examina ses mains, à présent maculées de taches noires, l’air irrité.

— Je déteste voyager.

— Je dois retourner à Whipple Hill, insista Hugh d’une voix aussi raisonnable que possible.

— Vraiment ? J’ai pourtant entendu dire que tu partais.

Hugh serra les poings. Son père était terriblement bien informé.

— J’ai reçu un billet de ton valet pendant que tu étais « indisposé ». Il me disait que tu lui avais donné l’ordre de faire tes bagages.

Hugh tira de nouveau sur ses liens, quoique en pure perte. Manifestement, son père s’y connaissait en nœuds.

— J’espère qu’il n’y en a plus pour longtemps, déclara ce dernier en se levant.

Il s’approcha d’une cuvette, y versa de l’eau et se frotta les mains. Puis, ayant saisi un linge, il regarda Hugh par-dessus son épaule.

— Nous attendons juste l’arrivée de la charmante lady Sarah.

— Quoi ? s’écria Hugh.

Après s’être essuyé les mains avec un soin maniaque, son père sortit sa montre de sa poche et l’ouvrit.

— Bientôt, je pense.

Il regarda alors Hugh avec une expression insupportablement doucereuse.

— À l’heure qu’il est, ton valet a dû lui dire où tu étais.

— Pourquoi diable êtes-vous si certain qu’elle viendra ? répliqua Hugh d’une voix empreinte d’un désespoir qui l’affola.

— Je n’en suis pas certain, mais j’ai bon espoir. Cela vaudrait mieux pour toi, d’ailleurs. Sinon, Dieu seul sait combien de temps tu resteras sur ce lit.

Hugh ferma les yeux en réprimant un gémissement. Comment avait-il pu se laisser surprendre ainsi par son père ?

— Qu’y avait-il sur ce chiffon ? voulut-il savoir.

Il se sentait encore étourdi. Et aussi fatigué que s’il venait de courir un quart de lieue. Non, ce n’était pas cela, car il n’était pas essoufflé. Il avait juste des difficultés à respirer.

— Qu’y avait-il sur ce chiffon ? répéta-t-il avec impatience.

— Pardon ? Oh, ça ! De l’huile douce de vitriol. Une substance ingénieuse, tu ne trouves pas ?

Hugh cligna des yeux pour chasser les points qui lui brouillaient encore la vue. « Ingénieuse » n’était pas le terme qu’il aurait employé.

— Lady Sarah ne viendra pas au White Hart, affirma-t-il avec une assurance qu’il était loin de ressentir.

Si seulement il parvenait à instiller le doute dans l’esprit de son père !

— Bien sûr que si, rétorqua lord Ramsgate. Elle t’aime, quoique Dieu seul sait pourquoi.

— Votre tendresse paternelle ne cessera jamais de m’étonner.

— Ne la rejoindrais-tu pas si elle s’était rendue précipitamment dans une auberge ?

— C’est complètement différent.

Son père se contenta de sourire.

— Vous vous rendez tout de même compte qu’il y a d’innombrables raisons pour que votre plan échoue, reprit Hugh.

Encouragé par le coup d’œil que son père lui jeta, il improvisa.

— Pour commencer, il tombe des cordes. Elle serait folle de sortir par un temps pareil.

— Tu es bien sorti, toi.

— Vous ne m’avez guère laissé le choix. En outre, lady Sarah n’a pas lieu de s’inquiéter de ce que je sois allé vous voir.

— Allons donc, ironisa son père, notre détestation réciproque n’est pas un secret. J’irai jusqu’à dire qu’elle est à présent de notoriété publique.

— Notre détestation réciproque, oui, répliqua Hugh, conscient de parler trop vite et d’un ton saccadé. Mais lady Sarah ignore jusqu’où va notre inimitié.

— Tu ne lui as pas parlé de notre… contrat ? ricana lord Ramsgate.

— Bien sûr que non, mentit Hugh. Vous croyez qu’elle accepterait que je la courtise si elle était au courant ?

Son père réfléchit un moment avant de déclarer :

— Il est d’autant plus important de mettre mon projet à exécution, dans ce cas.

— C’est-à-dire ?

— D’assurer ton mariage.

— En m’attachant dans un lit ?

— Et en lui permettant d’être celle qui te délivrera, répliqua son père avec un sourire suffisant.

— Vous êtes fou, murmura Hugh.

Mais, à sa grande horreur, il sentit une onde chaude déferler dans ses reins. À la pensée de Sarah penchée sur lui, le frôlant pour atteindre le nœud sur le montant du lit…

Il ferma les yeux et s’obligea à songer à des tortues, à des miroirs de sorcières, puis au pasteur replet du village dans lequel il avait grandi. Tout et n’importe quoi, hormis Sarah !

— Tu devrais être reconnaissant. N’est-ce pas cette fille que tu voulais ?

— Pas de cette manière.

— Je vais veiller à ce que vous restiez enfermés ensemble pendant au moins une heure. Quoi que vous fassiez, elle sera bel et bien compromise. Ainsi tu auras ce que tu veux, et j’aurai ce que je veux…

— Et ce qu’elle veut, elle ?

Lord Ramsgate arqua un sourcil, puis haussa les épaules. Apparemment, ce serait tout ce qu’il accorderait comme attention aux espoirs et aux rêves de Sarah.

— Elle sera reconnaissante, décida-t-il. Et…

Il s’interrompit pour prêter l’oreille.

— Je crois qu’elle est arrivée, murmura-t-il.

Hugh n’entendait rien. Pourtant, un instant plus tard, on frappa bel et bien à la porte.

Une fois de plus, Hugh tira violemment sur ses liens.

Il voulait Sarah Pleinsworth, de toute son âme. Il voulait se tenir avec elle devant Dieu et devant les hommes, lui glisser son alliance au doigt et lui jurer un amour éternel. Il voulait s’allonger avec elle dans leur lit, lui montrer avec son corps tout ce qu’il avait dans le cœur et la chérir lorsque son ventre s’arrondirait.

Mais il ne lui imposerait rien. Il fallait qu’elle veuille toutes ces choses, elle aussi.

— C’est tellement excitant, dit lord Ramsgate d’un ton moqueur destiné à exaspérer Hugh. Seigneur, je me sens comme un collégien.

— Ne vous avisez pas de la toucher ! Si jamais vous posez la main sur elle…

— Allons, allons, lady Sarah va être la mère de mes petits-fils. Je n’imagine pas de lui faire du mal.

— Ne faites pas cela, dit Hugh, dont la voix s’étrangla avant qu’il puisse ajouter « s’il vous plaît ».

Il ne voulait pas supplier son père, mais pour Sarah, il le ferait. Après la scène avec Daniel, il lui était apparu évident qu’elle ne souhaitait pas l’épouser. Toutefois, si elle pénétrait dans cette pièce, lord Ramsgate l’enfermerait, et son sort serait scellé. Hugh obtiendrait la main de la femme qu’il aimait, mais à quel prix ?

— Père…

Leurs yeux se croisèrent. Hugh ne se souvenait pas quand, pour la dernière fois, il s’était adressé à lui autrement qu’en l’appelant « Monsieur ».

— … je vous implore de ne pas faire cela.

En réponse, son père se contenta de se frotter les mains avec jubilation et s’approcha de la porte.

— Qui est là ?

En entendant la voix de Sarah derrière le battant, Hugh ferma les yeux, au supplice. Comment pouvait-il l’arrêter ?

— Bonjour, lady Sarah, dit lord Ramsgate après avoir ouvert la porte. Nous vous attendions.

Hugh tourna la tête, mais son père la dissimulait à sa vue.

— Je suis ici pour voir lord Hugh, répliqua-t-elle d’une voix glaciale. Votre fils.

— N’entrez pas, Sarah ! hurla Hugh.

— Hugh ? cria-t-elle, l’air affolé.

Hugh se tordit sur le lit. S’il savait qu’il ne parviendrait pas à se libérer, il lui était impossible de rester aussi inerte qu’une souche.

— Dieu du ciel, que lui avez-vous fait ? s’écria Sarah en repoussant lord Ramsgate avec tant de force qu’elle l’envoya dans le chambranle.

Elle était trempée. Ses cheveux lui collaient au visage et le bas de sa robe était boueux et déchiré.

— Je l’ai juste préparé pour vous, ma chère, lança lord Ramsgate dans un éclat de rire.

Puis, sans laisser à Sarah le temps de prononcer un mot, il sortit de la chambre en claquant la porte.

— Hugh, que s’est-il passé ? demanda Sarah en se ruant vers le lit. Oh, mon Dieu, il vous a attaché. Pourquoi diable a-t-il fait une chose pareille ?

— La porte ! aboya Hugh. Essayez d’ouvrir la porte !

— La porte ? Mais…

— Vite.

Elle écarquilla les yeux, puis fit ce qu’il lui demandait.

— Elle est fermée à clé, annonça-t-elle.

Alors que Hugh jurait à voix basse, elle revint vers le lit en courant et se pencha sur le lien qui immobilisait l’une de ses chevilles.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi vous a-t-il attaché ? Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Lorsque mon père envoie une convocation, mieux vaut ne pas l’ignorer.

— Mais vous…

— Surtout à la veille du mariage de votre cousin.

Elle comprit visiblement.

— Oui, bien sûr.

— Quant aux liens, continua Hugh d’une voix pleine de mépris, c’était à votre profit.

— Quoi ? Aïe, flûte ! s’exclama-t-elle avant de glisser l’index dans sa bouche. Je me suis retourné un ongle. Ces nœuds sont monstrueux. Comment a-t-il pu les serrer autant ?

— Je n’ai pas pu me débattre, marmonna Hugh, sans dissimuler le dégoût qu’il éprouvait envers lui-même.

Sarah leva aussitôt les yeux, mais il détourna le visage, incapable de la regarder.

— Il m’a attaché alors que j’étais inconscient.

Elle murmura quelque chose, qu’il devina plus qu’il ne le comprit.

— De l’huile douce de vitriol.

Sarah secoua la tête.

— Je ne sais pas ce…

— Si on en imprègne un chiffon et qu’on le plaque sur le visage de quelqu’un, il perd connaissance, expliqua Hugh. Je savais que cela existait, c’est cependant la première fois que j’ai eu le plaisir d’y goûter.

Elle secouait toujours la tête, mais peut-être n’en avait-elle même pas conscience.

— Pourquoi a-t-il fait une chose pareille ?

La question aurait été sensée s’ils avaient parlé de n’importe qui d’autre que de lord Ramsgate. Hugh ferma les yeux un instant, d’avance mortifié par ce qu’il allait devoir lui avouer.

— Mon père considère que si nous sommes enfermés ici ensemble, vous serez compromise.

Elle demeura silencieuse.

— Et donc obligée de m’épouser, ajouta-t-il, quand bien même c’était inutile.

Elle se figea, les yeux rivés sur le nœud qu’elle s’était efforcée avec tant d’acharnement de desserrer. Quelque chose de lourd et de sombre enveloppa le cœur de Hugh.

— Je ne vois pas bien pourquoi, finit-elle par murmurer.

Elle avait parlé lentement, prudemment, comme si elle craignait de prononcer un mot qui déclencherait une avalanche d’événements désagréables.

Hugh ne sut que répondre. Tous deux connaissaient les règles qui régissaient la haute société. On allait les découvrir ensemble, dans une chambre, et Sarah n’aurait d’autre choix que le mariage ou le déshonneur. En dépit de tout ce qu’elle avait appris à son sujet ce matin, Hugh était à peu près certain que c’était lui qu’elle choisirait.

— Vous pouvez difficilement me compromettre en étant attaché à un lit, fit-elle remarquer, toujours sans le regarder.

Hugh déglutit péniblement. Ses goûts ne l’avaient jamais porté vers ce genre d’expérience, mais il lui était à présent impossible de ne pas penser à toutes les manières dont on pouvait être compromis une fois attaché à un lit.

— Peut-être que je devrais vous laisser ainsi, suggéra-t-elle après s’être mordillé la lèvre.

— Me laisser… ainsi ? s’étrangla-t-il.

— Oui… De cette manière quand quelqu’un arrivera – Daniel, sûrement, parce qu’il doit être sur mes talons –, il constatera que rien n’a pu se passer.

— Votre cousin sait que vous êtes ici ?

— Honoria a insisté pour le prévenir. Mais j’ai pensé… Je ne voulais pas… J’ai pensé que si j’arrivais ici la première, continua-t-elle après avoir écarté une mèche de cheveux mouillés, je pourrais peut-être… je ne sais pas… apaiser les choses.

Quand Hugh poussa un grognement, elle hocha la tête.

— Je sais. Je ne m’attendais pas à…

— … à cela ? termina-t-il à sa place.

Il se serait désigné avec un geste moqueur de la main, si ladite main n’avait pas été solidement attachée à la colonne du lit.

— Cela va être horrible quand Daniel arrivera, chuchota Sarah.

Comme elle avait entièrement raison, Hugh ne jugea pas nécessaire de confirmer.

— Je sais, votre père ne fera rien contre lui, mais…

Une lueur s’alluma dans son regard et elle se retourna brusquement vers la porte.

— Vous ne croyez pas que je pourrais tambouriner contre la porte ? Appeler à l’aide ? Si quelqu’un arrivait avant Daniel…

Hugh secoua la tête.

— Vous lui fourniriez précisément ce qu’il cherche : un témoin de votre soi-disant déshonneur.

— En étant attaché au lit ?

— Il ne vous est pas venu à l’esprit, je suppose, qu’on puisse penser que c’est vous qui m’avez attaché.

Elle resta bouche bée, puis elle s’écarta vivement du lit, comme si elle s’était brûlée.

— Mais c’est… c’est…

Cette fois, Hugh s’abstint de terminer la phrase à sa place.

— Oh, mon Dieu !

Hugh essaya d’oublier l’horreur peinte sur ses traits. Sans succès. Si elle n’avait pas été complètement dégoûtée de lui par les révélations de la matinée, c’était fait désormais. Il ne put retenir un soupir tremblant.

— Je trouverai un moyen, dit-il, même s’il ignorait totalement comment il allait pouvoir tenir une telle promesse. Vous n’aurez pas à… Je vais trouver quelque chose.

Sarah fixa les yeux sur le mur si bien qu’il ne voyait que son profil crispé.

— Si nous expliquons à Daniel…

Elle avala sa salive ; Hugh suivit le mouvement délicat le long de son cou. Il l’avait embrassée là, une fois. Plus d’une fois. Sa peau avait un goût de sel et de citron, et un parfum de femme, et il l’avait désirée avec tant de force qu’il avait craint d’être indécent.

Et voilà qu’à présent on lui offrait la réalisation de ses rêves sur le proverbial plateau, et il lui fallait chercher comment le renverser. Il ne supporterait pas qu’elle l’épouse contrainte et forcée, même s’il s’agissait de son vœu le plus cher.

— Je pense qu’il comprendra, reprit Sarah. Et qu’il n’insistera pas. Je ne veux pas… Je ne veux pas que quiconque se sente obligé…

Elle ne termina pas sa phrase, mais Hugh hocha la tête. Elle savait qu’il avait eu l’intention de lui demander sa main. Était-ce sa manière de sous-entendre qu’il ne devrait pas faire sa demande ? Après tout ce qui s’était passé, elle cherchait encore à lui éviter une humiliation.

— Bien sûr que non, murmura-t-il.

Quatre mots vides, uniquement destinés à combler le silence. Hugh ne savait absolument plus où il en était.

De nouveau, elle se mordilla la lèvre, et il ne put détacher les yeux de celle-ci lorsqu’elle l’humecta du bout de la langue. Soudain, tout son corps s’embrasa. Vu les circonstances, c’était une réaction totalement inconvenante, et pourtant, il ne put s’empêcher de s’imaginer lui caresser la bouche de sa propre langue. Il la suivrait jusqu’à la commissure, puis descendrait plus bas, le long de son cou, et…

— S’il vous plaît, détachez-moi, dit-il d’une voix enrouée.

— Mais…

— Je ne sens plus mes mains, prétendit-il.

C’était la première excuse qui lui était venue à l’esprit. S’il n’était pas libéré sous peu, il ne pourrait dissimuler la preuve de son désir.

Sarah hésita, juste un instant. Puis elle s’approcha de la tête du lit et attaqua le nœud qui lui enserrait le poignet droit.

— Vous croyez qu’il est derrière la porte ? chuchota-t-elle.

— J’en suis certain.

Elle plissa le visage avec dégoût.

— C’est un…

— Malade ? Bienvenue dans mon enfance.

Il regretta aussitôt ces paroles. En voyant les yeux de Sarah s’emplir de pitié, un flot de bile lui remonta à la gorge. Il refusait qu’elle le plaigne à cause de sa jambe, de son enfance ou de toutes les fichues raisons qui feraient qu’il ne pourrait espérer la protéger. Il voulait simplement être un homme, qu’elle le sache et qu’elle le sente. Il voulait s’allonger sur elle sans rien d’autre entre eux que la chaleur de la passion, et qu’elle ait conscience d’avoir été choisie, d’être à lui, et que jamais un autre homme ne connaîtrait la douceur soyeuse de sa peau.

Mais il n’était qu’un pauvre imbécile. Sarah méritait quelqu’un qui fût capable de la protéger, pas un infirme dont on s’était si aisément joué. Jeté à terre, drogué et ligoté sur un lit… Comment pourrait-elle encore éprouver le moindre respect pour lui, après une telle humiliation ?

— Je crois que j’y arrive, annonça-t-elle en tirant durement sur la corde. Attendez… Voilà !

— Un quart du chemin, dit-il, s’efforçant de paraître joyeux et échouant lamentablement.

— Hugh…

Il n’aurait pas su dire s’il s’agissait du préalable à une question ou à une affirmation.

Et il ne le sut jamais, car un fracas terrible retentit dans le vestibule, suivi par un grognement de douleur et un chapelet de jurons.

— C’est Daniel, dit Sarah en tressaillant.

« Et moi qui suis toujours attaché à ce maudit lit », songea Hugh avec désespoir.