20

Sarah eut à peine le temps de se retourner que la porte s’ouvrit à la volée, faisant sauter le bois du chambranle.

— Daniel ! hurla-t-elle sans savoir pourquoi elle semblait aussi surprise.

— Que diable…

Daniel n’alla pas plus loin car le marquis de Ramsgate arriva en courant et se jeta sur lui.

— Lâchez-moi, espèce de maudit…

Sarah fit mine de se précipiter dans la mêlée, mais Hugh la retint brutalement de la main qu’elle venait de libérer. Elle se détacha et se rua vers son cousin. Celui-ci ayant effectué une volte-face pour tenter de déloger lord Ramsgate, elle fut projetée au sol par un coup d’épaule de ce dernier.

— Sarah ! cria Hugh, qui tirait si fort sur ses liens que le lit commença à glisser sur le sol.

Elle se releva, toutefois Hugh parvint à agripper sa jupe mouillée d’un grand geste du bras.

— Lâchez-moi ! gronda-t-elle en culbutant sur le lit.

Tenant toujours sa jupe, Hugh réussit à passer le bras autour du corps.

— Pour rien au monde, bon sang !

Daniel, qui n’avait pas réussi à se débarrasser de lord Ramsgate, s’employait à présent à le cogner violemment contre le mur.

— Espèce de malade ! gronda-t-il. Lâchez-moi donc !

Sarah empoigna sa jupe et tira violemment dans le sens opposé.

— Il va tuer votre père.

Hugh soutint son regard avec un dédain glacial.

— Qu’il le fasse.

— Cela vous plairait, n’est-ce pas ? Daniel serait pendu !

— Pas avec nous comme seuls témoins, rétorqua Hugh.

Avec un cri étouffé, Sarah tira de nouveau sur sa jupe, mais Hugh la retenait avec une force étonnante. Alors qu’elle essayait de se dégager en se tortillant, elle s’aperçut que le visage de Daniel avait pris une terrifiante couleur bleuâtre.

— Il est en train de l’étrangler !

Hugh avait dû lever les yeux, lui aussi, car il lâcha sa jupe si abruptement que Sarah, emportée par son élan, faillit dégringoler.

— Lâchez-le ! hurla-t-elle en empoignant lord Ramsgate par sa veste.

Elle chercha du regard quelque chose, n’importe quoi, pour l’assommer. Il y avait bien une chaise, mais elle serait trop lourde, devinait-elle, pour qu’elle puisse la soulever. Aussi, après avoir murmuré une courte prière, serra-t-elle le poing et frappa-t-elle de toutes ses forces.

— Aïe ! s’exclama-t-elle en secouant sa main.

Personne ne l’avait prévenue que frapper un homme au visage faisait très mal.

— Bon Dieu, Sarah !

C’était Daniel, haletant, la main plaquée sur l’œil. Elle n’avait pas frappé l’homme qu’il fallait.

— Oh, je suis désolée !

Mais au moins, elle avait déséquilibré la tour humaine, et lord Ramsgate avait été obligé de lâcher le cou de Daniel lorsque tous deux avaient roulé sur le sol.

— Je vais vous tuer, gronda le premier en rampant vers le second, qui n’était pas en état de se défendre.

Sarah écrasa sans ménagement la main de lord Ramsgate sous son pied.

— Arrêtez ! ordonna-t-elle. Si vous le tuez, vous tuez Hugh.

Lord Ramsgate la regarda avec une expression qu’elle ne déchiffra pas. Était-il déconcerté ou furieux ?

— J’ai menti, dit Hugh. Je lui ai parlé de notre accord.

— Vous avez réfléchi à cela ? reprit Sarah, qui commençait à en avoir par-dessus la tête de ces hommes. Vous y avez réfléchi, oui ou non ?

Lord Ramsgate leva sa main libre d’un air suppliant. Lentement, Sarah souleva le pied, et ne quitta pas l’homme des yeux tant qu’il ne se fut pas écarté de Daniel.

— Ça va ? demanda-t-elle à ce dernier.

Son œil prenait déjà une teinte pourpre. Il n’allait pas être beau à voir pour son mariage.

Sarah se contenta du grognement qu’il lui adressa en réponse.

— Où sont Marcus et Honoria ? demanda-t-elle tout à coup.

— Quelque part derrière moi, en voiture, grommela Daniel. Je suis venu à cheval.

Évidemment, elle aurait dû s’en douter. Il avait dû grimper en selle à l’instant où il avait compris qu’elle était partie.

— Je crois que vous m’avez cassé la main, geignit lord Ramsgate.

— Mais non, répliqua Sarah, exaspérée. J’aurais entendu les os craquer.

Hugh laissa échapper un rire étranglé, et elle le fusilla du regard. Ce n’était pas drôle, et s’il ne s’en rendait pas compte, il n’était pas l’homme qu’elle croyait. L’humour noir avait ses limites.

— Tu as un couteau ? demanda-t-elle à son cousin. Pour couper les liens de Hugh, précisa-t-elle comme il arrondissait les yeux.

— Ah…

Daniel se pencha et tira une dague de sa botte. Sarah s’en saisit, quelque peu surprise. Elle ne s’attendait pas que sa demande soit exaucée.

— J’ai pris l’habitude de porter une arme en Italie, expliqua Daniel.

Sage précaution quand on était traqué par des assassins au service de lord Ramsgate.

— Ne bougez pas, conseilla-t-elle à ce dernier, avant de rejoindre Hugh.

Elle s’attaqua à la corde qui lui maintenait le poignet gauche. Elle avait réussi à en scier à peu près la moitié lorsqu’elle s’aperçut que lord Ramsgate commençait à se relever.

— Hep, vous ! s’écria-t-elle en pointant la dague dans sa direction. Restez à terre.

Le marquis obtempéra.

— Vous me terrifiez, murmura Hugh, mais cela ressemblait à un compliment.

— Il aurait pu vous tuer, siffla-t-elle.

— Non, répondit-il, l’air grave. Rappelez-vous, je suis le seul qui il ne toucherait jamais.

Sarah entrouvrit les lèvres, toutefois ce qu’elle s’apprêtait à dire fut chassé par une pensée fulgurante.

Non, il n’était pas le seul !

La corde céda enfin, et Hugh ramena le bras le long de son flanc. Avec un grognement, il entreprit de masser son épaule endolorie.

— Vous pouvez vous occuper vous-même des chevilles, dit-elle en lui tendant la dague.

Puis elle retourna auprès de lord Ramsgate.

— Levez-vous, lui ordonna-t-elle.

— Vous venez juste de me dire de m’asseoir, répliqua-t-il.

— Mieux vaut peut-être ne pas discuter avec moi en ce moment, grinça-t-elle.

— Sarah, murmura Hugh.

— Taisez-vous, lança-t-elle sans prendre la peine de se retourner.

Une fois que lord Ramsgate fut debout, Sarah le fit reculer jusqu’à ce qu’il se retrouve dos au mur.

— Je veux que vous m’écoutiez avec la plus grande attention, lord Ramsgate, parce que je ne me répéterai pas. Je vais épouser votre fils et, en retour, vous allez me jurer de laisser mon cousin tranquille.

Il ouvrit la bouche, mais Sarah n’en avait pas terminé.

— Vous ne tenterez pas d’entrer en contact avec moi ou avec un membre quelconque de ma famille. Cela inclut lord Hugh et les enfants que nous pourrions avoir.

— Il est hors de…

— Vous voulez que je l’épouse, oui ou non ? coupa sèchement Sarah.

Le visage de lord Ramsgate devint rouge de rage.

— Pour qui vous pren…

— Hugh ? dit-elle en tendant la main derrière elle. Le couteau ?

Elle l’avait entendu s’approcher dès qu’il avait eu sectionné les liens de ses pieds. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle découvrit qu’il se tenait effectivement à quelques pas.

— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée, Sarah.

Il avait probablement raison. Elle ne savait pas quelle folie s’était emparée d’elle, mais elle était en proie à une telle colère qu’elle aurait presque été capable d’étrangler le marquis de ses propres mains.

— Vous voulez un héritier ? reprit-elle. Très bien. Je vous en donnerai un, dussé-je mourir à la tâche.

Hugh se racla la gorge, sans doute pour lui rappeler que cette journée calamiteuse avait commencé par l’annonce de sa mort à lui.

— Pas un mot, vous non plus, dit-elle en pointant un index rageur dans sa direction.

Puis elle engloba d’un même regard le marquis, Hugh et Daniel, lequel était toujours assis par terre, la main sur l’œil.

— J’en ai assez de vous trois et de votre incompétence. Cette affaire date de trois ans, et la seule manière que vous ayez trouvée pour maintenir la paix, c’est que Hugh menace de se tuer. Ce que vous ne ferez pas, ajouta-t-elle à l’adresse de ce dernier, les yeux dangereusement étrécis.

Hugh la dévisagea un instant avant de comprendre qu’il était censé dire quelque chose.

— Non, je ne le ferai pas.

— Lady Sarah, commença lord Ramsgate, il faut que vous sachiez…

— Taisez-vous ! Il paraît que vous désirez par-dessus tout un héritier. Ou, devrais-je dire, un héritier en plus des deux que vous avez déjà.

Le marquis confirma d’un hochement de tête.

— Et que vous voulez tellement cet héritier que lord Hugh a réussi à garantir la sécurité de mon cousin en mettant sa propre vie en jeu.

— Un marché monstrueux, déclara lord Ramsgate.

— Je ne peux qu’être d’accord avec vous sur ce point. Je crois cependant que vous avez oublié un détail crucial. Si, effectivement, la seule chose qui vous importe, c’est la procréation, la vie de lord Hugh ne vaut rien sans la mienne.

— Allons bon, vous allez me menacer de vous suicider vous aussi ?

— Rien de tel, rétorqua Sarah. Mais réfléchissez une seconde, lord Ramsgate. La seule façon pour vous d’obtenir ce précieux petit-fils, c’est que votre fils et moi soyons heureux et en bonne santé. Je vous en avertis donc : si, pour une raison quelconque, vous me rendez malheureuse, je lui interdirai mon lit.

Un silence on ne peut plus satisfaisant s’abattit dans la chambre.

— Il sera votre seigneur et maître, ricana le marquis. Vous ne pourrez rien lui interdire.

— Je n’imagine pas aller contre la volonté de ma femme, murmura Hugh.

— Cela ne m’étonne pas d’un imbécile comme…

— Vous me rendez malheureuse, lord Ramsgate, le prévint Sarah.

Il ravala une exclamation furieuse, et Sarah sut qu’elle avait remporté cette bataille.

— S’il arrivait quoi que ce soit à mon cousin, poursuivit-elle, je jure de vous pourchasser et de vous étriper de mes propres mains.

— Je la croirais sur parole, à votre place, marmonna Daniel en palpant le tour de son œil avec précaution.

Sarah croisa les bras.

— Tout le monde a bien compris ?

— En ce qui me concerne, oui, assura Daniel.

Sans lui prêter attention, Sarah se rapprocha de lord Ramsgate.

— Vous conviendrez, j’en suis certaine, que c’est la solution la plus satisfaisante pour toutes les personnes impliquées. Vous aurez ce que vous voulez – un héritier éventuel pour Ramsgate – et j’aurai ce que je veux –  la paix pour ma famille. Quant à Hugh…

Sarah s’interrompit le temps de ravaler la boule qui lui nouait la gorge.

— Hugh n’aura pas à se supprimer.

Durant un long moment, lord Ramsgate ne prononça pas un mot ni n’esquissa un geste.

— Si vous acceptez d’épouser mon fils, finit-il par dire, et que vous ne lui interdisez pas votre lit – vous me croyez, j’espère, si je vous dis que j’aurai des espions dans votre maison, et que je serai au courant si vous ne remplissez pas votre part du contrat –, je laisserai votre cousin tranquille.

— À jamais, insista Sarah.

Le hochement de tête de lord Ramsgate fut bref et lourd d’amertume.

— Et vous ne tenterez pas d’entrer en contact avec mes enfants.

— Cela, je ne peux l’accepter.

— Très bien, dit Sarah, qui ne s’attendait pas à l’emporter sur ce point, je vous autoriserai à les voir. Mais uniquement en présence de leur père ou de moi-même, à un moment et en un lieu de notre choix.

— Vous avez ma parole, articula lord Ramsgate d’une voix frémissante de rage.

Sarah se tourna vers Hugh, en quête de confirmation.

— Pour cela, vous pouvez lui faire confiance, déclara-t-il. Il a beau être d’une cruauté inimaginable, il tient ses promesses.

— Je ne l’ai jamais vu mentir, confirma Daniel.

Comme Sarah le dévisageait, interdite, il expliqua :

— Il a dit qu’il allait essayer de me tuer et il l’a fait. Il a essayé, en tout cas.

Sarah en demeura un instant sans voix.

— Et c’est cela, ton aval ?

Daniel haussa les épaules.

— Ensuite, il a dit qu’il n’essaierait pas de me tuer et, pour autant que je sache, il s’en est abstenu.

— Vous l’avez frappé vraiment fort, non ? intervint Hugh.

Sarah regarda sa main. Ses phalanges avaient viré au violet. Seigneur, et Daniel se mariait dans deux jours ! Anne allait la maudire.

— Mais ça valait la peine, reprit Daniel avec un geste vague autour de son visage. Vous vous rendez compte, Prentice ? Elle a réussi là où vous et moi avons échoué.

— Et tout ce qu’elle a eu à faire, ç’a été de se sacrifier, lança lord Ramsgate avec un sourire mielleux.

— Je vais vous tuer, siffla Hugh.

Sarah s’interposa, le forçant à reculer.

— Retournez à Londres, dit-elle au marquis. Je vous verrai au baptême de notre premier enfant, et pas avant.

Lord Ramsgate se contenta de ricaner.

— C’est clair ?

— Comme de l’eau de roche, ma chère.

Il s’avança vers la porte, s’immobilisa et se retourna.

— Si vous étiez née plus tôt, dit-il en la dévorant des yeux, je vous aurais épousée.

— Espèce de salaud ! cria Hugh qui, repoussant Sarah, se jeta sur son père.

Il y eut un craquement sinistre quand il abattit le poing sur son visage.

— Vous n’êtes pas digne de prononcer son nom, gronda-t-il.

Il fixa un regard menaçant sur son père qui gisait sur le sol, le nez ensanglanté – très certainement cassé.

— Dire que tu es le mieux des deux, grommela lord Ramsgate avec une grimace dégoûtée. Je me demande ce que j’ai fait au ciel pour mériter des fils pareils.

— Moi aussi, rétorqua Hugh.

Sarah posa la main sur son bras.

— Laissez. Il n’en vaut pas la peine.

Mais Hugh n’était plus lui-même. S’il ne repoussa pas sa main, il parut toutefois ne pas l’avoir entendue. Sans quitter un instant son père des yeux, il se pencha pour ramasser sa canne.

— Si vous la touchez, je vous tuerai, articula-t-il d’une voix si monocorde et désincarnée qu’elle en était effrayante. Si vous prononcez un mot inconvenant, je vous tuerai. Si vous faites ne serait-ce que respirer dans la mauvaise direction, je…

— Tu me tueras, le coupa son père avec mépris, avant de désigner du menton sa jambe blessée. Tu continues de croire que tu en es capable, espèce de stupide petit infir…

Vif comme l’éclair, Hugh brandit sa canne à la manière d’une épée. Sarah ne put s’empêcher d’admirer la beauté de son geste. Était-ce à cela qu’il ressemblait… avant ?

— Vous pouvez répéter ? dit-il en pressant l’extrémité de sa canne sur la gorge de son père.

Sarah retint son souffle.

— Je vous en prie, continua Hugh, d’un ton d’autant plus inquiétant qu’il était calme. Vous avez quelque chose à dire ?

Il n’avait relâché la pression de sa canne que pour faire descendre la pointe de celle-ci le long de la trachée de lord Ramsgate. Inquiète, Sarah s’humecta les lèvres. Elle n’aurait su dire si Hugh était la maîtrise de soi incarnée ou s’il était à un cheveu de perdre la tête. Elle était fascinée par le mouvement de sa poitrine qui se levait et s’abaissait au rythme des battements de son cœur. À cet instant, Hugh Prentice n’était plus un homme, mais une force de la nature.

— Laisse-le partir, conseilla Daniel d’une voix lasse, en se relevant enfin. Il ne vaut pas un voyage jusqu’à la potence.

Sarah continuait de regarder, fascinée, l’extrémité de la canne, qui semblait s’enfoncer davantage. Non, il ne ferait pas…

Et soudain, avec une rapidité fulgurante, la canne s’écarta, Hugh la reprit en main et, s’appuyant lourdement dessus, il s’éloigna. Mais il y avait quelque chose de fringant dans sa claudication, quelque chose de presque gracieux.

Sarah recommença à respirer et demeura silencieuse tandis que lord Ramsgate se remettait debout et quittait la pièce. Quand il eut disparu, elle continua de regarder l’embrasure de la porte, s’attendant plus ou moins qu’il revienne.

— Sarah ?

La voix de Hugh lui parvint à travers une espèce de brume cotonneuse. Elle tremblait. Ses mains tremblaient, et peut-être même tout son corps.

— Sarah, ça va ?

Non, cela n’allait pas.

— Laisse-moi t’aider.

Elle sentit le bras de Hugh lui entourer les épaules. Son tremblement s’intensifia, et soudain ses jambes… Qu’arrivait-il à ses jambes ? Il y eut un bruit affreux, déchirant, quand elle essaya d’inspirer, elle comprit que ce bruit venait d’elle. Et soudain, elle se retrouva dans les bras de Hugh qui l’emportait vers le lit.

— Tout va bien, assura-t-il. Tout va bien se passer.

Mais Sarah ne fut pas dupe. Elle ne se sentait pas bien du tout.