Quand la jeune femme lui reprocha de n’être pas un gentleman, Hugh aurait dû se douter qu’elle n’était pas très équilibrée. Hélas, il n’y songea qu’a posteriori. Cela dit, elle n’avait pas tort. Il avait beau essayer de se conduire en adulte civilisé, il savait depuis des années que son âme était d’un noir d’encre.
Néanmoins… Quelle adulte dotée d’une intelligence et d’une santé mentale normales déclarerait : « Monsieur, vous n’êtes pas un gentleman », affirmation précédée de : « J’espère que vous êtes content de vous » et de « Vous n’avez pas honte ? »
Quelle enfilade de lieux communs ! Soit la pauvre femme avait passé trop de temps au théâtre, soit elle se prenait pour un personnage de ces mélodrames ridicules que tout le monde lisait en ce moment. Hugh fut tenté de quitter les lieux. Mais s’il se fiait à l’éclat sauvage de son regard, elle le suivrait probablement, et question vélocité, il tenait plus de la tortue que du lièvre. Mieux valait donc aborder le problème de front.
— Vous ne vous sentez pas bien ? hasarda-t-il, circonspect. Vous voulez-vous que j’appelle quelqu’un ?
Malgré la lueur tamisée des appliques, il vit ses joues s’empourprer tandis qu’elle balbutiait d’un ton rageur :
— Vous… vous…
Hugh esquissa discrètement un pas en arrière. Elle ne crachait pas encore de flammes, mais vu la manière dont elle pinçait les lèvres, mieux valait se montrer prudent.
— Vous devriez peut-être vous asseoir ? suggéra-t-il.
Il indiqua un canapé en espérant qu’elle ne comptait pas sur lui pour l’aider à s’en approcher, son équilibre n’étant plus ce qu’il était.
— Quatorze hommes ! gronda-t-elle entre ses dents.
Hugh garda un silence perplexe. De quoi parlait-elle donc ?
— Vous le saviez ? demanda-t-elle, et il s’aperçut alors qu’elle tremblait. Quatorze !
Après s’être raclé la gorge, il ne trouva à dire que :
— Et moi qui suis tout seul…
Ce fut au tour de la jeune femme de demeurer sans voix. Malheureusement, le répit fut de courte durée.
— Vous ne savez pas qui je suis, n’est-ce pas ? reprit-elle.
Hugh étudia son visage. Il lui parut vaguement familier, ce qui ne voulait rien dire. Même s’il n’était pas un adepte de la vie mondaine, il avait sans doute croisé tous les membres de la haute société un jour ou l’autre.
S’il s’était attardé dans la salle de bal, il aurait peut-être appris qui elle était. Mais il l’avait quittée aussitôt après y être entré. Charles Dunwoody était devenu livide lorsqu’il s’était approché pour le féliciter, au point qu’il avait pensé avoir perdu son dernier ami à Londres. Puis Charles l’avait tiré à l’écart pour l’informer que la mère et la sœur de Daniel Smythe-Smith étaient présentes.
S’il ne lui avait pas demandé de partir, tous deux savaient que ce n’était pas nécessaire. Hugh l’avait salué, puis s’était retiré sans attendre. Il avait causé suffisamment de chagrin à ces deux femmes. Rester au bal aurait été odieux de sa part.
Toutefois, sa jambe le faisait souffrir, et il n’avait pas eu le courage de quitter l’hôtel particulier sur-le-champ, d’autant qu’il lui faudrait remonter la longue file de voitures pour trouver un fiacre. Il s’était donc réfugié dans ce petit salon tranquille dans l’espoir de se reposer un peu en savourant sa solitude. Espoir déçu.
La femme qui l’avait débusqué dans sa retraite se tenait toujours sur le seuil. Et sa fureur était tellement palpable que Hugh était presque disposé à revoir son opinion sur la possibilité de combustion spontanée du corps humain.
— Vous avez gâché ma vie ! lança-t-elle d’une voix sifflante.
Cela, ce n’était pas vrai. Il avait gâché la vie de Daniel Smythe-Smith et peut-être, par contrecoup, celle de sa sœur encore célibataire. Cette jeune femme brune n’était toutefois pas Honoria Smythe-Smith. Non seulement lady Honoria avait des cheveux beaucoup plus clairs, mais son visage était loin d’être aussi expressif. Encore que l’émotion qui altérait les traits de cette femme fût peut-être imputable à la démence. Ou, en y réfléchissant, à un abus d’alcool.
Oui, c’était beaucoup plus plausible. Hugh ignorait le nombre de verres de ratafia nécessaires pour étourdir une femme d’environ cinquante kilos, mais elle l’avait manifestement atteint.
— Je suis désolé de vous avoir bouleversée, dit-il. Je crains toutefois que vous ne me confondiez avec un autre.
Puis, vu qu’elle bloquait la seule issue et avait clairement besoin d’une incitation verbale pour bouger, il ajouta :
— Si je peux vous être d’une aide quelconque ?
— Vous pourriez m’aider en débarrassant Londres de votre personne, riposta-t-elle.
Hugh ravala un grognement. Cela devenait pénible.
— Voire le monde entier, ajouta-t-elle, venimeuse.
— Oh, bon sang !
Quelle que fût cette femme, elle l’avait libéré depuis un moment de l’obligation de s’exprimer en gentleman.
Après avoir lâché ce juron, il s’inclina avec ostentation.
— Permettez-moi de me supprimer pour répondre à votre tendre requête, ô femme inconnue dont j’ai gâché la vie, rétorqua-t-il, sarcastique.
Elle en resta bouche bée. Enfin réduite au silence.
— Je serai heureux de me plier à votre désir sitôt que vous aurez laissé la voie LIBRE.
Sa déclaration s’acheva en rugissement. Du moins sa version personnelle du rugissement, qui tenait davantage du grommellement martelé. Puis il insinua sa canne dans l’espace vide, à la gauche de la jeune femme, en espérant que ce geste l’inciterait à s’écarter.
Elle laissa échapper une espèce de hoquet sonore indigne d’une jeune femme bien élevée, et s’écria :
— Vous m’attaquez ?
— Parce que je ne serais pas surprise que vous l’osiez !
— Moi non plus, répliqua-t-il, les yeux étrécis.
— Monsieur, vous n’êtes pas un gentleman.
— Le fait a déjà été établi. À présent, j’ai faim, je suis fatigué et je veux rentrer chez moi. Or, vous bloquez la seule issue possible.
Croisant les bras, elle sembla se carrer davantage sur ses positions. La tête inclinée de côté, Hugh prit la mesure de la situation.
— Deux choix s’offrent à nous, apparemment, finit-il par déclarer. Vous bougez ou je vous pousse.
— J’aimerais bien voir cela, répondit-elle avec arrogance.
— Rappelez-vous, je ne suis pas un gentleman.
Elle afficha un sourire suffisant.
— Et moi, j’ai deux bonnes jambes.
— J’ai une arme, répliqua-t-il en tapotant sa canne avec affection.
— Que je suis assez vive pour éviter.
— Ah, mais une fois que vous aurez bougé, il n’y aura plus d’obstacle ! Et alors, continua Hugh en s’autorisant un moulinet désinvolte de la main, je pourrai partir et, s’il y a un Dieu dans nos cieux, je ne vous reverrai jamais.
Si elle ne s’écarta pas vraiment, elle parut se serrer légèrement sur le côté. Hugh en profita pour franchir le seuil, la canne jetée en avant en guise de barrière.
— Je sais exactement qui vous êtes, lord Hugh Prentice, lança-t-elle alors.
Il s’arrêta – il se reprocha ensuite de n’avoir pas continué son chemin – et soupira avec force, sans toutefois se retourner.
— Je suis lady Sarah Pleinsworth.
Hugh regretta, et ce n’était pas la première fois, de n’être pas plus doué pour interpréter les intonations féminines. Car il y avait eu quelque chose dans son ton – une espèce d’étranglement fugace – qu’il ne comprit pas.
Ce qu’il comprit, en revanche, et il n’avait pas besoin de voir son visage pour cela, c’est qu’elle s’attendait qu’il connaisse son nom. Ce qui était le cas, évidemment, même si Hugh eût préféré que cela ne le soit pas.
Lady Sarah Pleinsworth… cousine germaine de Daniel Smythe-Smith. À en croire Charles Dunwoody, elle avait laissé libre cours à sa fureur après le duel. Beaucoup plus bruyamment que la mère et la sœur de Daniel, dont la colère, selon Hugh, aurait été bien plus justifiée.
Quand il se retourna, lady Sarah se tenait à quelques pas de lui, le corps raide et l’expression furibonde. Il remarqua ses poings serrés et la façon dont elle pointait le menton telle une enfant têtue.
— Lady Sarah… commença-t-il poliment.
C’était la cousine de Daniel et, en dépit de ce qui s’était passé un peu plus tôt, il était déterminé à la traiter avec respect.
— Nous n’avons pas été présentés officiellement.
— Il n’est guère nécessaire de…
— Je sais néanmoins qui vous êtes, coupa-t-il avant qu’elle ne puisse faire une autre déclaration mélodramatique.
— Apparemment, pas, marmonna-t-elle.
— Vous êtes la cousine de lord Windstead. Je connais votre nom, à défaut de votre visage.
Elle inclina la tête – le premier geste courtois qu’elle esquissait. Et ce fut d’une voix un peu plus amène qu’elle déclara :
— Vous n’auriez pas dû venir ici ce soir.
— Je connais Charles Dunwoody depuis plus de dix ans, expliqua Hugh après une pause. Je voulais le féliciter pour ses fiançailles.
Cela ne parut pas l’émouvoir.
— Votre présence était très pénible pour ma tante et pour ma cousine.
— Et j’en suis désolé.
Hugh était sincère. Il mettait du reste tout en œuvre pour réparer ses torts. Mais il ne pouvait en parler aux Smythe-Smith tant qu’il n’était pas certain de son succès. Ce serait cruel de leur donner de faux espoirs. En outre, il doutait d’être reçu si jamais il se présentait à leur porte.
— Vous êtes désolé ? répéta lady Sarah avec mépris. J’ai du mal à le croire.
De nouveau, il fit une pause. Il n’aimait pas répondre à une provocation par un accès de colère. Ce n’était pas dans son tempérament, ce qui rendait son comportement envers Daniel d’autant plus mortifiant. S’il n’avait pas bu, ce soir-là, il aurait réagi avec sang-froid, et rien ne serait arrivé. Il ne serait pas en ce moment même dans un salon obscur de la demeure des parents de Charles Dunwoody en compagnie d’une femme qui ne l’avait manifestement cherché que pour lui jeter des insultes à la figure.
— Croyez ce que vous voulez, répliqua-t-il.
Après tout, il ne lui devait pas d’explication.
Un silence suivit. Puis lady Sarah annonça :
— Elles sont parties, au cas où vous vous poseriez la question. Tante Virginia et Honoria, précisa-t-elle comme il arquait un sourcil interrogateur. Elles sont parties dès qu’elles ont su que vous étiez là.
Pourquoi cette déclaration ? Était-il censé se sentir coupable ? Les deux femmes auraient-elles préféré rester à la soirée ? Ou s’agissait-il d’une insulte supplémentaire ? Peut-être lady Sarah sous-entendait-elle qu’il était si répugnant que sa tante et sa cousine ne supportaient pas sa vue.
Pour éviter de se fourvoyer, il préféra se taire. C’est alors qu’une question curieuse lui titilla l’esprit, si incongrue et déplacée qu’il lui fallait obtenir une réponse.
— Que vouliez-vous dire, tout à l’heure, à propos de ces « quatorze hommes » ? demanda-t-il.
Lady Sarah pinça les lèvres.
— Quand vous m’avez vu, vous avez parlé de quatorze hommes, lui rappela-t-il tout en étant sûr qu’elle s’en souvenait.
— Ce n’était rien, assura-t-elle.
Pourtant elle détourna les yeux. Soit elle mentait, soit elle était embarrassée. Sans doute les deux.
— Quatorze, ce n’est pas rien, objecta-t-il.
Il se montrait lourdement insistant, il en avait conscience, mais elle avait déjà mis sa patience à rude épreuve dans tous les domaines, hormis les mathématiques. Quatorze, ce n’était pas zéro, que diable ! En outre, pourquoi évoquer quelque chose dont on refusait de parler ensuite ? Si elle n’avait pas eu l’intention d’expliquer le pourquoi de cette remarque, autant la garder pour elle.
Elle s’écarta alors de manière délibérée.
— S’il vous plaît, allez-vous-en.
Mais elle avait piqué sa curiosité, et il n’existait rien de plus tenace au monde que Hugh Prentice devant une question sans réponse. Aussi demeura-t-il immobile.
— Vous m’ordonnez de vous laisser passer depuis une heure, dit-elle entre ses dents.
— Cinq minutes, corrigea-t-il. Et s’il est vrai que j’aspire à la sérénité de mon appartement, je serais curieux d’en savoir plus sur vos quatorze hommes.
— Ce ne sont pas mes quatorze hommes !
— Je l’espère bien, murmura-t-il. Non pas que je me permettrais de juger.
Comme elle restait coite, il continua :
— Parlez-moi des quatorze hommes.
— Je vous l’ai dit, ce n’est rien, répéta-t-elle en rougissant, ce que Hugh nota avec satisfaction.
— Il n’empêche que je suis curieux. Quatorze hommes invités à dîner ? Pour le thé ? C’est trop pour une équipe de cricket, mais…
— Arrêtez ! s’écria-t-elle.
Hugh obtempéra, ce qui ne l’empêcha pas de hausser un sourcil.
— Si vous voulez le savoir, reprit-elle d’une voix qui frémissait de fureur, quatorze hommes se sont fiancés en 1821 !
Le silence qui suivit trahit la perplexité de Hugh. Il avait beau ne pas être idiot, il ne voyait aucun rapport avec ce qui précédait.
— Et… les quatorze se sont mariés ? finit-il par s’enquérir.
— Cela n’a pas d’importance.
— J’oserai dire que cela en a pour eux.
Il pensait en avoir fini avec les simagrées théâtrales lorsque lady Sarah poussa un cri d’exaspération.
— Vous ne comprenez rien !
— Oh, pour l’amour de…
— Avez-vous la moindre idée de ce que vous avez fait ? Pendant que vous restez assis bien tranquille dans votre confortable appartement londonien…
— Fermez-la !
Hugh ne sut pas s’il avait prononcé cette injonction à voix haute ou s’il l’avait simplement pensée très fort. Il voulait juste qu’elle se taise. Qu’elle arrête de parler et de discuter !
Au contraire, elle s’avança. Et, tout en le foudroyant du regard, elle lui demanda :
— Savez-vous combien de vies vous avez gâchées ?
Il prit une profonde inspiration. De l’air, il avait besoin d’air. Il ne voulait rien entendre d’elle. Il savait précisément le nombre de vies qu’il avait gâchées, et celle de cette femme n’y figurait pas.
Mais elle ne désarma pas.
— N’avez-vous donc aucune conscience ?
C’en fut trop. Sans aucun égard pour sa jambe douloureuse, il s’avança à son tour jusqu’à acculer la jeune femme contre le mur.
— Vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas ce que je pense, ni ce que je ressens, ni ce que j’endure chaque jour de mon existence. Et la prochaine fois que vous vous sentirez lésée – vous qui ne portez même pas le même nom que lord Winstead –, vous feriez bien de vous rappeler que l’une des vies que j’ai gâchées, c’est la mienne.
Sur ce, il s’écarta.
— Je vous souhaite une bonne nuit, conclut-il d’une voix aussi suave qu’un jour d’été.
Alors qu’il croyait en avoir fini avec elle, lady Sarah dit la seule chose capable, à ses yeux, de la racheter.
— C’est ma famille. C’est ma famille, répéta-t-elle d’une voix étranglée, et vous leur avez causé un tort irréparable. Et cela, je ne vous le pardonnerai jamais.
Hugh ferma les yeux.
— Moi non plus, murmura-t-il.
Quoique pour lui seul.