Il était rare que le silence s’abatte sur une réunion de cousines Smythe-Smith. Ce fut pourtant ce qui advint lorsque, après s’être poliment incliné, lord Hugh quitta le salon.
Toutes les cinq – c’est-à-dire les quatre sœurs Pleinsworth et Honoria – restèrent muettes quelques secondes tout en échangeant des regards.
Ce fut Elizabeth qui osa le premier commentaire.
— Franchement, cela manquait de subtilité.
— Que veux-tu dire ? lui demanda Honoria.
— Tu essaies de marier Sarah et lord Hugh, non ?
— Bien sûr que non ! s’écria Honoria.
Le hurlement indigné de Sarah fut néanmoins bien plus sonore.
— Oh si, tu devrais ! dit Frances en battant des mains avec enthousiasme. J’aime beaucoup lord Hugh. C’est vrai qu’il peut se montrer un peu excentrique, mais il est terriblement intelligent. Et c’est un excellent tireur.
Tous les regards se braquèrent sur elle.
— Il a blessé Daniel à l’épaule, lui rappela Sarah.
— Il tire très bien lorsqu’il n’a pas bu, s’entêta Frances. C’est Daniel qui l’a dit.
— Je n’ose même pas imaginer la conversation qui a révélé un tel fait, déclara Honoria. Et je n’ai pas envie d’y penser la veille de mon mariage, ajouta-t-elle avant de se tourner vers Sarah avec détermination. J’ai une faveur à te demander.
— S’il te plaît, dis-moi qu’elle n’implique pas Hugh Prentice.
— Elle implique Hugh Prentice. J’ai besoin de ton aide.
Sarah poussa un soupir ostensible. Elle allait être obligée de se plier à la demande d’Honoria, bien sûr, et toutes deux le savaient. Toutefois, si elle rendait les armes sans se battre, rien ne l’empêchait de le faire sans se plaindre.
— Je crains fort qu’il ne se sente pas le bienvenu à Fensmore, reprit Honoria.
Sarah ne vit rien à objecter à cette déclaration. D’une part, si Hugh Prentice ne se sentait pas le bienvenu, elle n’y était pour rien, d’autre part, il le méritait. Mais comme elle était capable de faire preuve de diplomatie lorsque les circonstances l’exigeaient, elle se contenta de dire :
— Il est plus probable qu’il se tiendra de lui-même à l’écart. Ce n’est pas quelqu’un de très sociable.
— Je crois plutôt qu’il est timide, fit valoir Honoria.
Harriet, toujours assise devant le secrétaire, laissa échapper une exclamation ravie.
— Un héros ténébreux ! Il n’y a pas mieux. Je vais le mettre dans ma pièce.
— La pièce avec la licorne ? voulut savoir Frances.
— Non, celle à laquelle je viens de penser cet après-midi, répondit Harriet, avant de pointer l’extrémité de sa plume vers Sarah. Avec l’héroïne qui n’est ni trop rose ni trop verte.
Sarah pivota vivement vers elle.
— Il a tiré sur ton cousin ! À croire que personne ne s’en souvient !
— C’était il y a tellement longtemps, fit remarquer Harriet.
— Et je pense qu’il est désolé, renchérit Frances.
— Frances, tu as onze ans, répliqua Sarah. Tu n’es pas vraiment capable de juger du caractère d’un homme.
Sa petite sœur étrécit les yeux.
— Mais je suis capable de juger du tien.
Sarah regarda ses sœurs les unes après les autres, puis revint à Honoria. Aucune d’elles ne se rendait donc compte que lord Hugh était un ignoble individu ? Même si l’on oubliait un instant – comme si c’était possible ! – qu’il avait quasiment détruit leur famille, il était ignoble. Il suffisait de s’entretenir avec lui durant deux minutes pour…
— Il semble souvent mal à l’aise en public, c’est vrai, observa Honoria. Raison de plus pour que nous nous efforcions de l’accueillir de notre mieux. Je…
Elle s’interrompit et jeta un regard circulaire. Harriet, Elizabeth et Frances l’écoutaient avec un intérêt non dissimulé.
— Si vous voulez bien m’excuser, dit-elle en saisissant Sarah par le bras.
Elle l’entraîna hors du salon, à travers le vestibule et dans un autre salon.
— Je suis censée être l’ange gardien de Hugh Prentice ? grommela Sarah une fois qu’Honoria eut fermé la porte.
— Bien sûr que non. Ce que je te demande, c’est de t’assurer qu’il ne se sente pas étranger aux festivités. Peut-être ce soir, dans le salon, avant le dîner… Il risque d’être tout seul dans un coin, argua sa cousine quand Sarah poussa un gémissement.
— Peut-être que cela lui plaît.
— Tu es tellement douée pour parler aux gens, insista Honoria. Tu sais toujours ce qu’il faut dire.
— Pas à lui.
— Tu ne le connais même pas. Cela ne peut pas être si terrible que cela.
— Je l’ai déjà rencontré ! Je ne pense pas qu’il reste à Londres une seule personne que je n’aie pas rencontrée. D’ailleurs, c’est plutôt pathétique quand on y pense, murmura Sarah.
— Je n’ai pas dit que tu ne l’avais pas rencontré, j’ai dit que tu ne le connaissais pas, rectifia Honoria. Il y a quand même une différence.
— Si tu tiens à couper les cheveux en quatre…
Honoria se contenta d’incliner la tête de côté, obligeant Sarah à continuer.
— Certes, je ne le connais pas. Il n’empêche que ce que j’ai rencontré de lui ne me plaît pas particulièrement. Figure-toi que j’ai essayé d’être aimable, ces derniers mois. Si, je t’assure ! se défendit-elle alors qu’Honoria affichait une expression où le scepticisme le disputait à l’ironie. D’accord, je n’ai peut-être pas essayé suffisamment… Mais crois-moi, cet homme n’a rien d’un brillant causeur.
Sa cousine paraissait maintenant se retenir de rire, ce qui ne fit qu’accroître l’irritation de Sarah.
— J’ai tenté de parler avec lui, grommela-t-elle, parce que c’est ce que font les gens lorsqu’ils se retrouvent en société. Mais il ne répond jamais ce qu’il devrait.
— Ce qu’il devrait ?
Sarah esquissa une grimace.
— Il me met mal à l’aise. Et je suis à peu près certaine qu’il ne m’aime pas.
— Ne sois pas sotte. Tout le monde t’aime.
— Non, tout le monde t’aime, toi, rétorqua Sarah. Contrairement à toi, je n’ai pas un cœur bon et pur.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Simplement que si toi, tu recherches ce qu’il y a de meilleur en chacun, moi, je vois le monde sous un jour plus cynique. Et je…
Sarah s’interrompit. Comment formuler la chose ?
— Disons qu’il y a des gens qui me trouvent plutôt exaspérante, lâcha-t-elle finalement.
— Ce n’est pas vrai.
De toute évidence, Honoria avait répliqué machinalement. Si elle avait pris le temps de réfléchir, elle aurait sûrement reconnu qu’il y avait là un gros fond de vérité.
Ce qui ne l’aurait pas empêchée de répliquer la même chose, car elle était la loyauté incarnée.
— Si, c’est vrai, contra Sarah, et cela ne me tracasse pas. Pas outre mesure, en tout cas. Et en ce qui concerne lord Hugh, pas du tout, vu que c’est réciproque.
Il fallut apparemment un moment à Honoria pour démêler le sens de ses paroles. Puis elle leva les yeux au ciel. Discrètement, puisqu’il s’agissait d’Honoria, mais Sarah la connaissait trop bien pour ne pas le remarquer. Chez sa douce et gentille cousine, c’était l’équivalent d’un glapissement incrédule.
— Je pense que tu dois lui donner sa chance, Sarah. Tu n’as jamais eu ne serait-ce qu’une conversation digne de ce nom avec lui.
Certes, leur conversation n’avait rien eu de digne, songea Sarah avec ressentiment, puisqu’ils en étaient presque venus aux mains. Et elle n’avait pas su quoi lui dire. Elle en était malade chaque fois qu’elle se remémorait leur rencontre lors des fiançailles de Charles Dunwoody. Elle n’avait fait qu’aligner des lieux communs, et peut-être même avait-elle tapé du pied. Il l’avait sûrement prise pour une parfaite idiote. Et franchement, ç’aurait été justifié.
Non qu’elle se souciât de ce qu’il pensait d’elle – ce serait accorder bien trop d’importance à son opinion. Mais lors de cette horrible confrontation, puis chaque fois qu’ils avaient échangé quelques mots par la suite, elle avait eu le sentiment de ne pas s’en tirer avec les honneurs.
Et cela, elle ne pouvait le lui pardonner.
— Il ne m’appartient pas de dire avec qui tu t’entendras ou pas, reprit Honoria, quand elle comprit qu’elle s’abstiendrait de tout commentaire. Je suis toutefois sûre que tu peux trouver en toi la force d’endurer la compagnie de lord Hugh durant une journée.
— Le sarcasme te va bien, rétorqua Sarah d’un ton soupçonneux. Depuis quand ?
Honoria sourit.
— Je savais que je pouvais compter sur toi.
— Certes, marmonna Sarah.
— Il n’est pas si horrible, assura Honoria en lui tapotant le bras. En fait, je le trouve même plutôt séduisant.
— Qu’il soit séduisant n’a aucune importance.
— Ainsi donc tu le trouves séduisant ? demanda aussitôt sa cousine.
— Ce que je trouve, c’est qu’il est plutôt bizarre. Et si tu essaies de jouer les entremetteuses…
— Pas du tout ! se défendit Honoria. Je le jure. C’était une simple observation. Il a de très beaux yeux.
— Il me plairait davantage s’il avait un orteil surnuméraire, marmonna Sarah.
— Un orteil… quoi ?
— Oui, il a de très beaux yeux, acquiesça-t-elle docilement.
C’était du reste vrai. Les yeux de lord Hugh Prentice étaient non seulement d’un très beau vert mousse, mais son regard était intelligent et pénétrant. De beaux yeux ne suffisaient toutefois pas à faire un mari potentiel. Non, elle ne considérait pas chaque homme célibataire à travers le prisme du mariage ! Enfin, pas tant que cela, et certainement pas cet homme-là. Il était cependant manifeste que, malgré ses dénégations, les pensées de sa cousine empruntaient cette direction.
— Je ferai cela pour toi, déclara Sarah, parce que tu sais que je ferais n’importe quoi pour toi. Ce qui signifie que je me jetterais sous les roues d’une voiture s’il le fallait…
Elle marqua une pause pour donner à Honoria le temps de prendre la mesure de cette déclaration, puis enchaîna :
— Et si je suis prête à me jeter sous les roues d’une voiture, il semble logique que je consente aussi à un acte qui n’impliquera pas le sacrifice de ma vie.
Honoria la dévisagea d’un air si perplexe que Sarah se sentit obligée de préciser :
— Comme de m’asseoir à côté de lord Hugh Prentice à ton repas de noces.
— Ah ! murmura Honoria. Oui, c’est tout à fait… logique.
— Au passage, je vais devoir supporter sa compagnie non pas un jour, mais deux. Juste pour que les choses soient claires.
— C’est donc d’accord, tu vas divertir lord Hugh avant le dîner ? s’enquit Honoria avec un sourire.
— Le divertir ! Devrai-je danser ? Parce qu’il est hors de question que je joue du pianoforte, tu le sais.
Honoria se dirigea vers la porte en riant.
— Contente-toi d’être toi-même, aussi charmante qu’à l’accoutumée, lui lança-t-elle par-dessus son épaule. Il va t’adorer.
— Ne parle pas de malheur !
— La dame fait trop de protestations, ce me…
— Ne t’avise pas de le dire, la coupa Sarah.
Honoria haussa les sourcils.
— Shakespeare savait pourtant de quoi il parlait.
Sarah lui jeta un coussin à la tête en guise de réponse. Et la manqua.
Il y avait des jours comme cela.
Chatteris avait organisé un concours de tir cet après-midi-là. Comme c’était l’un des rares sports qu’il pouvait encore pratiquer, Hugh décida de gagner la pelouse sud à l’heure dite. Ou, plus exactement, une demi-heure avant. Car sa jambe était encore très raide, et même avec l’aide de sa canne, il marchait lentement. On lui avait prescrit des remèdes pour soulager la douleur, mais le baume conseillé par son médecin dégageait une odeur pestilentielle. Et Hugh ne supportait pas d’avoir l’esprit engourdi par le laudanum.
Il ne lui restait que l’alcool, et il fallait reconnaître qu’un verre ou deux de cognac semblaient détendre ses muscles et endormir la douleur. Toutefois, vu ce qui s’était passé la dernière fois qu’il avait été ivre, il ne s’accordait qu’exceptionnellement ce soulagement. Et il s’efforçait aussi de ne pas boire avant l’heure du dîner. Les rares fois où il avait succombé à la tentation, il se l’était reproché durant des jours.
À défaut de pouvoir se mesurer à autre chose, il mettait un point d’honneur à affronter la douleur jusqu’au crépuscule sans autre arme que sa volonté.
Les escaliers constituaient l’obstacle majeur, et il s’arrêta sur le palier pour plier et déplier la jambe. Peut-être aurait-il dû renoncer. Il n’avait pas accompli la moitié du chemin que déjà il ressentait l’élancement familier qui lui taraudait la cuisse. Rien ne l’empêchait de rebrousser chemin et de retourner dans sa chambre.
Mais, bon sang, il voulait tirer ! Il voulait refermer les doigts sur un pistolet, lever un bras assuré, appuyer sur la détente et sentir le recul dans l’épaule. Et, plus que tout, il voulait mettre dans le mille.
Il y aurait des chuchotements et des regards furtifs, bien sûr. Que Hugh Prentice se retrouve armé d’un pistolet dans le voisinage immédiat de Daniel Smythe-Smith ne passerait pas inaperçu. Cela dit, il s’y attendait, et même, de manière un peu perverse, s’en amusait d’avance. Tout comme Daniel, qui le lui avait avoué lors du petit déjeuner.
— Dix livres si nous parvenons à provoquer un évanouissement, avait-il lancé.
Daniel venait de se livrer à une imitation plutôt réussie de l’une des dames patronnesses de l’Almack’s, avec voix de fausset, main sur le cœur et succession d’expressions outragées.
— Dix livres ? avait murmuré Hugh en le regardant par-dessus sa tasse de café. Pour vous ou pour moi ?
— Pour nous deux, avait répondu Daniel avec un sourire impudent. C’est Marcus qui paie.
Après lui avoir jeté un regard noir, Marcus avait reporté son attention sur ses œufs brouillés.
— Il devient plutôt collet monté en vieillissant, fit remarquer Daniel.
Marcus s’était contenté de lever les yeux au ciel.
Hugh, lui, avait souri, et s’était alors rendu compte qu’il ne s’était pas autant amusé depuis longtemps. Si les messieurs s’affrontaient au tir, il tenait à se joindre à eux.
Il lui fallut au moins cinq minutes pour parvenir au rez-de-chaussée. Arrivé là, il décida de couper par l’un des nombreux salons de Fensmore plutôt que de contourner la bâtisse. Ces trois dernières années, il avait acquis une remarquable aptitude à dénicher les raccourcis.
Il lui suffisait de franchir la troisième porte à droite, de tourner à gauche, de traverser la pièce et de sortir par l’une des portes-fenêtres. Il pourrait même se reposer un instant sur l’un des sofas. La plupart des dames s’étant rendues au village, il était peu probable que le salon soit occupé. Selon son estimation, il disposait d’environ un quart d’heure avant le début du concours de tir.
Ce salon, de taille relativement modeste, ne comportait que quelques sièges. Hugh avisa un fauteuil qui paraissait confortable. S’il ne voyait pas par-dessus le dossier du canapé qui faisait face à celui-ci, il supposait qu’il y avait une table basse entre les deux, sur laquelle il pourrait poser la jambe un moment.
Il s’avança, mais ne dut pas faire suffisamment attention, car sa canne heurta le rebord de la table, avec pour conséquence qu’il se cogna ensuite le mollet. Ce fut donc en marmonnant un juron qu’il pivota pour s’asseoir.
C’est là qu’il la vit : Sarah Pleinsworth, endormie sur le canapé.
Il avait pourtant passé une journée relativement bonne, s’il exceptait la douleur dans sa jambe. Et il n’avait aucune envie d’un entretien privé avec la théâtrale lady Sarah. Elle l’accuserait probablement d’un acte infâme, puis lui cracherait sa haine au visage, et terminerait sa diatribe en évoquant les quatorze hommes qui avaient trouvé à se fiancer durant la saison de 1821.
Hugh ignorait toujours la raison de ce décompte. Il était même surpris de se souvenir de ce détail. Il avait toujours eu une mémoire exceptionnelle, certes, mais son cerveau ne pouvait-il se débarrasser de ce qui ne servait strictement à rien ?
Il lui fallait impérativement sortir de cette pièce sans la réveiller. Marcher sur la pointe des pieds avec une canne ne serait pas aisé mais, bonté divine, il y parviendrait si c’était le seul moyen de s’esquiver discrètement.
Il devait donc dire adieu à l’espoir de se reposer un instant. Avec d’infinies précautions, il entreprit de contourner la table basse. Cela lui demandait toutefois un effort particulier, et il dut sans doute respirer plus bruyamment que d’ordinaire, car avant qu’il ait dépassé le canapé, lady Sarah se réveilla en poussant un cri si aigu que, surpris, Hugh heurta un autre fauteuil, bascula par-dessus l’accoudoir et s’affala de biais sur le siège.
— Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que vous faites ?
Lady Sarah battit des paupières à plusieurs reprises, puis elle le foudroya du regard.
— Vous !
C’était une accusation. Indubitablement.
— Vous m’avez fait peur, ajouta-t-elle en se frottant les yeux.
— Apparemment.
Hugh jura entre ses dents tout en essayant de ramener ses jambes sur l’avant du fauteuil.
— Aïe !
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle avec impatience.
— J’ai donné un coup dans la table.
— Pourquoi ?
— Je ne l’ai pas fait exprès.
C’est seulement alors qu’elle parut se rendre compte qu’elle était allongée sur un canapé. Elle se redressa précipitamment pour adopter une attitude plus convenable.
— Excusez-moi, murmura-t-elle.
Des boucles sombres s’étaient échappées de sa coiffure, Hugh jugea cependant préférable de ne pas le lui faire remarquer.
— Je vous prie de me pardonner, dit-il avec raideur. Je ne voulais pas vous faire peur.
— Je lisais. J’ai dû m’endormir. Je… Est-ce que vous m’espionniez ? demanda-t-elle soudain.
— Non ! répondit-il avec plus de hâte et de conviction qu’il n’aurait dû. Je prenais simplement un raccourci, ajouta-t-il en indiquant la porte-fenêtre. Lord Chatteris organise un concours de tir.
— Oh…
Elle garda son air soupçonneux pendant une seconde ou deux, puis son expression se fit clairement embarrassée.
— Bien sûr. Il n’y aurait aucune raison pour que vous m’espio… C’est-à-dire… Bon, conclut-elle après s’être raclé la gorge.
— Bon.
Elle attendit un moment, puis demanda :
— Vous n’avez pas l’intention de continuer jusqu’à la pelouse ? Pour le tir, précisa-t-elle comme il la regardait fixement.
Hugh haussa les épaules.
— Je suis en avance.
Cette réponse ne sembla pas lui agréer.
— Il fait très doux, dehors.
— C’est vrai, acquiesça-t-il après avoir jeté un coup d’œil vers la fenêtre.
Elle essayait de se débarrasser de lui. Et elle méritait sans doute un certain respect pour ne pas même tenter de s’en cacher. D’un autre côté, maintenant qu’elle était réveillée – et qu’il était assis et se reposait la jambe – rien ne pressait.
Il était capable de supporter n’importe quoi pendant dix minutes, même Sarah Pleinsworth.
— Vous avez l’intention de tirer ? s’enquit-elle.
— Oui.
— Avec un pistolet ?
— C’est ainsi que cela se pratique habituellement.
Son visage se crispa.
— Et vous trouvez cela prudent ?
— Parce que votre cousin sera là ? Si cela peut vous rassurer, il aura un pistolet, lui aussi. Ce sera presque comme un duel, ajouta-t-il délibérément.
— Comment pouvez-vous plaisanter sur un tel sujet ?
— Lorsque l’alternative est le désespoir, rétorqua-t-il, je préfère généralement choisir l’humour. Même si c’est de l’humour noir.
Quelque chose palpita dans le regard de la jeune femme. Un éclair de compréhension, peut-être, quoique trop fugace pour qu’il en soit certain. Puis elle pinça les lèvres avec une telle sévérité que le doute ne fût plus permis : il avait imaginé ce bref instant d’empathie.
— Sachez que je désapprouve ce projet.
— J’en prends note.
— Et… je pense que c’est une très mauvaise idée, ajouta-t-elle, le menton levé quoique en détournant légèrement les yeux.
— En quoi est-ce différent de la désapprobation ?
Elle fronça les sourcils sans rien répondre. Soudain, une idée traversa l’esprit de Hugh.
— La trouvez-vous assez mauvaise pour vous évanouir ?
Elle reporta vivement son attention sur lui.
— Pardon ?
— Si vous vous évanouissez sur la pelouse, Chatteris devra nous donner dix livres, à Daniel et à moi.
Les lèvres de la jeune femme s’entrouvrirent, mais aucun son n’en sortit. Hugh s’adossa au fauteuil et esquissa un sourire.
— Je pourrais me laisser persuader de vous offrir vingt pour cent.
Elle écarquilla les yeux sans recouvrer l’usage de la parole. Impossible de nier le plaisir qu’il éprouvait à la tourmenter ainsi.
— Peu importe, nous n’y serions jamais parvenus, conclut-il.
Elle finit par refermer la bouche. Avant de la rouvrir. Évidemment, il aurait dû se douter que son silence ne pouvait être que passager.
— Vous ne m’aimez pas, lâcha-t-elle.
— Pas vraiment, non.
Il aurait peut-être mieux valu mentir, il lui semblait pourtant que la vérité était encore ce qu’il y avait de moins insultant.
— Et je ne vous aime pas non plus.
— Non, en effet, reconnut-il.
— Dans ce cas, pourquoi êtes-vous là ?
— Au mariage ?
— Dans cette pièce. Dieu que vous êtes obtus…
Elle ajouta cette réflexion à voix basse, pour elle-même, mais Hugh possédait une ouïe excellente.
Il évitait habituellement de brandir sa blessure comme un atout. Le moment lui parut cependant bien choisi pour déroger à ses principes.
— C’est ma jambe, dit-il avec une lenteur délibérée. Elle me fait mal.
Un silence délicieux s’abattit. Délicieux pour lui, s’entend. Pour elle, il devait être affreux.
— Je suis désolée, marmonna-t-elle en baissant la tête avant qu’il ait eu le temps de prendre la mesure de son rougissement. C’était très grossier de ma part.
— Ce n’est pas grave. Vous avez fait pire.
Elle releva la tête, les yeux lançant des éclairs. Hugh joignit les doigts, ses mains formant un triangle.
— Je me rappelle notre précédente rencontre avec une acuité désagréable.
— Vous avez chassé ma cousine et ma tante d’une soirée, lança-t-elle avec colère.
— Elles ont fui. Il y a une différence. Et je ne savais même pas qu’elles étaient là.
— Eh bien, vous auriez dû le savoir.
— La clairvoyance n’a jamais fait partie de mes qualités.
Il devina qu’elle luttait pour conserver son sang-froid. Quand elle reprit la parole, ce fut presque sans desserrer les dents.
— Je sais que mon cousin Daniel et vous êtes réconciliés. Mais je suis désolée, je ne peux pas vous pardonner.
— Même si lui l’a fait ? demanda Hugh d’une voix douce.
L’air mal à l’aise, elle changea de position. Plusieurs expressions se succédèrent sur son visage avant que, finalement, elle ne réponde :
— Il peut se permettre d’être charitable. La vie et le bonheur lui ont été rendus.
— Et pas à vous.
Ce n’était pas une question. Juste un constat.
Elle pinça les lèvres. Hugh décida d’insister ; bonté divine, il était temps qu’ils aillent au fond des choses.
— Que vous ai-je fait, précisément ? Pas à votre cousin ni à votre cousine, à vous, lady Sarah ?
Elle se leva en le foudroyant du regard.
— Je m’en vais.
— Lâche, murmura-t-il en se levant à son tour, car même elle méritait le respect d’un gentleman.
— Très bien, dit-elle, les joues empourprées sous l’effet de la colère. J’étais censée faire mon entrée dans le monde en 1821.
— L’année des quatorze messieurs célibataires.
Sans daigner relever sa remarque, elle continua :
— Après que vous avez chassé Daniel du pays, ma famille s’est retirée à la campagne.
— C’était mon père, corrigea Hugh d’un ton sec.
— Pardon ?
— C’est mon père qui a chassé lord Winstead du pays. Je n’y étais pour rien.
— Cela n’a pas d’importance.
Les yeux étrécis, Hugh répliqua :
— Cela en a pour moi.
Elle déglutit, l’air embarrassé, et se raidit.
— À cause du duel, reprit-elle – manière de faire retomber le blâme sur lui –, nous ne sommes pas retournés à Londres pendant une année entière.
Hugh ravala une envie de rire. Il comprenait enfin ! La petite tête de linotte lui reprochait d’avoir été privée de sa saison londonienne.
— Résultat, ces quatorze gentlemen célibataires sont à jamais perdus pour vous.
— Inutile de vous montrer aussi moqueur.
— Vous n’avez aucun moyen de savoir si l’un d’eux vous aurait demandée en mariage, fit-il remarquer.
Il aimait que la logique gouverne les choses, et… ce n’était pas le cas.
— Il n’y a aucun moyen de savoir si l’un d’eux ne l’aurait pas fait, s’écria-t-elle.
Puis, portant la main à sa poitrine, elle recula d’un pas, comme surprise par l’intensité de sa propre réaction.
Hugh n’éprouva aucune compassion, et ne put retenir un gloussement peu charitable.
— Vous ne cesserez jamais de m’étonner, lady Sarah. Durant tout ce temps, c’est moi que vous avez tenu pour responsable de votre célibat prolongé ? Vous est-il jamais venu à l’esprit de balayer devant votre porte ?
Elle laissa échapper un cri étranglé, puis plaqua la main sur sa bouche, pas tant pour la couvrir que pour retenir quelque chose.
— Pardonnez-moi, reprit-il, même si tous deux avaient conscience que ce qu’il venait de dire était impardonnable.
— Je pensais que je ne vous aimais pas à cause de ce que vous avez fait à ma famille, répliqua-t-elle, le corps si rigide qu’elle en tremblait. Mais ce n’est pas du tout cela. Vous êtes un être infâme.
Hugh demeura parfaitement immobile, comme on le lui avait appris depuis sa naissance. Un gentleman conservait toujours le contrôle de son corps ; il n’agitait par les bras, ne vociférait pas, ne tapait pas du pied. Il ne lui restait pas grand-chose dans la vie, hormis cela : sa fierté et son sang-froid.
— Je ferai en sorte de ne pas vous imposer ma présence, déclara-t-il avec raideur.
— C’est un peu tard pour cela, riposta-t-elle.
— Je vous demande pardon ?
Elle planta son regard dans le sien.
— Ma cousine, si vous voulez bien vous en souvenir, a demandé que nous nous asseyions côte à côte lors du repas de noces.
Finalement, il arrivait à Hugh d’oublier certaines choses. Nom de nom ! Il lui était impossible de revenir sur sa promesse à lady Honoria.
— Je suis capable de me montrer poli si vous l’êtes aussi, dit-il.
Elle le prit alors au dépourvu en lui tendant la main pour sceller leur accord. Au moment où il refermait ses doigts sur les siens, il fut saisi de l’envie inexplicable de les porter à ses lèvres.
— Nous concluons donc une trêve ? s’enquit-elle.
Hugh commit l’erreur de lever les yeux.
Il fut frappé par la lumière inhabituelle, et certainement exceptionnelle, qui émanait de son visage. Ses yeux, qu’il avait toujours vus durs et accusateurs lorsqu’ils se posaient sur lui, étaient plus doux. Et il s’aperçut que ses lèvres, maintenant qu’elles ne proféraient plus d’insultes, frisaient la perfection : roses, pleines, à l’arc délicieux. Elles semblaient révéler que lady Sarah connaissait des choses, qu’elle savait rire, et que si seulement il voulait bien lui dévoiler son âme, elle illuminerait sa vie d’un seul de ses sourires.
Sarah Pleinsworth.
Dieu du ciel, avait-il perdu l’esprit ?