Lorsque Sarah descendit dîner, elle n’appréhendait plus autant de devoir passer la soirée avec Hugh Prentice. Leur querelle, quelques heures plus tôt, avait été horrible, et elle n’imaginait pas qu’ils puissent être amis un jour, mais au moins ils avaient mis cartes sur table. Si elle était obligée de rester à son côté durant toutes les festivités, il saurait que ce n’était pas parce qu’elle désirait sa compagnie.
Et lui aussi se conduirait convenablement. Ils avaient conclu un accord et, malgré tous ses défauts, il ne semblait pas du genre à revenir sur sa parole. Il allait se montrer poli et faire bonne figure pour Honoria et Marcus. Puis, une fois cette ridicule succession de mariages terminée, ils ne s’adresseraient plus jamais la parole.
Toutefois, après cinq minutes passées dans le salon, Sarah constata, ravie, que lord Hugh n’était pas là. Pourtant, elle avait bien regardé. Personne ne pourrait l’accuser d’avoir cherché à se soustraire à son devoir.
N’ayant jamais beaucoup aimé rester seule lors des réunions mondaines, elle rejoignit sa mère et ses tantes devant la cheminée. Comme de bien entendu, la conversation portait exclusivement sur le mariage, et Sarah ne prêta qu’une oreille distraite à leurs propos. Après cinq jours à Fensmore, elle doutait qu’un seul détail de la cérémonie imminente lui eût été épargné.
— C’est vraiment dommage que ce ne soit pas la saison des hortensias, déclara tante Virginia. Ceux qui poussent à Whipple Hill sont exactement du bleu lavande dont nous avons besoin pour la chapelle.
— C’est bleu-lavande, rectifia tante Maria. Et ç’aurait été une terrible erreur de choisir des hortensias.
— Une erreur ?
— Leurs couleurs sont bien trop variables, expliqua tante Maria, même sur une plante cultivée. Tu n’aurais jamais pu garantir la teinte, et que se serait-il passé s’ils n’avaient pas été parfaitement assortis à la robe d’Honoria ?
— Je ne pense pas que quiconque exigerait la perfection, répliqua tante Virginia. Pas s’agissant de fleurs.
— J’exige toujours la perfection, rétorqua tante Maria.
— Surtout s’agissant de fleurs, lança Sarah avec un petit rire.
Car tante Maria avait donné à ses filles des noms de fleurs. Son unique fils, que Sarah considérait comme l’enfant le plus chanceux d’Angleterre, s’appelait John.
Malheureusement tante Maria, bien qu’ayant d’ordinaire bon cœur, n’avait guère le sens de l’humour. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, puis murmura avec un vague sourire :
— Oh, oui, bien sûr !
Sarah n’aurait pas juré qu’elle avait compris la plaisanterie, mais elle préféra ne pas insister.
— Ah, voici Iris ! s’exclama-t-elle, soulagée, tandis que sa cousine pénétrait dans la pièce.
Si elle n’avait jamais été aussi proche d’Iris qu’elle l’était d’Honoria, toutes deux avaient presque le même âge, et Sarah avait toujours apprécié son côté pince-sans-rire. Sans doute allaient-elles passer davantage de temps ensemble après le mariage d’Honoria, d’autant qu’elles partageaient une même détestation du traditionnel concert familial.
— Va donc la rejoindre, lui suggéra sa mère. Je ne pense pas que tu veuilles rester avec les mères de famille.
Après lui avoir adressé un sourire reconnaissant, Sarah se dirigea vers Iris, qui cherchait manifestement quelqu’un des yeux.
— Tu as vu lady Edith ? lui demanda Iris sans préambule.
— Qui ?
— Lady Edith Gilchrist, précisa Iris.
— Ne s’est-elle pas fiancée récemment avec le duc de Kinross ? demanda Sarah, qui ne connaissait que très peu la jeune femme.
Iris balaya ce commentaire d’un geste, comme si la perte récente d’un duc célibataire était un fait anodin, et reprit :
— Capucine est descendue ?
— Je ne l’ai pas vue, répondit Sarah, déconcertée par ce brusque changement de sujet.
— Dieu merci !
Si Sarah tressaillit en entendant Iris invoquer ainsi le Seigneur, elle ne s’aviserait pas de la critiquer.
Capucine n’était en effet supportable qu’à très petites doses.
— Si j’arrive au bout de ces mariages sans l’avoir tuée, ce sera un petit miracle, déclara Iris d’un air sombre. Ou un grand… je ne sais quoi.
— J’ai demandé à tante Virginia de ne pas vous mettre toutes les deux dans la même chambre, lui fit savoir Sarah.
Sa cousine haussa les épaules sans cesser de parcourir le salon du regard.
— C’est inutile. On met les sœurs ensemble parce qu’on a besoin des autres chambres. J’ai l’habitude.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Iris lui fit face. Dans son visage pâle, ses grands yeux tout aussi pâles étincelaient de fureur. Sarah avait entendu un jour un gentleman déclarer qu’Iris était incolore. Il est vrai que ses yeux étaient d’un bleu très clair, sa peau presque translucide et ses cheveux, de même que ses cils et ses sourcils d’un blond presque blanc. Tout était pâle en elle – tant qu’on ne la connaissait pas.
En fait, Iris avait un tempérament de feu.
— Elle veut jouer ! s’écria-t-elle.
L’espace d’un instant, Sarah ne comprit pas. Puis elle fut saisie d’horreur.
— Non !
— Si, confirma Iris. Elle a apporté son violon de Londres.
— Mais…
— Et le violon d’Honoria est déjà à Fensmore. Et, bien sûr, on peut trouver un pianoforte dans n’importe quelle grande maison.
Sa mâchoire se crispa. Il était manifeste qu’elle répétait les paroles de Capucine.
— Mais pas ton violoncelle ? s’exclama Sarah.
— C’est ce qu’on pourrait croire, n’est-ce pas ? Eh bien, non, elle a pensé à tout, fulmina Iris. Lady Edith Gilchrist est là, et elle a apporté son violoncelle. Capucine veut que je le lui emprunte.
Machinalement, Sarah balaya à son tour la salle du regard à la recherche de lady Edith.
— Apparemment, elle n’est pas encore là, reprit Iris. Il faut toutefois que je l’aborde à l’instant où elle posera le pied dans ce salon.
— Pourquoi lady Edith aurait-elle apporté un violoncelle ?
— Parce qu’elle en joue, répliqua Iris.
Comme si Sarah ne l’avait pas deviné. Elle résista, quoique peut-être pas tout à fait, à l’envie de lever les yeux au ciel.
— Certes. Mais pourquoi l’aurait-elle apporté ici ?
— Il semblerait qu’elle soit plutôt douée.
— Quel est le rapport ?
— Je suppose qu’elle aime pratiquer tous les jours. C’est ce que font nombre de bons musiciens.
— Je suis mal placée pour le savoir.
Après lui avoir lancé un regard de commisération, Iris continua :
— Il faut que je la trouve avant Capucine. Elle ne doit en aucun cas lui permettre d’emprunter son violoncelle.
— Si elle est bonne à ce point, elle ne voudra probablement pas le prêter. En tout cas, précisa Sarah avec une grimace, pas à l’une d’entre nous.
Même si lady Edith ne vivait pas depuis très longtemps à Londres, elle avait sûrement entendu parler du concert annuel des Smythe-Smith.
— Je te présente d’avance mes excuses, reprit Iris. Il faudra sans doute que je t’abandonne au beau milieu d’une phrase si je la vois.
— C’est peut-être moi qui t’abandonnerai la première, la prévint Sarah. Je me suis vue attribuer certaines obligations, ce soir.
Sa répugnance dut transparaître, car Iris se tourna vers elle avec un intérêt renouvelé.
— Je suis censée jouer les anges gardiens auprès de Hugh Prentice, expliqua Sarah en exagérant son accablement.
Quitte à passer une soirée épouvantable, elle pouvait au moins s’en vanter à l’avance.
— Les anges gardiens de… Oh, mon Dieu !
— Ne ris pas.
— Je n’en avais pas l’intention, mentit Iris.
— Honoria a insisté. Elle pense qu’il ne se sentira pas le bienvenu si on ne veille pas à son bonheur et à l’inclure dans les festivités.
— Et c’est à toi qu’elle a confié cette tâche ?
Iris l’observa d’un air dubitatif. Ce regard… Sarah trouvait toujours perturbant d’être soumise à l’examen de ces yeux pâles, aux cils presque invisibles.
— Eh bien, pas vraiment. Enfin, pas aussi explicitement.
En vérité, Honoria avait récusé l’expression d’ange gardien. Mais l’histoire était plus savoureuse racontée ainsi.
— Que veut-elle que tu fasses ? s’enquit Iris.
— Des choses et d’autres… Je dois être sa voisine de table demain, lors du repas de noces. Rupert est malade.
— Au moins une bonne nouvelle, murmura Iris.
Après avoir acquiescé, Sarah continua :
— Et elle m’a demandé expressément de divertir lord Hugh avant le dîner.
— Il est là ? demanda Iris en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Non, répondit Sarah, qui ne put retenir un soupir d’aise.
— Ne te réjouis pas trop vite. Il va descendre. Si Honoria t’a demandé expressément de t’occuper de lui, elle a dû lui demander – tout aussi expressément – de venir dîner.
Sarah la dévisagea avec horreur. Honoria ne lui avait-elle pas juré qu’elle n’avait aucune arrière-pensée matrimoniale ?
— Tu ne penses quand même pas que…
— Non, pas du tout ! Elle n’oserait pas jouer les entremetteuses. Pas avec toi.
Au moment où Sarah s’apprêtait à lui demander ce qu’elle voulait dire, Iris ajouta :
— Tu connais Honoria. Elle aime que tout soit en ordre. Si elle veut que tu t’occupes de lord Hugh, elle s’assurera qu’il est ici et en mal d’attention.
Après avoir pesé ces paroles un instant, Sarah finit par opiner. En effet, Honoria était ainsi.
— Bon ! dit-elle, parce qu’elle avait toujours aimé un « bon » déclaratif. Les deux jours à venir s’annoncent calamiteux, mais j’ai fait une promesse à Honoria, et je respecte toujours mes obligations.
Si Iris avait été en train de boire, elle se serait étranglée.
— Toi ?
— Comment cela, moi ?
— Oh, je t’en prie répliqua Iris de ce ton méprisant qu’on adopte uniquement avec les membres de la famille en espérant qu’ils vous parleront encore le lendemain, tu es la dernière personne à pouvoir prétendre respecter toutes ses obligations.
Sarah recula d’un pas, profondément offensée.
— Je te demande pardon ?
Si Iris remarqua son indignation, elle n’en tint pas compte.
— Ta mémoire ne remonte pas jusqu’en avril dernier ? lui demanda-t-elle. Jusqu’au 14 avril, pour être précise ?
Le concert. Sarah s’était dédite l’après-midi même.
— J’étais malade, argua-t-elle. Je n’étais absolument pas en état de jouer.
Iris ne répliqua pas. C’était inutile. Sarah mentait et elles le savaient toutes les deux.
— Bon, d’accord, je n’étais pas malade, admit Sarah. Du moins, pas très malade.
— C’est gentil de ta part de le reconnaître enfin, déclara Iris d’un ton supérieur exaspérant.
Sarah se dandina d’un pied sur l’autre, mal à l’aise. Ce printemps-là, le quatuor se composait d’Iris et d’elle-même, plus Honoria et Capucine. Honoria était heureuse de jouer dès lors qu’elle passait un moment en famille, et Capucine était convaincue qu’elle était à deux doigts de devenir virtuose. Iris et Sarah, quant à elles, avaient envisagé diverses morts possibles par instrument de musique. L’humour noir avait été leur seul recours pour affronter l’appréhension.
— Je l’ai fait pour toi, finit-elle par dire à Iris.
— Oh, vraiment ?
— Je croyais que la représentation serait annulée. C’est vrai ! insista-t-elle devant l’incrédulité manifeste de sa cousine. Qui aurait imaginé que maman s’attaquerait à la pauvre Mlle Wynter ? Encore que les choses aient tourné à son avantage, tu ne peux le nier.
Mlle Anne Wynter, qui allait épouser leur cousin Daniel dans deux semaines et devenir comtesse de Winstead, avait un jour commis l’erreur de dire à la mère de Sarah qu’elle jouait du pianoforte. Apparemment, lady Pleinsworth ne l’avait pas oublié.
— Daniel serait tombé amoureux d’elle de toute façon, rétorqua Iris. Alors, ne prends pas ce prétexte pour soulager ta conscience.
— Ce n’est pas le cas. Je soulignais simplement que je n’aurais jamais envisagé…
Sarah ne put retenir un soupir agacé. Rien de ce qu’elle disait ne reflétait ce qu’elle avait à l’esprit.
— Iris, sache que j’essayais bel et bien de te secourir.
— C’est toi que tu essayais de secourir.
— J’essayais de nous secourir toutes les deux. C’est juste que… Cela n’a pas pris la tournure que j’espérais.
Iris la contempla avec froideur, sans répondre. Finalement, à bout de patience, Sarah déclara forfait.
— Vas-y, dis-le ! Dis ce qui te brûle la langue, insista-t-elle en voyant Iris hausser les sourcils. De toute évidence, il y a quelque chose.
Iris ouvrit la bouche, puis la referma, comme si elle prenait le temps de choisir ses mots. Enfin, elle se lança :
— Tu sais que je t’aime.
Ce n’était pas ce à quoi Sarah s’attendait. Malheureusement, ce qui suivit non plus.
— Je t’aimerai toujours, continua Iris, et tu sais que je ne peux pas en dire autant de la plus grande partie de notre famille. Il n’empêche que tu es capable de te montrer terriblement égoïste. Et le pire, c’est que tu ne t’en rends même pas compte.
Comme il était étrange, songea Sarah, de vouloir dire quelque chose, d’éprouver le besoin de dire quelque chose – car c’était ce qu’elle faisait quand elle se trouvait confrontée à ce qui lui déplaisait – et de se retrouver muette.
Elle déglutit, puis elle s’humecta les lèvres de la pointe de la langue. Elle fut cependant incapable de former le moindre mot. Elle ne pouvait que penser : Non. Ce n’était pas vrai. Elle aimait sa famille. Elle aurait fait n’importe quoi pour elle. Qu’Iris puisse la traiter froidement d’égoïste… la blessait profondément.
Alors qu’elle scrutait sa cousine, Sarah perçut le moment précis où Iris passa à autre chose, où le fait de l’avoir traitée d’égoïste ne fut plus la chose la plus importante au monde.
Comme s’il y avait plus important !
— La voilà, annonça Iris d’un ton brusque. Lady Edith. Il faut que je l’intercepte avant Capucine.
Elle esquissa un pas, puis se retourna.
— Nous pouvons en parler plus tard si tu veux.
— Je préfère pas, merci, articula Sarah, enfin sortie de l’abîme inconfortable où l’avait plongée la déclaration de sa cousine.
Mais celle-ci ne l’entendit pas, car elle se dirigeait déjà vers lady Edith. Sarah retrouva seule dans son coin, aussi décontenancée qu’une épouse abandonnée au pied de l’autel.
Ce fut évidemment sur ces entrefaites que Hugh Prentice fit son apparition.